La dynamique de l'inutile

Laurent Buscail

La dynamique de l'inutile

Par Laurent Buscail

Sonnerie aiguë. Une main écrasa le réveille-matin. De nouveau le silence. Quelques bruits sortirent de la bouche de Paul. Il se leva de son lit, enfila ses pantoufles, partit dans la salle de bain. Il enleva son caleçon, le déposa dans une corbeille à linge. Prit une douche ; un coup de savon, rinçage, séchage, puis il se rasa, enfila des vêtements propres et gagna la cuisine. Il avala une tartine de pain beurré noyée dans une tasse de café. Retour rapide à la salle de bain, il se brossa les dents et s'enfuit en courant de son appartement. Marche, bus, marche. Au bureau, il s'assit devant sa machine à écrire et rédigea toute la journée des articles, prenant quelques pauses de-ci de-là. Le soir venu, il retrouva son logement pour avaler quelques aliments et sombra rapidement dans son lit au milieu d'une lecture quelconque.

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Une voix lointaine obscurcie par les interférences radio résonna avec force dans les oreilles de Paul. Il pressa un bouton et la voix se perdit dans le silence de sa chambre. Peu enclin à bouger, il replongea dans le creux de ses rêves. Une palette bascula en avant et découvrit un nouveau chiffre. Un grésillement retentit et une voix se mit à hurler des nouvelles terrifiantes venant de pays étranges égarés dans les mappemondes. Paul surgit brusquement de sa brève aventure onirique. Après quelques hésitations, il s'extirpa de sa couette et rejoignit nonchalamment la douche. Une rapide friction avec le savon. Un séchage brusque. Le rasoir en main, il prit le temps de contempler la lame et de rassembler ses esprits. L’exercice délicat passé, il se rinça le visage et commença une curieuse danse qui se termina lorsque sa deuxième chaussette fut enfilée. Il arriva le pas pressé devant la cafetière de la cuisine, pressa un bouton et profita de ces quelques minutes qui le séparaient du moment où les dernières gouttes se seraient écoulées pour tartiner de beurre deux tranches de pain. Il avala goulûment ses tartines, les trempant de temps en temps dans un bol rempli de café. Il reprit sa respiration à deux reprises tant son appétit dévorait ses malheureux morceaux de pain. La bouche pleine de renvois, il repassa par la salle d'eau et y dégagea ses dents des restes de ce festin à l'aide d'une brosse enduite de dentifrice. Paul compléta le nettoyage par le passage d'un fil dentaire dans les zones les plus inaccessibles et lâcha tout brusquement pour rejoindre la porte d'entrée où l'attendait sa paire de chaussures. Un tour de clé et le voilà partit pour l'arrêt de bus. Une courte attente et il se retrouva assis sur la banquette ferme du transport en commun. Paul regardait défiler le paysage en jouant aux jeux des sept erreurs, il ne dépassait que très rarement ce chiffre. De petites foulées le menèrent devant l'immeuble de son journal. Gardant le rythme, il monta les marches des escaliers deux par deux et se laissa tomber devant sa machine à écrire électronique. Il écrivit toute la journée des articles de plus en plus inintéressants, allant quelques fois aux archives pour faire semblant de vérifier quelques informations. Entre deux feuilles de chou au style ramolli, il s'enfila dans le gosier un sandwich acheté par un stagiaire au vendeur ambulant du coin de la rue. Son travail péniblement terminé, il refit le trajet du matin dans le sens inverse. Paul retrouva les mêmes figures déconfites sur le chemin. Le ciel, les immeubles, les nuages, tout semblait les écraser contre le pavé. Il rejoignit son appartement sans grand entrain, prit le temps de savourer sa fatigue dans son canapé en mangeant un dîner sensiblement identique aux précédents. Le feuilleton à la radio lui tirait les paupières et il dut se traîner jusqu'à son lit.

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Une bande magnétique se mit à tourner et le minuscule haut-parleur du réveil cracha un standard du rock n' roll. Paul sortit en sursaut de ses rêves. Il arrêta le guitariste en plein solo. Les bâtonnets de cristaux liquides tremblaient encore. Son corps se dépliait lentement à grand renfort de gémissements et bruissements d'animaux. Il enfila avec une maigre dextérité ses pantoufles et se lança violemment en avant, manquant de peu de s'écraser le nez contre le mur d'en face.

