la faute à ricardo

Marie Eve Brassard

Ça fait une bonne heure que j’tourne en rond, d’un coin de rue à l’autre, sans même attendre que la lumière tombe verte pour traverser. Et chaque fois que j’arrive en bas d’chez moi, je r’vire de bord. Ton auto est stationnée en face depuis que le soleil est levé et j’ai pas le courage de rentrer. Encore un tour de bloc. Pis encore un autre. Pis un autre encore.
J’ai même pas ouvert la porte et déjà, l’arôme de l’osso buco trop cuit de la veille me lève le cœur. Je regarde dans la chambre et je te vois, couché sur le lit, tout habillé. T’es beau. T’es aussi beau qu’hier. Si mes pensées pouvaient me laisser tranquille un peu, j’irais me coucher à côté de toi. Mais j’ai peur de te réveiller. Et pour l’instant, j’ai pas envie de parler. J’ai pas envie d’parler, j’ai juste envie de te brasser pis de crier : T’étais où crisse ? Pourquoi t’étais pas là ?
À 18h, tout était prêt. J’avais quitté le bureau plus tôt que d’habitude avec une mission : organiser une soirée parfaite. Ça faisait 6 mois qu’on était ensemble. Six mois. C’est pas long six mois pour la plupart du monde, mais pour moi, ça ressemble pas mal à un record. J’étais allée à l’épicerie, j’avais fait le ménage, j’avais pris une douche et pour l’occasion, j’avais même enfilé un nouveau kit de sous-vêtements. J’me doutais bien que tu ne le remarquerais même pas… mais moi je saurais. Pis j’avais envie de me sentir belle. J’avais envie d’être la plus belle. Juste pour toi. Et c’est aussi juste pour toi que j’avais passé la semaine à fouiller dans les livres de Ricardo. Jusqu’à ce que je me décide enfin pour un osso buco. Probablement que t’avais aucune idée c’était quoi. Mais jusqu’à hier, je t’avoue que moi non plus. Je savais juste que ça avait l’air bon pis j’espérais que tu grimaces moins que quand je faisais mon poulet Marbela avec des abricots.


- Fariner les jarrets de veau.

- Dans une casserole, chauffer un peu d’huile à feu moyen-vif.
- Faire colorer la viande environ 2 minutes de chaque côté ou jusqu’à qu’elle soit bien
dorée. 

- Ajouter les carottes et les oignons.
- Faire revenir 2 minutes.

- Déglacer avec le vin. 

- Ajouter les tomates, le fond, le basilic et la sauge; saler et poivrer au goût.

Ajouter les tomates, le basilic et la sauge… Ajouter les tomates… Je voulais bien ajouter les tomates mais impossible de trouver l’ouvre-boîte. J’ai viré la cuisine à l’envers deux fois. Regardé dans le salon pis dans la salle de bain. Mais me semble que s’il y quelque chose qu’on utilise juste dans la cuisine… c’est ben un ouvre-boîte non ? Les jarrets de veau me regardaient avec l’air de dire : envoye grouille toi ! Grouille-toi. J’veux bien mais on ouvre ça comment une canne de tomates sans ouvre-boîte ?
Je suis sortie dans le corridor, avec la ferme intention de réussir ma recette. J’allais quand même pas gaspiller 25$ de jarrets. Et j’ai frappé au #307. Je pourrais te laisser croire que j’avais choisi cette porte-là par pur hasard mais non. J’étais curieuse de voir à quoi ressemblait le nouveau voisin.
Quand il a ouvert la porte, j’ai eu besoin d’un peu de temps, et ne m’demande pas combien de temps, pour me rappeler ce que je faisais là. Je regardais le plancher. Un beau plancher de bois franc flambant neuf. Sans égratignure. Un tapis Welcome. Deux pieds avec des bas gris. Et juste au moment où j’étais en train de me dire que c’était vraiment un beau gris, je l’ai entendu rire. Et j’ai eu l’impression que des mots sortaient de ma bouche. Et j’ai vu deux pieds se diriger vers la cuisine. Un vrai beau gris foncé. Presque charcoal.
- Prends ton temps. Je ne pense pas en avoir pas besoin ce soir.
- Cool. Welcome. Euh… Merci je veux dire. Je te le rapporte.

Pendant que les jarrets mijotaient, j’ai allumé des chandelles. Mis la table. Un peu de musique. Et je me suis installée sur le divan, prête à courir dès que j’entendrais tes pas dans l’escalier.
Mais le temps passait et y’avait toujours pas de pas dans l’escalier. Vers 19h, je me suis servi un verre de vin et j’ai essayé ton cell. Pas de réponse. J’aurais peut-être dû te l’dire que ça faisait 6 mois ce soir... À 20h, j’ai éteins le four et j’ai essayé ton cell. Pas de réponse. Je me faisais un tas de scénarios dans ma tête. Peut-être que t’avais oublié ? Peut-être que t’avais eu un accident ? Peut-être que c’était fini entre nous deux pis que t’avais pas encore trouvé le temps d’me le dire ?
Toc Toc.
Enfin t’es là. J’étais inquiète.
Euh… J’aurais besoin de mon ouvre-boîte.
Ah. Oui. Déjà… T’as pas encore soupé ?
Non.
Est-ce que t’aimes ça l’osso buco ?
Euh…J’sais pas vraiment c’est quoi… Mais ça sent bon.
T’en veux ? J’en ai pour une armée.
Ben… oui… ok. Wow. Tu mets toujours de l’ambiance comme ça quand tu soupes ?

J’ai pris quelques secondes pour évaluer le risque de le laisser seul et je suis dirigée vers la cuisine pour lui préparer un take-out. Quand je suis revenue, ce n’est pas le coffre à bijou qu’il était en train de vider… c’est la bouteille de vin. Dans deux verres.
Merde. Je cachais tant bien que mal ma surprise et j’avais encore beaucoup de misère à regarder autre chose que ses pieds, mais une toute petite voix à l’intérieur de moi me disait : pourquoi pas. C’est pas comme si t’étais là pour m’en empêcher. Et on est passé à table. Comme si tout était normal. Et on a mangé. C’est bon de l’osso buco. Et je me sentais bien. J’étais bien. J’étais bien pendant qu’on se racontait nos vies en mangeant. J’étais bien quand on a terminé la 2e bouteille de vin et qu’on a décidé d’aller s’asseoir sur le divan. J’étais bien quand il m’a embrassé. Après, plus rien.
Plus rien d’autres que des images de la dernière nuit qui défilent à toute vitesse dans ma tête. Plus rien d’autres que ses mains dans mon chandail. Que sa bouche dans mon cou. Que mon nez dans ses cheveux qui sentaient tellement bon la vanille. Plus rien d’autre que sa peau. Et des lèvres partout. Et des vêtements partout. Et une nappe, pleine de miettes de gâteau au chocolat et moi. Couchée dessus.

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