La création et les artistes

Dorian Leto

Simplement quelques pensées jetées sur du papier

   Tous les gens qui écrivent tracent à un moment de leur vie sur le papier les mots suivants: page blanche. Paradoxe ? Non, c'est plutôt un moyen de combler ladite page. On le fait tous ; moi je le fais, juste là. Alors quoi ? Neuf fois sur dix, les textes sont médiocres, les mots trop empruntés ou pas assez naturels. En soi, c'est normal, parce que tu ne choisis pas de créer, c'est la création qui t'obnubile, qui s'insinue en toi et qui te pousse vers Elle. La Création appartient au Ça freudien, si tant est que l'inconscient gouverne. Elle s'impose à ton esprit et tant qu'elle n'est pas couchée sur son support, elle te ronge, tu ne vois qu'elle. La Création, pas au sens général du terme, disons l'Œuvre, elle te possède jusqu'au moment où tu lui donnes les moyens de s'appartenir. La Création est égoïste et l'artiste pur est plein d'abnégation. Idéalement. Parce que dans les faits, ça n'arrive jamais. Combien l'ont chanté ?écrit ?représenté ? Quand la Création appartient au bien public, si vraiment elle vaut en tant qu'Œuvre, elle finit par prendre une ampleur, toute relative qu'elle soit, et cette ampleur détruit. La Création est vicieuse, elle est malsaine. La Création est une amante délicieuse et égocentrique, une de celle que l'on rêve même quand elle est partie pour toujours. Parce que oui, quand la Création t'a usé jusqu'au os, qu'elle t'a arraché ton toi, ton amour-propre, tout ce que tu avais sauf la chair dont tu te fiches, sauf tes défauts, tes incertitudes et tes complexes, eh bien elle s'en va, parce que quand elle a tiré de toi tout ce qu'elle pouvait, et quand elle t'a pressé jusqu'à l'écorce, qu'est-ce qu'elle peut bien faire encore des déchets ? La Création est indépendante et universelle. La Création ne t'appartient pas. Jamais. En aucun cas. Elle est un bien commun à l'humanité. Les bénéfices que tu retires d'elle ne doivent servir qu'à la faire vivre et peut-être que tu peux éviter qu'elle ne te détruise complètement. Utopiquement. Parce que dans les faits ça ne fonctionne jamais.

   Le pire, c'est que même si l'on sait ça, on accepte de se laisser vider, comme un jeune fébrile d'amour est prêt à livrer sa personne entière en pleine connaissance de cause à un tortionnaire aimé. L'Œuvre est une entité en soi, aussi attrayante que repoussante, genre d'enchanteresse pernicieuse, mais pas que. Elle est au-dessus de l'Homme. Elle « ne reproduit pas le visible, elle rend visible ». La Création flotte, genre de bon génie incompris. Elle s'induit en certains pour mettre en avant ce que l'on est incapable de voir sans son intermédiaire, parce que les mots, ceux qui parlent du réel, ne suffisent pas toujours, quoi qu'en pense les Anciens. Les plus réceptifs sont en soi des sacrifices humains, s'ils sont faibles. S'ils ne le sont pas, ils deviennent des génies. Les artistes n'existent pas, ou du moins, pas d'après la définition la plus usitée, simplement parce que l'artiste autoproclamé a détruit tout ce qui aurait pu être. Soit l'on est esclave de son Œuvre soit l'on est génie capable de la contrôler. Et les génies produisent ce qui reste, l'universel par vocation, le singulier par fondement. D'autres l'on déjà dit. Seulement, il faut prendre conscience d'une dernière chose encore : rien n'est inaltérable.

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