Il traversa un minuscule couloir pour atterrir dans la salle de bain. D'une gymnastique peu académique, il se délesta de son caleçon et l'envoya mourir sur une montagne de linge sale à la limite de l'avalanche. Un frisson vint lui chatouiller l'échine. Il se jeta dans la cabine de douche, tourna le robinet d'eau chaude puis légèrement celui d'eau froide. Paul patienta la main sous le jet sortant du pommeau de douche tout en ajustant la température. Les frissons serpentaient sur ses côtes et ses cuisses. Il s'aventura à se soumettre au jaillissement pourtant encore trop chaud. Un cri s'étouffa entre ses dents, ses yeux se décollèrent instantanément et il manqua par la même occasion de perdre l'équilibre. Dans un nuage de buée gagnant très vite en proportion, ses mains hésitaient à trouver les manettes pour régler les degrés. Une fois la température de l'eau plus tolérable, il finit de mouiller les parties de son corps épargnées et coupa le robinet. Il s'empara du savon, le laissa échapper des mains à quelques reprises et le reposa satisfait, exténué de toutes ses contorsions. Les doigts glissants rouvrirent un flot beaucoup trop froid. Paul contint un juron entre ses lèvres qu'il pinça violemment. L'eau chassait les dernières manifestations mousseuses de ses jambes, il reposa le pommeau de douche sur son réceptacle et sortit vigoureusement de la cabine de douche. Paul arracha la serviette de son crochet. Il se frotta avec tant d'énergie que des traces rouges tapissaient son corps. La tête face au miroir, il effleura de sa main les minuscules gouttes condensées en une pellicule recouvrant le verre. Paul découvrit son visage brumeux encore gorgé de sommeil. Il en tartina la partie inférieure d'une pâtée blanche aérienne. Une lame luisait sous l'eau froide et se jeta sur ses joues à l'assaut de ses poils fertiles. Les gestes jusqu'ici maladroits firent place à une certaine maîtrise due à une concentration accrue. La neige aux effluves de musc s'effaça progressivement et fit apparaître une peau débarrassée de sa fourrure naissante balafrée de rares accidents sanguinolents. La mine à peu près satisfaite, il se débarbouilla d'un filet d'eau la figure et s'empressa d'enfiler les vêtements pliés sur le meuble adossé au mur à côté de lui. Les pantomimes gauches et approximatives refirent surface et il lui fallut s'y reprendre à plusieurs fois afin d'arriver à tout mettre dans le bon sens.

Paul se lança en direction de la cuisine, il prit une minute pour choisir la capsule renfermant l’excitant le plus adapté à son humeur du jour. Il l’inséra dans son logement et referma la machine, il vérifia qu'elle était bien pourvue en eau et lança la fabrication du café. À peine eut-il le temps de sortir quelques biscottes de leur boîte que sa tasse trônait fièrement remplie dans un nuage de vapeur mystique. De grandes lampées de beurre recouvrirent les biscottes et il put déguster son petit déjeuner. Il se brûla à deux reprises avant d’apprécier pleinement son café et renversa ses délicates tranches de pain grillées du côté beurré de façon répétée. Venant au bout de ce fastidieux repas, il partit se décoller les molaires. Face au miroir, Paul enduit une brosse circulaire d'une pâte multicolore et mit en branle l'engin tremblotant de toutes ses parties. En plein milieu d'une incisive, la machine s'arrêta brusquement. Malgré plusieurs encouragements sur le bouton de mise en route et quelques claques sur le plastique froid, la brosse restait désespérément immobile. Il dut finir en agitant le poignet énergiquement se fatiguant très rapidement de la lourdeur de l'engin. Son œil glissa sur sa montre-bracelet et les aiguilles lui sautèrent au visage. Le tramway ne l'attendrait pas pensa-t-il et il faussa compagnie à son appartement. Il sauta dans ses chaussures, manqua de peu de casser sa clé dans la serrure.

