La créature de mes ténèbres

L'obscurité et la fumée. Ma gorge brûle des toxines qui m'entourent. Je brûle de froid et je crève de chaud. J'ai peur. Je n'ose pas ouvrir les yeux, de peur de la voir. Son image me hante. Elle s'immisce brutalement dans mes pensées à intervalles réguliers. Cette chose est immonde, rampante, dégoulinante. Son visage est toujours plongé dans l'ombre. Seuls ses yeux perçants brillent comme une menace qui me fixe.
Elle rôde, quelque part. Elle est omniprésente.

Je suis ici depuis un temps qui me semble infini. Pourtant je ne l'ai toujours qu'entrevue au loin dans les ténèbres. Chaque fois que je m'efforce d'ouvrir les yeux pour me repérer, trouver mon chemin, la bête apparaît et me fixe. Chaque fois, je suis prise de panique. Je referme immédiatement les yeux et me recroqueville sur le sol. J'attends, longtemps. Parfois, je sens sa présence plus près que d'ordinaire. Alors, je me renferme davantage. Je suis effrayée, terrorisée.

Il arrive aussi que je sente d'autres présences. Elles me caressent et murmurent pour me rassurer. Lorsque je me risque à les regarder, je ne vois que des spectres, vagues formes translucides inaccessibles, qui me sourient. Mais leur aura ouvre un sentier de lumière pâle qui attire le monstre. Je n'y distingue encore qu'une vague ombre menaçante se précipitant vers moi. Je ferme les yeux, prise de panique, encore. Les spectres s'en vont, sans plus. A chaque fois.

A chacun de leurs départs, les ténèbres s'assombrissent davantage et la fumée s'épaissit. Peut-être serait-il plus simple d'abandonner. Je ferais sans doute mieux de me laisser mourir, là. J'aimerais cesser de lutter. Je ne veux plus m'efforcer, m'épuiser à faire face à cette bête immonde qui me dégoûte et me terrorise. Je m'allonge, le genoux contre mon torse. Ma respiration ralentit. Les ténèbres s'alourdissent. Je sens qu'ils m'écrasent. Je les laisse faire. Plus rien ne compte. Je n'ai jamais compté.

Tout à coup, je reçois une gifle. Je sursaute et me relève. Un spectre familier me fait face. Il pointe une direction. La bête est au bout. Je ne la vois pas encore mais je le sais. Il est hors de question que j'y aille. Cette chose me terrorise depuis si longtemps, je ne veux plus la voir. Je ne veux pas la voir. Je veux abandonner. Je veux cesser d'avoir peur. Je ne veux plus être tourmentée. Je ne veux plus ouvrir les yeux.

Le spectre me gifle à nouveau. Plus fort, plus violemment. Il se tourne vers la bête, ouvre un chemin de lumière vive, se retourne vers moi, pointe à nouveau la direction, me pousse en avant et disparaît.

Je n'ai jamais eu aussi peur. Je suis tétanisée. Le monstre se rue vers moi. Il est trop loin pour que je puisse le voir distinctement. Il est terrifiant, menaçant. J'ai trop peur. Je fuis dans la direction opposée. Je m'enfonce dans l'obscurité. Je cours aussi vite que mes forces me le permettent. Pourtant, je sens que la créature gagne du terrain. Ma gorge s'érafle et mes poumons se déchirent. Je n'arrive plus à respirer.

Je m'épuise. Elle se rapproche davantage. Tout cela ne sert à rien. Elle finira par me rattraper. Je suis à bout de force. Je m'effondre. Je la vois qui s'apprête à se jeter sur moi. Il faut que je ferme les yeux ! La lumière du spectre perce légèrement mes paupière, tout comme l'ombre de la créature. Elle s'est immobilisée devant moi.

Je me traîne au sol sans détourner la tête. Je veux prendre mes distances sans perdre son ombre de vue, à travers mes paupières.

