La dernière autoroute avant la fin du monde

junky

Chaud.

Juillet écrasait de ses rayons étouffants les occupants de la voiture filant sur l’autoroute. Cela faisait cinquante kilomètres que la climatisation était tombée en panne et les vitres grandes ouvertes ne charriaient qu’un air épais et brûlant comme de la suie.

Lucile releva d’un geste las les cheveux qui lui collaient contre la nuque et poussa un soupir d’aise, de courte durée, lorsque des arbres au-dessus de la route fournirent une ombre providentielle à la voiture pendant une poignée de secondes.

Elle donna un coup de coude agacée à l’énorme sac de sport qui trônait entre elle et son frère et dont la matière lui donnait d’atroces bouffées de chaleur. Assis du côté de la voiture épargnée par le Soleil, Baptiste cala un peu plus confortablement ses longues jambes sous le siège du conducteur et rabattit d’un geste vif son chapeau sur les yeux.  Du fait de sa taille, son frère avait droit à une place totalement libre de tout bagage, tandis que Lucile transpirait sous la montagne de valises entassée à ses pieds.

                -Papa, gémit-elle à l’adresse du conducteur, tu peux réessayer ?

Le bras de son père se tendit comme un automatisme vers le bouton de la climatisation et l’enfonça d’un geste débonnaire. La ventilation crachota un jet d’air brûlant qui enfuma l’intérieur du véhicule. Baptiste poussa un grognement dans son sommeil. La conduite de son père n’en fut aucunement perturbée et il se contenta d’augmenter le volume sonore de la radio.

Les accents d’une musique de l’été vrillèrent les oreilles de Lucile qui se tortilla sur son siège pour échapper de près ou de loin aux rayons mordants du Soleil. Elle regrettait amèrement de ne pas porter un short, ou plutôt maudissait l’adolescente rebelle qu’elle était pour ne pas en porter un et arborer coûte que coûte un jean en plein été. Ça, c’était bon pour se pavaner avec ses copines du lycée, mais sur cette autoroute du Sud de la France, celle que l’on surnommait l’autoroute du Diable au temps des fortes chaleurs estivales, c’était aussi utile qu’une nuisette au Pôle Nord.

Voulant ramener un des sacs lui entravant les pieds sur ses genoux pour éviter de carboniser, Lucile donna un coup de genoux dans le siège avant et se mordit les lèvres.

Un visage affublé d’énormes lunettes noires se tourna lentement vers elle. Un sourcil fin et outré se hissa et sa mère parla :

                -Eh bien, qu’est-ce qu’il te prend ?

J’étouffe mère, gronda intérieurement Lucile. La prochaine fois, j’emboutis ton siège de part et d’autre pour étaler mes jambes comme ce gros con de Baptiste.

Au lieu de cela, Lucile se contenta d’un hochement de tête d’excuse et reporta son attention sur les champs rasés de toute culture qui défilaient par la fenêtre. La paire de lunettes noires fit un petit mouvement de bas en haut.

                -La sueur fait couler ton maquillage, ma chérie, fit remarquer sa mère avant de disparaître.

Lucile porta aussitôt sa main à sa joue et en retira un doigt couvert de noir. Elle réarrangeait son maquillage sur son visage en cœur à l’aide de son miroir de poche, quand elle entendit l’appel muet dans son dos.

Si chaud.

Lucile se retourna sur la vitre spécialement installée par son père et qui donnait sur le coffre de leur petite voiture. Tux lui rendit un regard bas et humide.

Tux était le labrador de la famille. Quand Lucile le voyait, l’image d’un petit chiot joueur et plein de vie sous un arbre de Noël venait se superposer sur sa rétine. Tux était alors mignon, petit, et le fruit d’un horrible caprice de la part de deux enfants trop peu soucieux de savoir qu’un chien, ça se sortait tous les jours. Et que, contre toute attente, ça grandissait. Or, en l’occurrence, Tux avait grandi mais pas dans le sens que la famille aurait voulu.

