La Fête
le-hareng
Elle dit être fatiguée. Elle voulait rentrer.
- Oui, vous vous êtes assoupie par deux fois. Sans doute le champagne, a dit une femme.
Les habitants du village fêtaient l'été sur la terrasse d'une maison face à l'église.
- Elle n’a pas quitté son lit depuis février. Contents d'être venus, a dit son mari, un octogénaire, sans un cheveu, le teint de peau de celui qui vit à l’intérieur, des oreilles pour tout entendre, des yeux qui roulent pour tout voir, du même bleu que celui du survêtement dans lequel il flottait.
Deux hommes se proposèrent de la ramener chez elle et de l'installer pour la nuit. Un troisième se joignit à eux : avec ce qu’ils avaient déjà bu, à trois ils feraient la paire.
Elle était affalée dans sa chaise roulante, la tête de côté, en arrière. Elle voyait ainsi le jardin, en pente vers la forêt et, là-haut, le ciel avec l'orange du crépuscule et le croissant blanc de la lune.
Elle en imposait : l'embonpoint, l'âge, la maladie, la robe de chambre mauve. Quelques personnes vinrent la saluer, courbés et de biais afin qu’elle les reconnaisse.
- Vous partez déjà ? Mais restez donc. Nous avons préparé grillades et salades. On chantera avec guitare et accordéon. Il y aura même un feu d'artifice.
Un des trois hommes fit déplacer des chaises sur la terrasse. Un autre poussa le fauteuil roulant, le dernier guidait la manœuvre.
- Laissez passer, laissez passer la chaise à porteurs !
C'était la Fête : des rires qui fusent et le pop des bouteilles de champagne.
Ils atteignirent le chemin en gravier. A trois, en évitant les rosiers, ils poussèrent et tirèrent le fauteuil jusqu'à la ruelle. L'octogénaire surveillait les opérations. Leur maison était à droite, à trente mètres. Une haute marche pour y entrer.
- Vous deux, là ; moi, devant, dit un des hommes. Un deux ... trois : l'arrière de la chaise roulante fut levé, les deux supports des pieds, à l'avant, se déboîtèrent et le pilote de la manœuvre perdit l'équilibre.
- Attention ! Elle va tomber.
Il fallait s'y prendre autrement.
Une fois à l'intérieur de la maison, en file indienne derrière le vieil homme, ils parcoururent un corridor sans lumière, déjà loin des bruits de la Fête. Une rampe en acier courait le long du mur. Un chat fila entre leurs jambes.
- Voilà. C'est ici, dit-il.
Une pièce lambrissée de planches de sapin. Une fenêtre ouverte sur le ciel qui s'étoilait. Dessous, le lit de la dame et, près de l'entrée, perpendiculaire, celui de l'époux. Accrochés aux barreaux du lit, des tubes, des câbles et des broches, un masque, un respirateur avec son écran de contrôle. Derrière, une bonbonne avec un manomètre. À droite de la porte, un évier de cuisine et, sur le séchoir, trois ou quatre raviers en inox. Sur les murs, des assiettes en étain et un almanach, la page à la date du jour. Arrimée sur une étagère, juste sous le plafond, en coin, la télévision. Allumée.
Appuyé contre son lit, le vieil homme expliqua qu'un des porteurs devait se faufiler à gauche de l'autre lit, qu'il fallait glisser le fauteuil à droite, et puis en pivoter l'avant tout contre le sommier, presque à hauteur d'oreiller, et enfin - à deux , avec douceur - soulever sa femme tout en repoussant sa chaise roulante. Les trois hommes mimèrent les gestes à accomplir.
- Quand on n'a pas l'habitude, c'est pas facile, dit l'un d'eux.
- Non, non pas comme cela, dit le vieil homme. Vous allez lui faire mal.
L'homme à gauche s'agenouilla sur le lit pour mieux prendre la vieille dame dans ses bras quand ses deux compagnons la lui tendraient.
- Êtes-vous bien installée ?
Elle demanda à être remontée plus haut sur les oreillers. Elle voulait voir les étoiles par le haut de la fenêtre. Ils la relevèrent à deux, tandis que le troisième replaçait les alèses. Sa robe de chambre lui remontait sur les cuisses, découvrant des couches. Il la remit en place.
- Que votre peau est douce, dit-il.
- Et que d'hommes dans cette pièce, plaisanta un autre. Chacun un baiser sur chaque joue de Madame. Et c'est votre homme qui commence.
Elle sourit. Son mari compta à rebours : plus que cinq, quatre, trois...
- Bonne nuit, chérie. Veux-tu de l'eau ? Cela t'ennuie si je te laisse un moment ?
Alors qu'ils sortaient de la pièce, à la télévision, un présentateur s'emballait au sujet d'une conférence internationale, Human to Mars. Dans vingt ans, c'est sûr. Un équipage d'exception. Avec de la force de caractère. Des mois et des mois de voyage, confiné dans une cabine. Vers l'inconnu. Un voyage sans retour.
- Mars... Rêver d'aller sur la planète Mars. Ils sont tombés sur la tête. Mars... Moi, je retourne à la Fête, soupira le vieil homme.
Et il referma la porte.
Merci. C'est, comme pour toi, encourageant.
· Il y a environ 11 ans ·le-hareng
Je trouve ce texte très juste, très émouvant dans sa simplicité : j'ai l'impression d'avoir déjà vécu ... ou de devoir vivre, un jour, cette scène du fauteuil roulant qui traverse la fête. Bravo !
· Il y a environ 11 ans ·Isabelle Thiebault