Quelle pitié ! Misérable. Que j'abandonne ou que je me livre, la fin sera la même. Quitte à me laisser mourir, autant rencontrer mon oppresseur.

Je tâtonne pour me lever. Je titube. Mon corps est endolori et je crache du sang. J'ai le ventre noué. Mon corps semble à nouveau m'abandonner, non plus sous l'effet de l'effort mais sous celui de la peur. Enfin, je tiens debout.

Il ne me reste qu'à ouvrir les yeux. Un… Deux… Trois !

Elle ne bouge pas. Elle demeure dans le halo de lumière. Je suis éblouie. Je ne peux pas la voir à cause du contre-jour. La lumière lui donne cependant un air beaucoup moins menaçant. Elle semble attendre, m'attendre.

Il faut que j'y aille. Je me répète qu'il faut que j'y aille. Il n'y a pas d'autre issue. Je ne peux pas continuer à fermer les yeux, à attendre que tout s'arrête de lui-même.

J'avance comme il m'est possible de le faire. Je trébuche et je tremble. Elle ne bouge pas. Ma peur se fait plus profonde que jamais. Mais je veux en finir. Je progresse jusqu'à atteindre la lumière. Il y fait doux. Il n'y a plus de fumée. Je n'ose pas lever les yeux du sol. Je n'ai jamais été aussi près de la créature. Son souffle est lent, presque apaisant. Elle n'essaye pas de me blesser ou même de m'attraper. C'est son regard que je redoute. C'est toujours lui qui me terrifie. Si je croise son regard, peut-être qu'elle me tuera. Ça pourrait tout déclencher.

Il est temps ! Il faut prendre la décision. Pas de décompte ! J'ai trop attendu, j'ai été trop passive ! Je lève les yeux.

Je suis d'abord éblouie. Mes yeux mettent quelques secondes à s'adapter à cette lumière qu'ils ne connaissent plus depuis longtemps. Son visage se dessine. Il est familier. Je fronce les sourcils et tente d'atténuer la luminosité avec ma main. Je la reconnais. Je me reconnais.

Elle me sourit tendrement. Je suis interloquée. Je ne parviens pas à lui répondre. La peur a disparue. Son visage se décompose lorsqu'elle me regarde plus attentivement. Je suis amaigrie, pâle, faible. Ma bouche dégouline de mon propre sang et je tiens à peine debout, courbée et tremblante. Qu'est-ce que les ténèbres ont fait de moi ? Elle fronce les yeux. Elle est en colère. Qu'ai-je fait de moi ? Elle est si confiante, si fière, si belle. Je n'aurais jamais cru pouvoir ressembler à cela. Je me reconnais à peine. Puis-je vraiment ressembler à cela ? 

Je recule. Que me suis-je fait ? Je m'éloigne de la lumière. Je recule. Je recule jusqu'à ce que je percute quelque chose. Je me retourne. C'est le spectre. Il me pousse à nouveau vers l'autre. Elle me tend les mains. Je m'approche. La lumière s'intensifie. Je m'approche encore, je suis éblouie. Je saisis les mains. Un flash de lumière. Tout s'éclaire. Les ténèbres ont disparu. Je me sens forte, ravivée. J'ai retrouvé toutes mes forces, celles que j'avais oubliées et celles que je n'avais jamais eues. Je suis celle que je n'aurait jamais cru pouvoir être. Je suis telle que je me dois d'être. Je suis moi.

J'admire la beauté de tout ce qui m'entoure. Merci. Je me sers dans mes bras. Merci.

Lorsque je dessers mon étreinte, elle n'est plus là. A quelques pas, se tient un être courbé, titubant, frêle, pâle. Du sang lui coule de la bouche. Ses yeux sont cernés, son corps est très amaigri. D'un signe de la main, il me dit adieu et disparaît, comme désintégré. Je suis seule.

Non, il y a le spectre, toujours derrière moi. Il m'a sauvé la vie. C'est un ange. Merci.

Tout n'est que lumière. Tout n'est que beauté. Tout n'est que bonheur.