Les sachets de croquettes étaient formels. Tux deviendrait un beau labrador au poil brillant, à la silhouette mince et athlétique. Au lieu de cela, Tux avait subi la malédiction des grands chiens, à savoir un arrière train cassé et une propension à manger comme quatre et à sortir se promener qu’une fois par semaine pour courir dix minutes dans le parc. La chose qui contemplait sa maîtresse d’un œil brillant n’était qu’une carcasse obèse, pataude, courte sur pattes et au pelage dru et bouclé comme une vieille peau de mouton. Le temps avait joué et avec l’âge et l’obésité, la maladie avait frappé Tux. Eczéma, occlusions intestinales, cécité, surdité. Cela faisait deux ans que Papa avait installé la vitre à l’arrière de la voiture, séparant la place de Tux dans le coffre avec le reste de la famille.

Le chien puait la mort et c’en était insupportable.

Lucile adorait Tux, mais elle ne pouvait se résoudre à laisser ses pensées vagabonder sur le chien. Elle essayait de se convaincre que pour sa part, elle savait que le chien mourrait bientôt et qu’elle exprimait ainsi son détachement.

La langue rose du chien pendait lamentablement sur le côté de sa gueule pourvue de chicots noirs. Ses pupilles étaient énormes dans ses yeux et il gisait à moitié assis contre la porte du coffre. Lucile remarqua avec dégoût qu’il s’était installé non loin des affaires de Papa et de sa boîte à outils et elle fut presque contente d’avoir gardé la majorité de ses sacs avec elle.

Tux se lécha les babines et pointa son museau vers la seule personne de la voiture qui semblait lui accorder un semblant d’attention. Lucile se maudit de s’être retournée, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que la cabine du chien était couverte de buée.

Elle n’hésita plus, détacha sa ceinture, se hissa sur son siège et rabattit à deux mains la vitre séparant Tux du reste de la voiture.

L’odeur matérialisée du chien embauma aussitôt la voiture d’un musque gras et écœurant.

                -Oh putain, ça pue ! éructa Baptiste en se plaquant le chapeau contre la figure.

                -Qu’est-ce qu’il se passe ? s’écria son père en sursautant. Mais ça va pas de crier comme ça ?

                -Lutin… C’est toi qui as ouvert la cage du chien ? gronda la voix inquiétante de Maman.

                -Il allait étouffer ! se défendit Lucile sentant le rouge lui monter aux joues.

Tux jappa de soulagement et sans doute de joie. Une haleine humide de poney crevé frappa Lucile au visage et elle se dit qu’elle l’avait quelque part bien mérité.

                -Non, mais c’est infect ! Ferme ça tout de suite !

Baptiste amorça un mouvement vers la vitre mais Tux pointa le museau vers son bras, ses épaules tremblèrent et un énorme paquet d’un mélange de croquettes et d’herbe à moitié digéré s’écrasa dessus.

Baptiste hurla d’horreur, Lucile partit d’un immense éclat de rire, Papa beugla à tout le monde de se calmer et Maman poussa un soupir de dégout et d’agacement.

#

Leur voiture entra en trombe sur l’aire d’autoroute. Lucile ne riait plus du tout en voyant la nuque rouge de colère de Papa et, lorsqu’il freina en  dérapant sur plusieurs mètres, elle en mourut de honte. Une demi-douzaine de voitures et leurs occupants les regardaient, un sandwich à mi-chemin de leur bouche. Papa manqua de renverser un homme à casquette rouge, et des huées surgirent ça et là. Lucile se tassa sur son siège, voyant que des jeunes de son âge étaient leurs voisins directs sur le parking.

                -On peut pas se garer ailleurs ? grommela-t-elle.

Mais son père avait déjà claqué la porte et se dirigeait à grandes enjambées vers le bâtiment au toit rouge où une enseigne vieillie par la rouille annonçait des snacks, boissons, frites et hamburgers.

