LA FAUTE AU CINEMA

giuglietta

Paris la nuit

Ces petites rues sombres ne se fondent pas tout à fait dans la nuit. La lune est absente, mais la lueur des réverbères révèle la première d'une volée de marches, là-bas le banc d'un square, plus loin, un bosquet.

Ça pourrait la rassurer, ces lumières. Mais elle a encore plus peur, finalement. L'assassin se tient peut-être debout dans l'escalier, il est planqué derrière le vieux banc ou les arbustes. Il retient sa respiration et sa main serre très fort le manche d'un couteau. Elle croit l'entendre, l'entrevoir. C'est la faute à Simenon, Harry Baur et Gabin.

Une bagnole de flics glisse sur la chaussé humide, non loin, et l'angoisse redouble. Il y a peu de criminels en liberté dans les rues de Paris, mais des keufs... y'en a partout. Ils sont armés, toujours. Surtout, quoiqu'il advienne, ils ont La Loi pour eux. Toute sa vie, au long de nuits plus ou moins semblables, noires et tièdes, dans n'importe quelle ville, les problèmes sont venus d'eux.

Deux gros lourdauds, le baudrier en bataille et la trogne avinée, l'avaient littéralement obligée à monter dans leur caisse. C'était sur les quais, à Bordeaux. Le bruit de ses propres talons sur le trottoir la rendait parano – un joint de trop. Mais la Rue Denise, qui s'ouvre sur un vieux porche de pierres suintantes, se profilait déjà. Plus que quelques mètres. Sauf qu'ils avaient ralenti :  « Ça va, mademoiselle ? » À Bacalan, dans les 80's, on disait que deux flics avaient violé une fille-qui venait porter plainte... pour viol. Des tas de rumeurs couraient sur ces deux-là, surnommés « Rouge et Vie » à cause d'un mauvais vin *. Légendes urbaines ? Blagues salaces, questions oiseuses, ils l'avaient pourtant larguée tremblante devant sa porte

À Montpellier, sortant seule d'un concert, elle avait sursauté quand une voiture banalisée, genre « bagnole de sport »,l'avait coincée le long du trottoir, pilant brutalement dans un crissement de pneus façon « Starsky et Hutch ».

- Vos papiers !

- vous, vos papiers, qu'est-ce qui me prouve que vous êtes policiers ?

Ils les avaient sortis, étaient partis sans l'arrêter. Pourquoi l'auraient-ils fait ? Parce qu'elle marchait en mini-jupe dans le quartier de la gare à une heure du matin ?

Des anecdotes comme ça, elle en raconte des tas. Des rencontres malsaines, effrayantes, forcément. Histoires qui finissent bien : alcool ou pas, elle a toujours gardé la tête froide. Ne pas -trop- s'énerver. Éviter l' « Outrage et rébellion » et la nuit au poste.

Rageant intérieurement de ne pas pouvoir tout simplement se promener, seule, la nuit, bordel.

Là, c'est Paris. Elle est bien fatiguée. Elle a perdu ses clefs. L'aube est loin. Les cafés fermés. Merde.

Dans ce décor sorti d'une photo de Willy Ronis, elle se sent agitée d'émotions, pensées, sentiments, contradictoires et fous. La beauté des noirs et blancs contrastés, tamisée pourtant par la bruine l'émeut. L'idée de dormir, d'essayer de dormir dehors sur le banc la fatigue un peu plus. La tiédeur de l'air la rassure quand le silence l'angoisse. Elle rit de son étourderie, souvent elle rit, seule, pour un rien. Mais elle redoute les monstres qui naissent la nuit des peurs ancestrales. À cause aussi des scènes récentes... la faute au cinéma. Peur des flics, tu m'étonnes, ces gens sont des salauds. Elle n'irait pas leur faire la bise en criant « Je suis Charlie. » Et ce bruit qu'elle croit entendre tout près, c'est quoi ?

Du coup, elle se cache dans l'obscurité. Retient sa respiration. Dans sa main, elle serre fort le laguiole violet.

C'est comme ça qu'ils la trouvent, et lui tombent dessus. Tapie, crispée, haletant dans le noir, la lame de son arme luisant comme ses dents que découvre un rictus.

À deux pas du cadavre d'un homme que, sans doute, un de ces criminels qui errent à Paris a tué tout à l'heure.

Cette fois-ci, elle n'y coupera pas, c'est parti pour une nuit au poste !

*Rougevie un mauvais vin d'alors

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