La fermeture éclair

le-hareng

D'habitude, il n'entrait pas dans le bois. Il courait à la lisière des sapins : le chemin était parallèle au ruisseau et, là en bas, plusieurs fois, entre les bouleaux, il avait vu paître des biches.
Aujourd’hui, en courant, il divaguait sur les habitudes qui régentaient sa vie : pas d'alcool en semaine, coucher avant onze heures, lever tôt, footing trois fois une bonne heure par semaine… On lui avait appris qu'organiser sa vie était une des conditions du bonheur. D'accord, peut-être, mais à son âge, sûrement une cause d'ennui.  Sa prison.
Les pneus d'un tracteur de bûcheron avaient saccagé le chemin. Des branches au sol entravaient sa course. Il devait sauter d’une bordure à l’autre.
Peut-être que sa discipline n’était que peur de se laisser aller au gré des envies. Dépenser son temps – il en était avare - est un art. Il devrait en être moins comptable. Voilà : demain, il traînerait au lit à lire une série noire. Rendez-vous annulés. Pour une fois. Et puis il irait déjeuner en ville, dans cette brasserie hors de prix, là entre les étangs.  A l’heure où les autres reprenaient le travail. Pas rasé. Cela fait combien d'années à se raser chaque matin ? Avant de prendre son café. Pas après. Il commanderait des fruits de mer et un Pouilly-Fumé. Chaque fois qu'il avait rompu ses lisières, il avait appris quelque chose, fait une rencontre, modifier son regard. Que se passerait-il demain ?
Et puis, tant qu'à penser lisières et casser les rites, autant entrer dans le bois et éviter ainsi de se tordre la cheville dans ces ornières gelées. Il bifurqua à droite. Les fûts des sapins s'élevaient haut. Pénombre et silence de cathédrale. Odeurs acides. Il accéléra l’allure : plaisir de sentir son corps accepter sans trop d’efforts les grandes foulées  et, sous ses pieds, le moelleux du tapis d'épines et de mousse.

Après une quinzaine de minutes, droit devant, un peu en hauteur, il rallia une éclaircie : un coupe-feu entre les sapins et des feuillus. La neige commençait à tomber. Il sortit sa carte, ses lunettes - ses indispensables lunettes - et releva sa position. Il prit donc à gauche le coupe-feu qui descendait - vingt minutes ? - vers le ruisseau Mort-Bonhomme. Il y ferait encore clair. Assez pour étudier la direction à suivre pour rejoindre le chemin menant au village.
Il reprit sa course, attentif à ne pas glisser sur le foin de fougères étalé sur le sol. Il se rappela cette année où la neige avait immobilisé le pays. Une nuit, elle l’avait appelé. Seule, pas envie de le rester.
- T’es déjà couché ?! Tu devrais venir.
- T’as pas vu la neige ? Pas une voiture, pas un train.
Il l'aimait bien, sans vraiment la connaître. Elle avait ri. Elle savait insister. Il était donc descendu jusqu’à la voie de chemin de fer. La pleine lune illuminait en bleu la trouée de la ligne quittant la ville et pénétrant la forêt. Il avait marché une bonne heure sur les travées, entre les rails. Majesté de cette blancheur et du silence. Arrivé à la hauteur de son jardin, il avait quitté la voie ferrée et marché à travers tout, titubant dans la neige. Il était transi quand il sonna. Il monta, les chaussures à la main. Elle l’attendait campée debout : les cheveux encore mouillés, dans une combinaison d’ours en peluche, rouge, rouge vif, trop large et toute gonflée, avec une fermeture éclair. De haut en bas.
- Ouvre !
Avec précaution, il avait descendu la fermeture : le cou, une épaule, l'autre, un sein puis l'autre. Le ventre, le nombril. Il plongea la tête dans la chaleur quand il découvrit les jambes.

Son pied droit se prit dans des tiges de fougères. Il se releva, riant tout seul. Mais ne pas traîner. Arriver au ruisseau avant le crépuscule. Y relever sa position. Et ce soir, au village, il devrait lui écrire. La remercier pour la fermeture éclair.
Il reprit sa course. Sans voir que ses lunettes étaient restées à terre, là dans les fougères.

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