                -On ne va pas sérieusement s’arrêter ici ? fit-elle. C’est pas notre routier habituel, ça a l’air franchement minable.

Elle appuyait avec exagération sur les adverbes d’un ton qu’elle pensait sec et hautain. Mais sa voix montait tellement dans les aigues, qu’elle paraissait juste d’une petite fille faisant un caprice.

Lucile comprit très vite cela en voyant sa mère se tourner vers elle, enlevant ses lunettes d’un geste vif et passant une main dans ses cheveux auburn.

                -C’est à encore quarante minutes de route, et votre père m’a l’air de supporter la chaleur et la puanteur du chien aussi bien que moi. On mange ici une heure et on repart, est-ce que ça te convient ma fille ?

Lucile bouillonnait de colère. Sa grande ennemie n’était pas la blonde Sonya au lycée, le maquillage coulant ou la taille 38 en jean, non. C’était sa mère et son regard perçant comme celui d’un faucon, sa langue vive et cruelle, ainsi que sa façon d’accentuer le mot « puanteur » en lançant une longue œillade froide à sa progéniture.

Miraculeusement, ce fut son frère qui la sortit de l’impasse.

                -Manger ? cracha-t-il en ouvrant à toute volée sa portière. Avec ce que j’ai reçu sur le bras ?

                -C’est vrai que te voir en temps normal me donne déjà envie de vomir, mais là…

                -Ferme-la Lutin ou je t’en fais bouffer !

Il dirigea son bras couvert d’un miasme gluant et verdâtre vers sa sœur, qui poussa un couinement et se catapulta hors de la voiture.

                -Si tu ne manges pas avec nous Baptiste, dit Maman en refermant les portières derrière eux et en verrouillant le véhicule, tu n’as qu’à te rendre utile.

                -Oui, rends-toi utile et perds-toi dans la forêt.

En deux foulées, Baptiste lui avait collé son bras au visage, et Lucile ne retint plus son cri d’horreur. Elle entendit à peine les éclats de rire dans son dos de la part des jeunes, essuyant son visage sur son débardeur blanc qui prit aussitôt une teinte verte et une odeur de vieux tapis humide.

                -Connard ! Sale porc immonde ! beugla-t-elle.

Sa mère lui attrapa le bras d’une poigne de fer et elle se calma aussitôt. Baptiste riait à gorge déployée, mais Lucile remarqua avec délice que des traces de vomis avaient aussi touché sa belle chemise à carreaux bleus et elle esquissa un sourire mauvais.

                -Va promener Tux pendant qu’on mange, ordonna sa mère en lançant les clés à Baptiste. Fais-lui faire ses besoins, et par pitié… empêche-le de manger de l’herbe !

Elle entraîna sa fille d’un pas vif vers le restaurant, sans laisser le temps à Baptiste de protester. Le routier les accueillit avec des relents de friture et vieille sueur. Papa mangeait déjà, accoudé au bar. Trois verres d’eaux glacées les attendaient.

Maman s’assit sans un mot, et Lucile se dirigea avec appréhension vers les toilettes.

Le déjeuner se déroula dans un silence monotone entre les trois membres de la famille. Une télévision accrochée derrière le bar transmettait un match de football de l’équipe locale. Il était treize heures passés, et la petite baraque à snacks se remplissait à vue d’œil. Lucile était bien soulagée de s’être rendue aux toilettes avant cette mère obèse et ses trois enfants en bas âge qui crachaient leurs poumons en se tapant dessus avec animation. Elle frissonna d’écœurement lorsqu’un conducteur de camion prit le siège à côté d’elle, ses bras épais croisés sur le comptoir l’effleurant légèrement et lui donnant des nausées. Papa demanda la télécommande du poste, mais lorsqu’il changea de chaîne, il ne trouva que des grésillements sur les canaux d’informations. De dépit, il remit la chaîne sportive.

