La ferme de l'Aveyron
marie-nat
Je la revois très bien la ferme du Rémézou de Lalo, hameau dans l’Aveyron, je ferme les yeux, travelling arrière.
Je suis haute comme trois pommes, petite robe à bretelles en vichy rose, socquettes blanches, pas franchement la tenue appropriée pour se rendre à la campagne…Peu importe.
Papa ouvre le portail en fer, actionne le loquet, le moteur de la R16 tourne, il gare la voiture dans la cour en gravier. J’aime le bruit du gravier sous mes pas, j’y fais des dessins avec mes pieds.
Théo et Julia, les cousins de papi, nous accueillent sous la tonnelle chargée de glycine, le sourire scotché sur leurs visages marqués de rides profondes.
Théo : toujours un mégot éteint aux lèvres, son visage cuit et recuit par le vent et le soleil chaud de l'été, béret noir et sabots, il travaille aux champs et ça se voit. Il est loin le temps où il servait dans un restaurant sur les Grands Boulevards parisiens.
Ses mains sont larges, fortes, des mains calleuses de paysan. Il parle peu Théo, il parle avec les yeux, je l’aime bien. Je crois que c’est réciproque.
Julia de sa voix de crécelle pourtant chaleureuse nous invite à rentrer. Elle parle beaucoup et sourit tout le temps, elle ne s’arrête jamais Julia, toujours en activité ! Sur sa robe, elle porte son vieux tablier de cuisine, je ne l’ai jamais vue sans…
Le chien blanc est là aussi, il me fait des léchouilles, il est rigolo et très gentil, ce n’est pas comme ce berger allemand en Normandie qui m’avait mordu un an plus tôt à la cuisse alors que je descendais tout juste de voiture.
Je hume l’odeur de l’étable, les vaches ne sont pas loin, l’énorme bâtisse en pierre du Causse nous fait face, je me sens toute riquiqui. Deux bises sonores de Julia me tirent de ma rêverie, « alors ma petite ! Toujours tes jolies prunes noires qui me regardent d’un drôle d’air ! Allez ! Rentre que je t’offre des gâteaux ! ». Elle sent le savon de Marseille.
La vieille Lucie est assise sur sa chaise en paille, à l’ombre du grand arbre, toute de noir vêtue, elle ne bouge pas, et nous salue en souriant sous son chapeau de paille. C’est une sœur de Théo, ancienne communiste devenue bigote, je l’apprendrai plus tard ; veuve de Monsieur Lafontaine, ancien combattant de la guerre 14/18, elle habite avec eux. Et semble être posée là depuis des siècles.
Je pénètre dans la maison, maman me précède. Je passe le rideau anti-mouches accroché à la porte, j’aime passer au travers des lanières multicolores plastifiées ; j’ai un jeu : que les lanières restent sur mon épaule le plus longtemps possible en avançant le plus loin…
Je n’en connais qu’une seule et même pièce de cette ferme : la pièce à vivre, sombre, un peu inquiétante...Un unique fenestrou au dessus de l’évier en pierre laisse passer la lumière et éclaire timidement l’ensemble, il fait frais, un frisson me parcourt.
Une odeur forte de suie se dégage de l’énorme cheminée et du cantou* qui couvrent la largeur du mur de gauche.
Nous prenons place sur les bancs en bois massif, autour de la grande table.
D’un geste rapide Julia a pris soin de nettoyer la toile cirée à carreaux rouges, elle dispose des tasses et des petits verres pour les hommes.
Au centre de la table : une grande boîte en fer d’anciens gâteaux Lu me nargue et semble me dire : va falloir que tu patientes !
Des biscuits à la cuillère ! Hum ! Quel délice, ils ont un goût unique ici. Pourquoi ? Parce que dans quelques minutes Julia va me proposer de la liqueur de cassis faite maison, peu alcoolisée mais assez pour me tourner la tête ! Qu’elle prendra soin d’ajouter de l’eau, que je tenterai en vain de rattraper les morceaux avant qu’ils ne tombent et ne s’écrasent au fond du verre, dans une jolie bouillie trouble, dont je me régalerai.
Pour l’heure elle sert le café dans les verres, de l’eau de vie de prune pour les hommes. Les discussions vont bon train, ça parle fort, ça rit.
Je patiente et ne quitte pas Julia du regard, elle attrape enfin la bouteille de cassis et me verse un centimètre de liqueur, j’adore l’odeur de fruits rouges sucrés, elle complète avec de l’eau du robinet jusqu’au bord du verre, me tend la boite de gâteaux, le festin peut commencer !
Théo a toujours son mégot suspendu à ses lèvres, parfois je me demande comment il tient, peut-être y met-il de la colle glue ?
En fin d’après-midi il me prendra avec lui et nous rentrerons les vaches dans l’étable, il leur parle à ses vaches, dans un drôle de dialecte, du patois rouergat il parait. Ça roule et ça chante ! Mais c’est qu’elles l’écoutent en plus ! Vous verriez ça ! Parfois elles râlent, je m’en rends bien compte ! Mais elles avancent !
Je suis loin des immeubles à dix étages et de la grisaille parisienne.
Maman m’appelle, elle est dehors avec Julia, en route vers le potager, je m’essuie la bouche d’un revers de la main et cours les rejoindre.
Je passe devant les clapiers à lapins, ça sent fort les crottes et la paille. Je demande à Julia si je peux leur donner à manger, elle m’en donne l’autorisation et me tend des fanes de carottes, c’est étrange un lapin, ça regarde bizarrement, de côté ...
« Fais attention à tes doigts ! » me lance-t-elle ! Je m’attarde sur l’une des cages, des bébés lapins sont nés il y a quelques jours, ils sont minuscules et tiennent dans une main, trop mignons. J’en ramènerai bien un avec moi !
Maman et mamie sont toutes courbées, elles ramassent les haricots verts, je cours dans les herbes hautes, ça me chatouille les gambettes, me roule dedans, je hume, je respire, je souris, je suis heureuse !
« Marie ! Viens cueillir les tomates avec nous ! Elles sont énormes et bien rouges, des cœurs de Bœuf ! Goûte moi ça, ma chérie ! C’est pas celles que tu manges à Paris, pâles et sans goût ! ».
Je croque la chair pleine et savoureuse, les tomates ont gardé prisonnière la chaleur de la journée. Du jus rouge dégouline le long de mon menton.
Je regarde passer les voitures vers Lanuéjouls, en bas du champ, et je me dis que bientôt je remonterai à Paris pour la rentrée des classes.
Je chasse rapidement cette pensée, ferme les yeux et profite du du soleil aveyronnais qui illumine ma frimousse dorée.
* Cantou : Le cantou est une cheminée monumentale utilisée dans le sud-ouest de la France. Cantou en occitan signifie « le coin du feu » et par extension le « cœur de la famille » ou le « chez-soi ». De fait, du Moyen Âge au XXe siècle, cette cheminée constitue l’élément central de la maison paysanne et le centre de la vie de la famille.
merci pour ce moment pastoral ... et bucolique
· Il y a presque 13 ans ·matthias-desmoulin