Ses longues jambes se déployaient sous son buste ; rattrapant le temps, déchirant l'espace. Il fut rejoint par des talons hauts, tout aussi pressés de relativiser les secondes. Le quai se vidait déjà et il dut retenir les portes d'un maigre avant-bras afin de se presser contre les figures déjà accablées par la perspective de la nouvelle journée. À l'approche du centre-ville, les flux d'entrants et de sortants se gonflaient de plus en plus de faces livides. Une foule le déposa sur le quai de son arrêt juste en face de sa boîte. L'ascenseur l'attendit quelques instants et la porte accentua la blessure chronique de son bras. Il échangea des regards forcés avec ses camarades. Devant son écran d'ordinateur, il se lança dans la rédaction d'une chronique sur des lieux et des gens qu'il n'avait jamais vus. Paul vint à bout d'une demi-douzaine d'essais insipides bouffis de consensualités, d'autres diraient objectifs. Durant ses courtes pauses, il se gava de barres collantes de tous leurs sucres et s'enfila des litres de café dont il fallait se répéter sans cesse que c'était bien du café que l'on buvait. Les lampes de bureau éclatèrent de plus en plus les pupilles, alors Paul s'empressa d'apporter les dernières retouches à un article qu'il savait très bien survolé et vomi la seconde d'après par des lecteurs toujours plus insatiables. Il repartit se coller à tous ces esclaves anonymes dans cette boîte en fer qui traversait la grande machine encore plus exigeante chaque jour, épuisant les organismes, rongeant les hommes, incrustant sa volonté dans les cervelles ramollies. Sa mâchoire disparaissait comme celle des autres, leurs paupières cachaient leurs yeux, leurs fronts s'allongeaient, toute leur tête était aspirée par le sol. Il traîna ses pieds jusqu'à sa tour, traversa les étages dans une cabine aussi étroite qu'un cercueil. Le sofa l’appela de ses grands coussins moelleux. Paul s'y abandonna puis il laissa ses neurones s'évaporer lentement au rythme des images qu'il découvrait à travers une petite lucarne. Il ingurgita des mets sans saveurs, seul l'aspect influençait la bouillie coincée dans son crâne pour lui indiquer ce qu'il mangeait. Il rangea sa vaisselle dans une machine et charria sa carcasse jusqu'à son linceul pour y mourir un peu.

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Le cri de centaines de milliers de bourdons réveilla Paul en sursaut. Il abattit un bras vengeur sur la machine criminelle qui avait forcé l'entrée de son esprit et venait d'interrompre brutalement sa discussion avec son inconscient. Le bruit douloureux cessa immédiatement et s'en suivit une voix féminine à l'accent métallique l'informant sur la météo et les principaux titres de l'actualité. Son doigt glissa sur un bouton sortant du cadre de son lit et d'une pression maladroite, le matelas redressa son dos jusqu'à la verticale. Il dégagea son doigt et fit pivoter son bassin dans des craquements d'os et étirements de ligaments éprouvant. Ses pieds s'échouèrent lamentablement sur le parquet et coupèrent un rayon infrarouge. La plinthe face à lui se releva et deux pantoufles s'en expulsèrent puis s'insérèrent parfaitement autour de ses pieds. Après avoir grommelé quelques vociférations vindicatives, sa main dégringola sur une console aux multiples aspérités maladives et la rapporteuse au ton monocorde se tut. Le silence ne tarda pas à être bousculé par une ventilation lointaine qui invitait Paul dans un sifflement de sirène. Au prix d'un effort surhumain, il sortit de son sarcophage et s'élança à la poursuite de l’envoûtant joueur de flûte.

Ses pas mal assurés le conduisirent dans la salle d'eau où des vagues d'air chaud léchaient son corps. Il fit glisser son caleçon et le regarda d'un œil collant se faire aspirer par la corbeille de linge sale. Deux foulées sur le carrelage gentiment froid et une cascade ruissela du haut de son crâne jusqu'à la plante de ses pieds. Un nouvel interrupteur, l'eau finit de s'écouler dans la bonde et de minuscules jets d'un nettoyant teintèrent la peau de Paul d'un bleu lacté. Les projections savonneuses ravalèrent leurs dernières gouttes, un frottement mécanique accompagna le retour du torrent de filament larmoyant. Les flocons d'une écume nébuleuse se vaporisaient sous la pluie battante. Il ouvrit un trou béant sur son visage et fit rouler le long de sa gorge un clapotis de cette onde claire. Il recracha le tout. La sécheresse s'abattit autour de lui, le souffle d'un dragon lui caressa sa robe fine rose saumon. D'un pas il se retrouva devant un jumeau autant sous l'influence d'Hypnos que lui. Flottant de part et d'autre de ce portrait vivant, des informations sur la qualité de l'air, la température et les prévisions pour la journée se détachaient du verre poli. Paul passa le doigt sur le visage de ce frère et celui-ci s'agrandit. Nonchalamment, il passa en revue différentes coupes de barbe s'affichant sur son double pour finalement s'arrêter sur une moustache fine. Il s'empara d'un cône surmonté de lames et se barbouilla le bas du visage. Se désintéressant totalement du vorace dévoreur de poils, Paul consultait ses messages sur la plaque de verre réfléchissant, rien de bien captivant. Il scruta le résultat du travail effectué par son petit barbier et en eut l'air satisfait. Il associa ensuite les vêtements s’accommodant le plus avec son parcours et ses activités du jour en les affichant sur le tableau vivant face à lui. Il les retrouva à côté de lui en quelques secondes et fit deux trois pas avec.

