La découverte de l'oncle Henry
tantdebelleshistoires
Henry était décédé un an plus tôt dans un accident de voiture, encastré dans un poteau téléphonique. L'enquête avait conclu à une perte de contrôle du véhicule mal entretenu.
Albertine son épouse survivante, ne se sentait plus chez elle dans cette ville de province étriquée qui ne l'avait jamais adoptée.
Après quarante-cinq ans d'absence, sans regrets, elle avait décidé de rentrer à Paris.
En ce jour de janvier, le plus dur restait à faire: emballer, trier, donner, jeter ses souvenirs et son passé.
Réunis autour du café matinal entourant une Albertine frêle et voutée, nul ne parlait et l'ambiance glaciale du petit salon vert commençait à peser. Seul le cliquetis des tasses en porcelaine et les sanglots de ma tante fendaient par intermittence le silence oppressant.
D'interminables minutes plus tard, Fabrice le fils ainé, se racla la gorge et d'une voix ferme nous attribua nos tâches pour débarrasser la maison.
Je sursautai sous les injonctions de mon cousin mais je constatai que chacun se mettait déjà en mouvement.
Je fis équipe avec Jean-Luc et nous eûmes pour mission de vider la remise du fond du jardin.
Peu après munis de cartons et de sacs poubelles, nous empruntions l'allée étroite et mal pavée qui mène au cabanon.
Que de galopades entre les fils à linge ! Tout en cheminant, nous évoquions ce temps révolu de notre enfance en songeant à celui qui n'était plus.
L'abri de jardin recélait un bric à brac hétéroclite : outils, arrosoirs en zinc, tondeuse à gazon, cantines métalliques, vieux journaux, jouets cassés, caisses remplies de petit bois...
Sous la lucarne se tenait un bureau d'écolier et une vieille chaise roulante d'ordinateur déglinguée. Dans un coin du bureau, il y avait des petits cahiers d'écolier, rouges, bleus, verts, jaunes… soigneusement empilés.
Je m'emparai prestement des cahiers qui plus que tout autre chose attirèraient ma curiosité.
Machinalement je me mis à les compter, il y en avait dix, tous datés et annotés de l'écriture en pattes de mouches de l'oncle Henry.
A la première page du premier cahier, daté du 1er février 2004, un mois après le début de sa retraite, il avait écrit : "Débuts de mes expériences sur les énergies alternatives"
A la dernière page du dernier cahier daté du 01 mars 2014, la veille de sa mort, il avait écrit : "Toutes les autorités et les grandes entreprises françaises ont refusé mon projet pourtant viable. Je ne comprends pas. Je vais donc m'adresser à l'étranger"
Entre ces deux dates, 10 ans de recherche, de gribouillis, de croquis, d'expériences et de photos rassemblés dans ces cahiers multicolores aux couvertures cornées et aux pages tachées.
J'interrogeais mon cousin qui semblait aussi médusé que moi-même.
"Vous étiez au courant des travaux de ton père?
- Absolument pas" me rétorqua Jean-Luc
- Fais voir me dit-il en s'emparant des cahiers »
L'oncle Henry était un petit commerçant. Toute sa vie, il avait tenu le magasin de chaussures familial ne semblant intéressé que des collections de mocassins ou d'étagères d'espadrilles.
« N'oublie pas, me dit Jean-Luc, que papa était presque ingénieur. »
Nul n'avait oublié dans la famille qu'il avait dû abandonner brusquement de brillantes études scientifiques pour succéder à son père dans l'échoppe de galoches.
Je ne cessais de relire cette dernière phrase énigmatique écrite la veille de l'accident de mon oncle.
"Toutes les autorités et les grandes entreprises françaises ont refusé mon projet pourtant viable. Je ne comprends pas. Je vais donc m'adresser à l'étranger."
L'oncle était donc devenu un ingénieur anonyme au fond de son jardin et après dix années de labeur avait réussi à inventer ce carburant innovant ?
Mon cœur battait fort, mon cerveau élaborait un scénario de complot, de sabotage de sa vieille 4 L. On l'avait éliminé pour que son invention ne soit jamais commercialisée!
Je fis part de mes pensées à mon cousin qui se mit à rigoler gentiment.
"Mais bien sûr, papa travaillait pour les services secrets et on a saboté sa vieille bagnole »
Je fis une petite moue vexée et finit par rire aussi de l'énormité de mes extrapolations.
"Bon, c'est important quand même, au diable le vide grenier, il y a plus urgent."
Et je plantais là mon cousin pour rejoindre ma tante sous la véranda.
"C'est quoi ça tata?, lui demandais je excitée en lui tendant mon butin.
- Ah, tu as trouvé les élucubrations de ton oncle, répondit-elle avec une ébauche de sourire
- Tu sais tantine, ça m'a l'air plutôt sérieux c' truc-là
- Pff, sérieux? Henry jouait depuis dix ans au Géo Trouvetou. A la fin, si tu veux savoir, ça lui tournait même un peu la tête à ton pauvre oncle
- Me donnes-tu malgré tout l'autorisation de faire expertiser ses cahiers?
- Bah, si ça t'amuse ma chérie, prends les, répondit Albertine replongeant dans son mutisme.»
Le lendemain, je pris contact avec le CNRS et j'expliquais en quelques mots ma découverte extraordinaire.
J'entendis mon interlocuteur tapoter sur son ordinateur.
« Ah oui Henry B, nous avons bien reçu son dossier mais il y a déjà plus de deux années. Votre oncle a dû recevoir un courrier mentionnant que nous ne donnions pas suite.