Tout en mastiquant sa salade sans assaisonnement, Lucile songeait aux vacances qui commençaient si bien et la vision de la bande de jeunes de son âge sur le parking n’améliorait pas les choses. Chaque année, Lucile tannait ses parents pour pouvoir partir en vacances avec des amis, et chaque année, le regard de dédain de Maman et les coups de gueule de Papa la réduisaient au silence et à l’acceptation. Si encore elle ne subissait la présence que de ses paternels, mais il y avait son frère aîné, Baptiste. Baptiste et sa dégaine désinvolte, son caractère colérique et sa bande de potes si cools et détendus. Où qu’il aille en vacances, Baptiste connaissait du monde et le monde voulait de Baptiste. Il étudiait dans la pub, mais il aurait aussi bien pu être Dieu incarné.

Seuls Lucile et ses parents savaient comment il était en vrai, et quelque part Lucile se disait que son frère venait avec eux uniquement pour pouvoir se libérer quelques temps de son image de playboy de la mode. Même s’il devenait un sale merdeux.

Baptiste était déjà dans la voiture lorsqu’ils sortirent du restaurant et Lucile vit qu’il avait changé de chemise.

L’odeur de vieux chien et de vomi n’avait pas quitté la voiture, et le semblant de calme de la famille s’évapora lorsque la voiture démarra et s’engagea sur l’autoroute brûlante comme l’enfer.

#

Le Soleil de milieu d’après-midi rendait l’atmosphère lourde et sèche. Papa avait retrouvé sa mauvaise humeur, s’escrimant cette fois-ci sur l’autoradio qui lui aussi ne rendait que des grésillements désagréables et de plus en plus aigues.

                -C’est pas possible, maugréa-t-il son large front dégarni transpirant à grosses gouttes. Ils ne peuvent pas être tous en vacances quand même.

                -S’ils l’étaient, ils mettraient quand même de la musique en boucle, suggéra Maman d’une voix distraite.

                -J’avais vraiment besoin d’écouter les infos, se justifia Papa en donnant un coup sec sur le volant. La fusion des entreprises Copsco et Lemon est imminente et extrêmement importante pour mon avenir.

Lucile ouvrit un œil. Elle s’était assoupie dès leur départ de l’aire d’autoroute, goûtant avec délice au calme relatif à l’intérieur de la voiture. Elle resta quelques temps immobile, se demandant si son réveil était dû au ton qui montait dans la voiture ou à une sensation de malaise qui commençait à l’habiter.

                -Tu écouteras les informations lorsqu’on arrivera chez mes parents. En attendant, un peu de silence ne peut pas nous faire de mal.

Lucile cligna des yeux à la lumière jaune qui éclairait les champs de blés brûlés par la chaleur. Son mal être grandissait. Elle vérifia que son sac à main était toujours à ses pieds, sortit son téléphone portable et constata que cela faisait près d’une heure qu’ils avaient repris la route.

                -Ouais, grinça la voix brusque de Baptiste. Si vous pouviez la fermer un peu, ça serait super.

Son regard se porta sur son frère, non parce qu’elle était choquée par ses paroles, mais parce que ses inquiétudes étaient rattachées à lui d’une manière qu’elle commençait à entrevoir de plus en plus clairement. La panique monta d’un coup.

                -Ecoute-moi bien Baptiste, lança Papa en le foudroyant du regard dans le rétroviseur. C’est pas parce que le chien t’a vomi dessus que tu dois devenir le dernier des cons. S’agirait d’être un peu plus respectueux quand tu es avec nous, sinon je te jure que…

                -Merde le chien !

Lucile n’avait pas voulu hurler ainsi. Son père sursauta, et la voiture dévia légèrement sur la route. Le chapelet d’injures qui suivirent et le freinage brusque, manquèrent cependant de les envoyer dans le fossé.

                -Arrête-toi Papa ! cria Lucile.

                -On est sur une autoroute ! Je m’arrête pas sur une… oh et merde !