Il évoluait à présent sur des lames d'acacia huilé et passa la main sur un plan de travail en céramique. Tout un tas de graffitis bouscula la pureté du support sur lequel ils apparurent. Il joua délicatement de sa phalange, dessinant ses désirs sur l’alliage froid. Une trappe s'ouvrit, faisant apparaître un gobelet plein d'un liquide noir caféiné accompagné d'un aggloméra de céréales et d'autres ingrédients inidentifiables en barre. Son visage se fendit et découvrit ses dents affamées. Des grains de blé criaient aux génocides sous le pilonnage incessant de l'ivoire et de l'émail. Une rivière aux reflets de charbon finit de les entraîner dans un gouffre sans fond. Paul lança le gobelet dans la trappe et repartit vers le temple des naïades. Il retrouva son double guère plus en forme. Une tige dominée par une minuscule éponge ronde se lança à l'assaut de ses gencives. Du blanc éclata entre ses lèvres et alors qu'il contemplait son reflet, l'heure clignota en gros sur son front. En deux grandes enjambées, il retrouva ses chaussures à ses pieds.

À grand appétit, il engouffra le plus d'air qu'il pouvait dans ses poumons et sortit de son placard. Il pénétra dans un long couloir lugubre. Paul se précipita vers une des cabines qui tapissaient le mur du fond. Il s'inséra dans un modèle une place, des images de guerre, de terreur l'encerclaient. Une voix exposait les avancées sur les recherches d'une nouvelle maladie. Le tube tomba de longues minutes, Paul sentait son cœur se serrer, souffrant de l'élévation de la vitesse toujours croissante. La capsule décéléra, il put recommencer à nourrir ses poumons normalement à l'approche des niveaux inférieurs. La porte s'ouvrit, il était maintenant sous terre d'après les mots qui jonchaient les sols et les murs. Il arpentait une grotte aux coupes parfaites, des rangées de modules de petite taille se serraient les uns contre les autres. D'autres modules de différentes tailles parcourraient de longs rails et s'enfonçaient dans des tunnels obscurs. Paul se glissa dans la ridicule capsule et celle-ci partit à toute vitesse rejoindre le ballet qu'ils jouaient tous ensemble. Les changements de files étaient fréquents, dans une fluidité parfaite, sans heurts. Il s'engouffrait dans différents tunnels, montant d'un niveau, redescendant la fois suivante. Au bout d'un périple d'une dizaine de minutes, il arriva sur un quai d'où il put s’extirper de l'engin. Il rejoignit un nouvel habitacle encore plus étroit et s'éleva à travers les étages d'une tour dont il ne pouvait qu'en soupçonner l'immensité. Là encore, il dut se battre pour conserver son cœur à sa bonne place et c'est tout chancelant qu'il arriva à l'étage de son poste.

Un puissant et vaste volume d'air le happa. Une multitude de cancrelats zombis étaient collés sur leurs chaises, tous enchaînés à une boîte par un casque monstrueux. L'un d'eux s'en alla de son poste et Paul le remplaça aussitôt. Il posa l'insolite couvre-chef sur sa tête. Des centaines de traitements sortirent de ses synapses et par l'intermédiaire de la multitude de capteurs qui tapissaient le casque, ils rejoignirent un monde parallèle modelé par l'essence même de l'information. Les grandes lignes de ses articles n'étaient plus que des copier/coller débarrassés de toutes subversions. Il ne faisait plus que traduire, compiler et traiter des informations déjà ressucées par d'autres fantômes comme lui. Une longue paille traînait sur la table devant lui, il l’insérait dans sa bouche de temps en temps afin de se sustenter d'un liquide épais sans véritable goût. L'appareil s'arrêta automatiquement et il sut qu'il était l'heure de retrouver ses cabines, capsules et autres boîtes pour s'écrouler finalement dans son lit. Se délecter de nourritures transformées, ignorant la liquéfaction de son cervelet sous les abrutissants divertissements qui défilaient sur son plafond. Puis il sombra dans un monde chaotique rempli de cauchemars d'où il ne pouvait sortir qu'au petit matin, emprisonné par des narcoleptiques puissants.