Projet trop farfelu...âge avancé du candidat...pas de financement pour les essais...pas de priorités dans ce domaine...s'embrouilla le type au téléphone. »
J'appelais ensuite divers centres de recherches, des compagnies pétrolières et des grands groupes de l'industrie chimique.
Je compris vite que mon oncle avait effectué le même parcours avec à chaque fois une fin de non-recevoir.
Fallait-il abandonner? Mon intuition me disait que non.
Quelques recherches sur internet m'orientèrent sur trois centres hors de nos frontières, deux en Europe et l'un au Mexique.
La numérisation des données me prit quelques semaines. Entre temps, j'avais pu présenter les travaux à un professeur de physique de mes amis et à un ingénieur d'EDF. Tous les deux s'étaient montrés intéressés puis passionnés par les données des cahiers.
Je joignis leurs observations aux dossiers et expédiai le tout soulagée du devoir accompli.
Ma vie repris ordinaire, un peu fade après l'agitation des dernières semaines.
Tante Albertine était désormais installée dans un petit studio près des Buttes Chaumont et je la tenais au courant de mes démarches.
A chaque fois, je la voyais sourire incrédule.
Pourtant un beau jour, une grosse enveloppe kraft à l'en tête FNRB* dépassait de ma boite aux lettres.
*Fédération nationale de recherches belge
Madame,
Après une étude approfondie des travaux de M Henry B et une série d'essais en laboratoire, nous avons le plaisir de vous informer que le carburant non polluant est viable.
Nous vous prions de prendre rendez-vous avec nous dans les plus brefs délais pour toutes les démarches administratives de mise sur le marché.
Nous vous conseillons vivement de vous faire assister d'un avocat spécialisé.
Veuillez-vous munir des papiers notariés de succession et des extraits de casier judiciaire des héritiers.
Dans l'attente de vos nouvelles, nous vous prions...
Huit jours plus tard, Jean-Luc, Fabrice et moi montions dans le Thalys en partance pour Bruxelles.
Munis d'une lourde sacoche remplie des documents demandés, nous étions tout excités de ce qu'on allait nous annoncer.
Lorsque le taxi nous déposa devant l'immense building en verre ultra moderne du FNRB, mon cœur s'emballa.
Toute petite entre mes deux gaillards de cousins, je me demandais ce que nous faisions ici.
Maitre Delatre, l'avocat spécialisé nous rejoignit peu après et sa prestance me redonna un peu de courage.
Nous fûmes reçus dans une salle de réunion par une dizaine de personnes en costume et tailleur sombre.
Je me sentis à nouveau toute intimidée dans ma robe bon marché et mes petites ballerines plates.
Le professeur Lasaruss détendit de suite l'atmosphère et nous gratifia d'un grand sourire en nous tendant une main sympathique.
Il nous installa à ses côtés et nous présenta ses collaborateurs.
Un jeune homme aux cheveux gominés, nous fit ensuite une présentation des travaux de mon oncle.
Je fis beaucoup d'efforts pour comprendre la teneur de l'exposé rempli de formules mathématiques incompréhensibles.
Je rougis pourtant de joie à deux ou trois reprises lorsqu'au fil des diapositives, je reconnus quelques croquis issus des petits cahiers familiers.
« En conclusion, entonna Lassarus me faisant sursauter. J'ai l'honneur de vous annoncer que les travaux de M Henry B ont donné naissance au carburant révolutionnaire du 21e siècle.
Un carburant de faible coût de fabrication, non polluant et compatible avec les véhicules en circulation.
Votre père était un génie ajouta le scientifique en s'adressant à mes cousins.
Je suis sincèrement admiratif de cet immense travail, poursuivit l'ingénieur.
Le nom scientifique de ce carburant est le GHTO 34.
Madame, Messieurs, vous êtes ici aujourd'hui pour prendre connaissance de la démarche de mise sur le marché, des modalités de rachat du brevet et des indemnités versées aux héritiers.
Vous serez également consultés pour le nom grand-public.
Je vous laisse étudier toutes les modalités avec Maitre Delatre et nous nous retrouverons pour signer. »
Mes cousins bouche bée, ne savaient plus quoi rétorquer.
Au bout de quelques secondes, Jean- Luc sorti de sa stupeur pour remercier et broyer à son tour les mains du professeur devenu hilare.
« Il était fort papa, murmura-t-il peu après à son frère ainé encore médusé.»
Je restais un peu en retrait, les laissant savourer ce moment qu'ils n'étaient pas près d'oublier. J'étais si fière moi aussi de mon oncle et si contente d'avoir cru en sa découverte.
CHAMPAGNE, s'écria soudain le professeur Lassaruss!
Et c'est ainsi qu'à titre posthume Henry B devint un imminent chercheur européen.
Dans quelques temps lorsqu'à la pompe vous remplirez votre réservoir de ce nouveau carburant au nom exotique, pensez donc à l'oncle Henry !
http://tdbc.over-blog.com/2016/02/la-decouverte-de-l-oncle-henrynouvelle.html
Merci Astrov d'avoir lu mes textes et aussi de vos notes et commentaires.
· Il y a environ 7 ans ·tantdebelleshistoires
Oui ! Finies les guerres à cause du pétrole. Finies les centrales nucléaires mortifères !
· Il y a environ 7 ans ·astrov
Sympa.
· Il y a environ 7 ans ·le-droit-dhauteur