La voiture fit un crochée et freina sur la bande d’arrête d’urgence. Lucile écouta le silence s’installer dans la voiture alors que le sang lui battait furieusement aux oreilles.

                -Le chien ! criait-elle. On a oublié Tux.

D’un même mouvement, ses parents se retournèrent vers la cage en plexiglas du chien et constatèrent qu’aucun pelage bouclé n’y était entassé.

                -Baptiste ! Comment t’as pu… ?

                -Baptiste, murmura la voix pesante de Maman, quand je disais promener le chien, ça suggérait aussi de le remettre ensuite dans la voiture.

Baptiste les observait tous, mal à l’aise, une lueur de défi dans l’œil. Il dévisagea tour à tour, le visage implacable de sa mère, et celui de Lucile prêt à exploser.

                -Je… Merde, ok ? Je suis parti me changer et… et le chien allait et venait, enfin comme d’habitude et après j’ai eu un appel d’une amie.

Il se tortilla sur son siège, sa figure si lisse de coutume se tordant de manière grotesque et fuyant l’œil furieux de Lucile qui se démenait avec sa ceinture de sécurité.

                -J’attendais cet appel depuis des jours ! Et après, j’ai… Mais vous aussi, vous l’avez oublié ? Un chien de cette taille, vous n’avez même pas remarqué qu’il n’était plus là ! Alors à qui la faute hein ?

Lucile s’était enfin détachée et s’apprêtait à bourrer son frère de coups de poings, lorsqu’elle s’arrêta brusquement.

                -Tu… tu savais ? Tu as fait exprès de ne rien dire ?

Baptiste ne répondit pas, se contentant de regarder par la fenêtre. Une voiture passa à côté d’eux en faisant des appels de phare et Papa répondit par un signe de la main rassurant.

Le poing de Lucile partit et frappa son frère en pleine poitrine. Baptiste se pencha en avant pour reprendre son souffle et Lucile lui agrippa ses cheveux impeccablement coiffés, quand Papa se mit à genoux sur son siège et sépara les deux jeunes d’une poigne ferme.

                -Tu as perdu la raison ou quoi ? braillait-il les yeux exorbités. Frapper ton frère comme ça ?

                -Il a abandonné Tux ! Ce connard, ce fils de …

                -LUTIN ! cria cette fois sa mère ce qui surprit Lucile mais dédoubla sa rage.

                -Arrête de m’appeler comme ça !

                -Fais pas comme si t’en avais quelque chose à foutre, ahana Baptiste en la regardant d’un œil massacrant. T’en as un cœur de garce, et dans dix minutes tu te diras « bon débarras de ce chien » !

                -Jamais, je…

Le coup de klaxon les cloua sur place. Papa resta le poing appuyé sur le volant une bonne minute, jusqu’à ce que Maman pose une main apaisante sur son bras.

                -Fermez-la, souffla Papa en regardant droit devant lui. Tous les deux, vous vous taisez.

Le silence qui s’installa était entrecoupé par le grésillement des cigales et le bruissement léger du vent dans les arbustes. Papa démarra la voiture et ils s’engagèrent doucement sur l’autoroute.

Au bout d’une poignée de kilomètres, Lucile n’en tint plus.

                -On va faire demi-tour et le chercher hein ?

                -Non.

Le souffle lui manqua et elle se jeta en avant de son siège, les mains agrippées sur l’épaule de son père. Il ne venait pas de dire ça. Une image s’imposa dans son esprit comme un flash lumineux d’une époque révolue. Le collège de Lucile était alors à plusieurs kilomètres de chez elle, et Papa venait toujours la chercher en voiture après la classe. Une fois, il avait même amené Tux avec lui. Le labrador avait trois ans, et courrait ventre à terre sur la pelouse, slalomant avec habileté entre les enfants sous leurs éclats de rire. Lucile se souvenait qu’elles et ses amis étaient restés longtemps à jouer ainsi, tentant d’attraper Tux. Papa riait à n’en plus pouvoir, et ce n’était que tard le soir que sa jovialité s’était calmée.

