La fille aux poupées
Caïn Bates
Ana était une petite fille de 8 ans, d'un naturel calme, peut être un peu trop. Elle était la gentillesse et la douceur incarnée, studieuse bien que parfois inattentive, passive à toute activité sociale. Dans la cour de l'école, elle avait des allures de fantôme, presque personne ne la remarquait et cela lui plaisait en quelques sortes. Toujours affublée de vêtements amples même en plein soleil, les autres en avaient conclu qu'elle était très fileuse. Les marques de bronzage s'arrêtaient à ses poignets et à ses chevilles, elle passait son temps à trembler même après que son instit' l'ai placée à côté du radiateur (qui fonctionnait fort mal, il faut bien l'avouer).
Ana était craintive auprès des adultes qu'elle ne connaissait pas et s'arrangeait pour toujours être accompagnée pour approcher les élèves qu'elle ne fréquentait pas. La présence des autres enfants ne la dérangeait pas plus qu'elle ne l'apaisait, au moins elle pouvait y passer inaperçue et c'est simplement ce qu'elle recherchait: ne pas se faire remarquer.
Quand elle était seule, Ana pensait à ses poupées qui l'attendaient bien sagement chez elle. Elles étaient ses seules amies depuis ces dernières années, depuis qu'elle avait appris le décès de sa mère. Elle ne l'avait pas connue, ce qui explique cette sensation de vide en elle, elle ne savait pas comment réagir. Elle ne se sentait pas triste, elle ne se sentait pas soulagée non plus de ne pas la connaître, elle se sentait juste différente. Sa maman de remplacement était la seule chose qu'elle avait eue et cela lui suffisait, c'était déjà beaucoup d'embêtement. De toute façon, elle ne pouvait pas lui poser de questions sans qu'elle n'entre dans une rage folle, c'était sa fille, point. La seule chose qui lui était répétée inlassablement c'est qu'Ana devait être reconnaissante, elle aurait pu tomber sur pire. Cela restait à voir.
Une douce nuit de Mars, après avoir encore subie une soirée de colère injustifiée, Ana se barricada dans sa chambre, ses poupées la dévisageait. Elle ne pouvait pas leur montrer sa détresse, une poupée ne doit pas se briser, c'est impossible. Elle leur adressa un "bonne nuit", comme pour qu'elles ferment toutes les yeux en même temps, enviant celles qui n'avaient observé que les étoiles. Elle se plaça derrière sa fenêtre, la nuit était belle sur Salamanque, elle était fraiche, c'était apaisant. Elle s'assit sur le toit et contempla le ciel, sa mère devait sûrement la voir mais, elle ne voyait que la lune. Elle se mit à pleurer et rentra dans sa chambre, la maison était plongée dans le silence et l'obscurité.
Elle devait s'en aller, trouver un refuge pour la nuit, pour le reste de sa vie. Elle embrassa chacune de ses poupées en lançant un "désolé" en fermant la porte de sa chambre. Tout le monde était parti dormir, elle sortit sans grand mal de la maison, sans même prendre sa veste au passage, elle n'en aurait bientôt plus besoin et, dans le cas contraire, elle pourra très bien en acheter une neuve, une qui lui irait.
Les rues lui étaient familières, elle avait parfois parcouru la ville de nuit et connaissait les recoins dans lesquels personne n'allait. C'est sous un porche près de la plaza mayor qu'elle s'effondrât, adossée à un mur de brique. Les larmes revenaient tout doucement, elle se remit à grelotter sans parvenir à se contrôler.
C'est à cet instant que j'ai entendu des sanglots. Je trouva une gosse assise sur les pavés, seulement vêtue d'une petite robe orange et prune. Elle pleurait et frissonnait quand je l'ai interpellé. N'osant pas lever les yeux, elle se recroquevilla encore plus tout en relâchant ses efforts pour cacher ses larmes. Je me suis approché lentement et me suis assis près d'elle, elle recula dans un premier temps puis je lui tendit ma veste avant de la poser à terre. Elle coulissa pour la ramasser, se recouvrit en l'enfilant par dessus elle puis se blottit contre moi. Sa respiration était faible et son cœur palpitait mais je savais qu'elle ne me faisait pas vraiment confiance. Je lui raconta ma journée sans savoir si elle m'écoutait vraiment, moi aussi j'avais passé une sale journée et je devais vider mon sac. C'est en hochant la tête que je me suis aperçu qu'elle me regardait de ses yeux verts, ses petits émeraudes pâles encerclées de sillons rouges creusés par les larmes. Je tendit mon bras droit pour l'inviter à se coller à moi, elle s'approcha sans hésiter. Je n'ai pas osé lui demander ce qui n'allait pas, elle s'était calmée et c'est ce qui comptait vraiment. Je pris sa main sous la veste quelle serra en posant sa joue humide sur mon épaule, elle était juste fatiguée. En frottant son bras, je la vit se mordre la lèvre, sans m'y attendre je lui avais fait mal, son bras était si chaud. En reculant je fis tomber légèrement la veste et apparurent d'énormes marques sur son bras et sa joue, elles jonchaient aussi ses jambes, s'enfonçant jusque sous sa robe. Elle releva la veste et recula, m'implorant du regard de ne pas m'approcher. La panique la regagna et elle ne me laissa plus m'approcher pendant un long moment. Je n'osais simplement plus la regarder, craignant recroiser du regard l'une de ses marques quand j'ai finalement remarqué qu'elle ne sanglotait plus depuis un moment. Elle ne respirait plus mais, elle souriait, allongée sur le sol, les hanches et les jambes recouvertes de ma veste. Je n'ai même pas était capable de la sauver.
Je suis simplement rentré chez moi sans dire un mot après avoir appelé les secours, ils m'avaient déposé devant la maison, m'épargnant une rouste de mon grand père après avoir fugué cette nuit là. La leçon aura été suffisante. J'ai dû témoigner sous présence d'un juge pour enfant, ils ont relevé mes empreintes, mon sang et ma salive. Après enquête, la mère adoptive fut arrêtée pour violences sur mineurs et je la fit prier de ne pas sortir et de me croiser. Elle fût relâchée quelques mois plus tard, dépressive et suicidaire, elle mît fin à ses jours dans la chambre de la petite, le bras taillé et des morceaux de porcelaine dans la main.
Ana a changé ma vie, des années s'étaient écoulées avant que je su enfin pourquoi ma défunte mère avait appelée la poupée qui habitait la chambre vide à côté de la mienne: Ana-Francesca.