La fesse

Yves Montmartin

Souvenirs d'enfance sur un instituteur passionné et passionnant

Je suis toujours étonné par l'imagination sans borne des élèves pour donner un surnom à leur professeur. Avec un don d'observation pleinement développé, ils savent capter le moindre défaut ou une petite manie.

En CM2 notre maître était monsieur Riou, dit La fesse, quand il réfléchissait il avait tendance à se gratter l'arrière du pantalon, et comme il réfléchissait beaucoup c'était La fesse. Phénomène merveilleux, le surnom passait d'une génération d'écoliers à une autre, un surnom c'était pour la vie. Devenu adulte, je me surprenais parfois à parcourir les avis de décès, persuadé de trouver :

« Ses enfants, Ses petits-enfants ont la douleur de vous faire part du décès de Philippe Riou dit « la fesse » Ancien instituteur. »

Un visage volontaire, mais des cheveux hésitants entre le blond et le roux, une grosse moustache comme Astérix le Gaulois, monsieur Riou était respecté par tous. Marie-Louise, sa règle en fer, semait la terreur dans nos rangs. Gare à celui qui bavardait ou n'avait pas appris sa leçon, Marie-Louise veillait et se faisait un malin plaisir à donner deux ou trois petits coups sur les doigts joints. Il avait la lourde responsabilité de nous préparer pour l'entrée en sixième, et je peux témoigner ici qu'il prenait cette mission vraiment à cœur.

Dès la rentrée de septembre, Monsieur Riou avait tiré du fil de pêche tout autour de la salle de classe et avec un judicieux système de son invention, où trombones et pinces à linge avaient un rôle à jouer, il exposait des documents personnels en rapport avec notre programme. Ainsi se succédèrent une exposition sur le système solaire avec des photos étonnantes des différentes planètes prises par des satellites, la respiration avec des croquis de l'appareil respiratoire et des conseils pour bien faire du sport, la répartition des richesses et des hommes sur la terre, avec des cartes où chaque pays avait sa propre couleur, les institutions de la République française, des fac-similés de journaux d'époque retraçant la guerre de 14-18. Trois murs étaient consacrés à l'exposition, le quatrième était réservé aux fiches que nous réalisions pendant nos travaux de groupe.

Je m'arrangeais toujours pour faire ces travaux avec Viallon et Bassinet mes deux copains. Une véritable amitié nous liait et à chaque période de vacances nous allions déjeuner chez l'un ou l'autre ce qui nous assurait trois bonnes journées. Monsieur Riou avait repéré ce lien qui nous unissait et il eut l'intelligence de ne jamais isoler l'un de nous dans un autre groupe. En plus nous rendions à chaque fois un travail qu'il jugeait intéressant et sérieux. Nos parents étaient cordialement invités à venir voir ces expositions et celle sur 14-18 fit même l'objet d'un article dans la presse. Ce fut ma première joie d'écrivain, puisque le journaliste illustra son article avec le document que Viallon, Bassinet et moi avions réalisé, il était pompeusement intitulé «la journée d'un poilu » sur lequel, j'avais dessiné un pauvre soldat attendant au fond de sa tranchée le prochain obus ennemi.

Monsieur Riou reste pour moi la personne qui m'a fait découvrir le bonheur de la lecture. Dès le début de l'année, il avait pris l'habitude à la fin de chaque journée, de nous lire quelques pages d'un livre. Cette astuce lui permettait de retenir notre attention jusqu'à la fin de la classe. Il avait choisi le bouchon de cristal de Maurice Leblanc. L'intrigue était passionnante et nous passionnait.

Au cours d'un cambriolage chez un député un crime est commis et deux complices d'Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, sont arrêtés par la police. L'un est coupable du crime, l'autre innocent, mais les deux seront condamnés à mort. Lupin s'emploie à délivrer la victime de l'erreur judiciaire, mais il doit lutter contre le député, maître chanteur sans scrupule, qui détient un document compromettant, dissimulé dans un bouchon en cristal.

Toute la classe s'identifiait à ce Robin des bois de la belle époque, roi du déguisement et de l'escroquerie. Autant dire que nous attendions chaque jour la suite de ses aventures. Une fois où nous avions été particulièrement dissipés, monsieur Riou supprima la lecture quotidienne. Le lendemain, comme par hasard, chacun suivit le cours avec une attention soutenue. Le dernier jour de classe avant les vacances de la Toussaint, monsieur Riou nous informa qu'à la rentrée, il commencerait la lecture d'un autre livre. Par conséquent ceux qui souhaitaient connaître la fin des aventures d'Arsène Lupin, n'avaient d'autre choix que de l'emprunter à la bibliothèque ou de l'acheter à la librairie.

Comme je suis né le 3 novembre, mon cadeau d'anniversaire était tout trouvé. Monsieur Riou et Arsène Lupin furent à l'origine de ma passion pour les livres. Depuis je ne commence jamais un roman sans m'assurer qu'un autre m'attend sur la table de nuit.

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