Papa ne pouvait pas refuser.

                -On ne peut pas l’abandonner. Il faut faire demi-tour.

                -Ca fait une heure que nous avons quitté l’aire d’autoroute. On arrive au tunnel dans vingt minutes, et dans trente minutes, on est chez tes grands-parents. On ne s’arrête plus, on ne fait pas demi-tour.

Lucile n’en croyait pas ses oreilles. Elle chercha du réconfort chez sa mère, mais celle-ci regardait par la fenêtre de cet air si mélancolique et distant qui terrifiait Lucile. Tux et Maman. Une silhouette pataude, avachie, puante, baveuse face aux doigts manucurés, aux cheveux parfaitement coiffés, aux moues dubitatives et pleins de désintérêt pour les êtres inférieures à elle. De son plus profond souvenir, Lucile n’avait jamais vu Maman apprécier la présence de Tux. Elle regarda de nouveau son père mais son visage était décidé.

                -Mais Tux…

                -C’était un brave chien.

Elle se rassit avec lenteur. Une vague de protestation et de rancœur remua en elle, mais Lucile se surprit à la faire taire et à accepter de sceller ainsi le sort du chien de la famille. Comme pour le prouver, son père ouvrit grand la fenêtre et les courants d’air effacèrent les derniers relents de l’odeur musquée. Un cahot sur la route fit sursauter Lucile et un sanglot sourd s’échappa de sa gorge.

Lucile crut alors entendre son frère murmurer « bon débarras » à nouveau, et l’horreur de la situation l’emplit pour de bon. Elle pleura jusqu’à l’arrivée au tunnel.

#

Leur petite voiture s’était engagée dans la gueule noire du tunnel depuis plus de cinq minutes. Lucile était pelotonnée sur son siège, tournant rigoureusement le dos à sa famille, les yeux rougis et fatigués d’avoir trop pleuré. L’obscurité du tunnel renvoyait sur la vitre le reflet de son visage épuisé. Ses cheveux étaient collés en mèche sur son front mais pour une fois, elle décida de s’en moquer.

                -Tu comptes faire la gueule pendant toutes les vacances ?

                -Ca suffit, Baptiste, parla Maman. Laisse-la tranquille.

                -J’y vois de moins en moins bien, fit la voix lointaine de son père. C’est bien la première année que c’est aussi mal éclairé. En plus de ça, on dirait bien qu’on est les seuls dans ce tunnel.

                -Que ça ne t’empêche pas de rouler prudemment.

                -Parce que c’est dans mes habitudes de rouler comme un sagouin ?

La dispute se perdit dans les pensées entremêlées de Lucile. Elle eut une brève vision de Tux, l’observant avec espoir la langue pendante. Son cœur se serra et elle s’endormit dans son berceau de tristesse.

La route sauta sous la voiture et Lucile poussa un cri de protestation. Ses yeux s’ouvrirent sur les ténèbres et elle tourna la tête à droite et à gauche, soudain affolée. Elle vit la silhouette de son père, se découpant sous les phares de leur voiture, distingua la chevelure de sa mère devant elle, le tout se en ombres chinoises si vives et détaillées qu’elle en eut mal aux yeux.

Lucile ferma les paupières et les rouvrit.

Un océan de lumières se déversa dans sa rétine et elle fut aveuglée pendant un court instant. Les cahots de la route allaient en empirant, ses fesses rebondissant sur son siège.

Sa vue s’accommoda peu à peu. Ils étaient sortis du tunnel et la lumière éclatante du Soleil rendait les formes et les sièges flous.

Lucile cligna des yeux. Les sièges étaient vides.

Comme elle l’avait fait quelques temps plus tôt, elle se jeta en avant. Le siège conducteur et passager ne contenaient plus Papa et Maman, leurs ceintures de sécurité pendant sur les côtés et se balançant sous les cahots de la route.

