la faute à johnny

Marie Eve Brassard

Vue du pont, Montréal est belle. Je suis incapable de détourner les yeux de mon rétroviseur. Je la regarde s’éloigner. Pendant que j’me rapproche. De quoi ? J’sais pas mais j’me sens brave. Baveux. J’ai l’impression que le monde entier encourage ma fuite. Bon. Disons le monde presque entier… Disons le monde entier, sauf toi. Le pire c’est que j’peux pas m’empêcher de penser que t’aurais aimé ça être là, assise à côté de moi. Que t’aurais monté le volume de la radio, fermé les yeux et que tu m’aurais supplié d’aller plus vite. Et que j’aurais enfoncé le gaz en fermant les miens, juste une seconde.  Juste le temps d’entendre ton beau rire lumineux.

Je roule pis je pense à toi. À toi qui m’attendais pour souper. Mais j’avais pas faim. J’avais pas faim pis j’avais pas vraiment envie de te voir. Je sais que, comme d’habitude, j’aurais sonné pis que t’aurais couru pour ouvrir la porte. Juste un peu. Juste assez pour passer ta p’tite face de tannante dans l’entrebâillement pis me faire un sourire. Ton sourire de tannante. Le sourire qui m’a jeté à terre quand je t’ai rencontré. Le sourire qui me donne toujours un peu envie de t’embrasser. Le sourire qui me donne aussi toujours un peu envie d’me sauver. Parfois, je m’dis que si t’étais juste une p’tite coche moins heureuse de me voir ben… je t’aurais aimé une coche de plus. Je pense.

Je roule pis je t’imagine toute seule chez vous. Je sais que, comme d’habitude, je t’aurais embrassé pis on aurait bu une bière en jasant, accompagnés par Sinatra et ses greatest hits.  Ensuite on se serait installé à table pour manger une de tes cinq greatest recettes. C’est pas compliqué. Y’en a juste cinq que tu réussis vraiment. Une pour chaque soir de la semaine. Hum… Laisse-moi réfléchir… On est jeudi… Le poulet aux abricots sûrement. Ou la sauce bolognaise. Si j’avais pu être certain à 100%, ça m’aurait peut-être encouragé à monter te trouver… Je ne te l’ai jamais dit mais, j’aime pas ça les abricots.

La route me nargue. Je regarde passer les kilomètres en me demandant où aller. Mon téléphone sonne. Pis j’réponds pas. En fait, je ne me donne même pas la peine de regarder l’afficheur. Parfois t’as pas besoin d’afficheur pour t’annoncer que tu fais une connerie. Je suis assis dans mon char pis j’suis bien. À soir, c’est comme si j’avais juste envie d’être assis dans mon char. Pis d’être bien. Pis de rouler. Rouler les fenêtres ouvertes. Plus vite que la limite permise. Rouler longtemps sans me poser de questions. La musique dans l’tapis. De chez nous à chez vous, même en respectant les limites, ça prend pas dix minutes. C’est pas vraiment ça qu’on appelle une ride de char. En plus, tantôt, juste pour m’écœurer, y’avait une place de parking libre, drette en bas de ta fenêtre. Même pas le plaisir de virailler un peu. Je me suis stationné en pensant à toi. Je t’imaginais en train d’allumer des chandelles pis de mettre la table. Bon ok, je l’avoue… je t’imaginais nue en train de mettre la table… En fait, dans ma tête, t’étais plus couchée sur la table…

Pis là, j’ai fixé ta fenêtre. Peut-être qu’au fond, j’espérais voir apparaître ton ombre en arrière du rideau. Je pense que si je t’avais vue, même habillée, ça m’aurait donné le goût d’arrêter le moteur pis de monter te serrer dans mes bras. Je serais monté t’embrasser. Pis je t’aurais embarqué avec moi, destination nowhere. Mais y’avait pas d’ombre. Y’avait rien qu’une fenêtre vide, une lumière pis un rideau.

Je roule pis je pense à toi. Jusqu’à Plattsburgh. Demande-moi pas pourquoi Plattsburgh. J’en n’ai aucune idée. Mais en voyant la sortie sur l’autoroute, ça m’a fait un peu le même effet que la première fois que je t’ai vu dans un party. J’ai envie d’y aller. Juste pour voir. Juste le temps de mettre de l’essence, de boire un café pis de fumer une cigarette.

Crisse que c’est lette Plattsburgh.

Il fait noir depuis longtemps quand la fatigue me rattrape dans l’détour. Ce n’est pas la destination qui compte, c’est le voyage. J’sais pas c’est qui le sage qui a dit ça mais y’avait sûrement apporté plus de cds que moi. Le ronronnement du moteur me raconte un peu n’importe quoi. Comme toi. Mais je pense que j’aime ça au fond. Ok. Oui. J’avais besoin d’être seul. Mais là, ça va. C’est assez. Je pense juste à toi pis j’me sens cheap. Me semble qu’on aurait été bien collés en cuillères, devant la tv.

Je sors ta photo de mon portefeuille pis je l’installe sur le siège du passager. La route du retour, j’ai envie de la faire avec toi. J’essaye de m’souvenir pourquoi je t’ai laissée toute seule avec ton souper, pis avec tes chandelles ? À chaque fois que mes yeux se ferment un peu, je vois ta face de tannante. Une chance que je conduis. Ça m’oblige à les garder ouvert. Pardonne-moi mon babe de t’avoir laissé toute seule avec ta peau douce, pis avec ton sourire. J’vais être là demain. Quand tu vas te réveiller, j’vais être là. Y’a rien qui va avoir changé. Je vais t’aimer encore tout croche mais je vais t’aimer encore.

Je suis stationné devant chez vous pis je fixe ta fenêtre en priant pour te voir apparaître. Juste comme j’me prépare à éteindre le moteur, Johnny commence à chanter ma toune préférée… I’II be what I am. A solitary Man. C’est en plein moi ça. Un solitary man. J’me sens brave. J’ai l’impression que le monde entier encourage ma fuite. Je suis stationné devant chez vous pis Johnny commence à chanter ma toune préférée. En plein le genre de signe que tu prends pour un signe même si ce n’en n’est pas vraiment un. C’est niaiseux mais j’ai vraiment l’impression que ma vie me lance un défi : « Envoye mon homme, vas-y te promener.  Envoye, sauve-toi p’tit con. Vite. Vite, avant de changer d’idée. T’es même pas game. »

Moi ça ? Pas game ? Pfff.

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