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Un aiguillon vint se planter dans une excroissance composée de titane qui sortait de l'épiderme de Paul. Un liquide traversa ses canaux écarlates, réveillant au passage chaque cellule endormie de ce qu'il restait de son intégrité physique. Il émergea alors d'une violente illusion où il tentait de s'échapper d'un monde rempli de cubes. Lui-même se transformait en cube, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus avancer et se retrouva enseveli par des centaines de milliers d'autres cubes. Tous ces cubes formèrent une gigantesque boule qui flottait dans l'espace en troisième position en partant du soleil. Et puis elle explosait. Il ouvrit les yeux un bref instant, ne distinguant que de ses iris encore troublés de longs tuyaux et des toiles de fil noir. D'autres liquides s'invitèrent dans ses cavités et il plongea alors dans un rêve numérique. Il volait tout autour d'une planète aux relents de Terre, il s'arrêtait pour détailler l'extraordinaire, figeant le temps à sa convenance. Il maîtrisait les dynamiques relatives. Il consignait chacune de ses observations et envoyait ses messages par delà la mascarade d'univers qui le cernait. Il passait la journée à chasser les accidents qui se bousculaient sur les rails qu'il arpentait, ne se souciant à aucun moment de leurs palpabilités. Qu'elle était la part de réel dans ce qu'il explorait, il s'en fichait. Il commençait à croire au rêve et oublier l'autre vérité. Celle des tuyaux froids qui lui transperçaient la peau comme les flèches de Saint Sébastien. Confiné dans un sarcophage perdu au milieu d'une immense armoire mortuaire où souffraient des corps moribonds, murés dans leur folie numérique.

Au beau milieu du témoignage d'un prisonnier de guerre perdu sous de lointaines latitudes, des images lui revinrent en tête ; sa tête dans une boîte submergée par d'autres boîtes. Il décida de suivre l'une de ses bouteilles jetées dans le ciel. Paul s'envola dans les nuages, filant comme une comète poursuivant son écho. L'espace s'effrita tout autour de lui, les étoiles pleuvaient jusqu'à l'oubli. Le soleil ampoule vacillait. Il était presque nu, libéré des flammes qui le consumaient, ses filaments à l'air libre. Paul se retrouvait au bord de sa cage sphérique brodée d'un grillage noir très fin. Dans son élan, il transperça les mailles qui se démêlèrent dans une formidable course pour savoir qui déchirerait le monde le plus vite. Le noir profond de l'univers fit place à un blanc immaculé à l'intensité lumineuse éprouvante. Puis l'azur perça le coton enveloppant Paul et il put admirer les continents se repeupler. Des tours recouvrirent l'horizon, il reconnut un monde légèrement différent de celui dans lequel il évoluait. L’environnement n'était pas figé, des murs disparaissaient, puis réapparaissaient. Tout semblait dater, il y avait même des monuments qu'il savait détruit par une guerre récente. La petite lumière qu'il suivait depuis le début se précipita dans une tour. Il la suivit, transperçant les niveaux pour s'arrêter brusquement devant une boîte coincée dans un mur de boîtes. La lumière clignotait à l'intérieur. Paul hésita longuement puis il traversa la coque du sarcophage. L'horreur l'envahit alors qu'il contemplait son corps mutilé, il n'avait plus de jambes, plus de bras. Des dizaines et des dizaines de tuyaux transperçaient ce qu'il restait de lui. Il n'était plus qu'une boîte transmettant des données à d'autres boîtes. Il se mit à frapper ce morceau de corps, il ne voulait plus le voir, il ne voulait pas y croire. Il boxa son visage jusqu'à ce que ce dernier explose en mille petits fragments. Le buste se craquela à son tour et disparut dans un nuage de poussière, la capsule s'effondra ainsi que les centaines d'autres qui tapissaient le local. La poussière se souleva dans les airs et reforma les corps entiers de tous ces esclaves devenus des bouts d'hommes. De la poussière recouvrit le fantomatique Paul et un épiderme apparut, dessinant ses jambes, ses bras, ce corps qu'il avait oublié. Il put goûter à nouveau au délice que procurait le contact froid d'une surface sur la plante de ses pieds. Il rêva encore d'une chose et les immeubles s’effacèrent, l'horizon se dégagea de tous ces édifices à la gloire de l'homme et l'on célébra plus que jamais la nature. Paul s'endormit sous un arbre lové contre une myriade de corps humains et savoura cette paix indicible.

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Des ingénieurs s’affairaient le long des sarcophages contaminés par le virus. Ne trouvant aucune solution, ils oublièrent les rêveurs dans un coin et construisirent un univers encore plus cloisonné, encore plus contrôlé, coincé entre deux miroirs, regardant son reflet se perdre à l'infini.

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