Elle se tourna vers Baptiste. Mais il n’y avait plus de Baptiste.

Le volant allait et venait, emporté par la route qui allait en pente. Une route qui n’était plus du goudron, mais un amas de cailloux pointus. Lucile regarda alors droit devant, remarquant peu à peu que la pente de pierres inégales conduisait voiture et lycéenne vers un immense précipice.

Lucile hurla.

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Articulation

Episode 1

Lucile, Baptiste, leurs parents et le chien Tux partent en vacances sur l’autoroute A666, en direction du Sud. A l’aire d’autoroute, ils oublient le chien mais ne font pas demi-tour pour autant. Traversant alors un tunnel, Lucile découvre que ses parents et son frère ont disparu de la voiture, qui file à toute allure vers un précipice.

Episode 2

La chute de la voiture réveille Lucile en sursaut. Elle est dans son lit à la maison de ses grands-parents. Toute sa famille est là, mais elle ne se souvient pas comment elle est arrivée ici. Peu importe c’est les vacances, il faut en profiter. Elle part donc avec son frère pour une fête sur la plage.

Episode 3

Où l’on rencontre les amis branchés de Baptiste. Tout semble aller pour le mieux autour du feu de camp. C’est alors que Tux revient.

Episode 4

Dans l’ambiance qui commence à monter, Lucile rejoint Tux au sommet d’une dune. L’animal a du sang séché sur les pattes. Lucile trébuche sur quelque chose de dur. Il s’agit d’un large chemin goudronné en plein milieu de la plage.

Episode 5

Cette route semble s’enfoncer dans la mer. La fête continue. Tux disparaît soudain sur la route et Lucile le suit. Ils marchent dans un noir bientôt complet et Lucile s’étonne de ne pas sentir la mer sous ses pas. En se retournant elle voit le feu de camp et ses amis mais pas d’autres lueurs. Un grondement se fait entendre.

Episode 6

Le camion roulant sur la route, tous phares éteints, manque de renverser Lucile. Elle rejoint la fête et constate qu’un nouvel arrivant est parmi eux, un homme avec une casquette rouge. Sympathique, il leur raconte l’histoire de l’autoroute 666.

Episode 7

L’homme se lève et tend la main. Au moment où le feu s’éteint brutalement, Lucile a le temps d’apercevoir son vrai visage. Une vision d’horreur. La panique s’empare du groupe qui court dans tous les sens. Lucile et son frère sont alors entraînés par Tux sur la route. Course dans le noir contre des monstres invisibles. Ils finissent par apercevoir les lueurs de l’aube à l’horizon.

Episode 8

L’autoroute est au milieu des champs. Plus ils courent, plus le temps s’accélère. La boucle rejoint soudain le routier de la veille. Tout semble vide, mais des voix persistent. Des fantômes de gens. Ils poursuivent leur route et sont projetés après le tunnel. Décor de fin du monde et l’immense faille coupant l’autoroute. Lucile comprend alors.

Episode 9

Dans un certain futur, la boucle sera brisée, entraînant dès lors des catastrophes dans l’espace et le temps. La seule façon pour Lucile et Baptiste de survivre et de clore la boucle qu’ils n’ont pas osé franchir dans le rêve de Lucile. Ils décident alors de sauter dans le vide.

Episode 10

Ils sont sur la plage. Lucile en pleure de soulagement avant de remarquer que son frère n’a pas survécu à la chute. Tux est toujours là. L’homme à la casquette se tient derrière lui, caresse le chien et dit « C’est reparti pour un tour, ma douce ».

Un joggeur du matin passe. Il entend des aboiements de chien et aperçoit un labrador sur la plage, entourée de cadavres d’adolescents. Seule une fille est vivante, pétrifiée d’horreur. Les pattes du chien trempent dans le sang. Il s’enfuit alors et disparaît brutalement dans les vagues.

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