La fille de Tarzan

Mireille Roques



Chaque soir, avant de s’endormir, elle se repassait  le même film : dix-huit heures, la sortie des classes, la joyeuse pagaille des enfants à qui franchira la grille le premier. Sur le terre plain, le groupe gris-beige des parents et, les dépassant tous d’une bonne tête, hiératique dans son uniforme de pilote : Lui, son Père, son Héros. Le plus souvent, à ce moment-là, elle s’offrait un zoom sur le beau visage viril, tandis que la foule anonyme s’engloutissait dans un  fondu enchaîné et qu’allaient decrescendo les cris des enfants, relayés par la musique d’ Autant en emporte le vent.  Par un rapide va et vient, elle saisissait alors l’enfant dans sa course, l’homme dans son attente, jusqu’à la jonction, un vrai morceau de bravoure qu’elle retravaillait inlassablement, dosant émotion et pudeur, cadrant l’échange des regards en plan serré, s’attardant sur la main du père sur l’épaule de la fille, s’éloignant à nouveau  pour les laisser accorder leurs pas et fendre enfin la foule dans un déchaînement symphonique. Elle s’endormait alors, sereine, le sourire aux lèvres, sous et malgré sa couette déshonorée par  l’abominable éléphant rose. Mais le sourire ne tardait pas à se transformer en rictus quand, bondissant, trompe en avant, l’éléphant se dressait devant elle et poussait le cri,   le terrible cri de Tarzan, prélude à une nuit peuplée des fantômes de Laxamiel, Plud’pou, Vaissel’ hâte ou Craquinoutte  - fantômes tous également pourvus d’une tignasse rousse, d’un grand nez busqué et d’une pomme d’Adam proéminente.
Certains matins, quand Etienne, sa tignasse, son nez et sa pomme d’Adam venaient la réveiller, elle ne pouvait retenir un hurlement de terreur. « Alors fifille, on ne reconnaît plus son popa ? » rigolait-il en lui faisant des chatouilles et, s’il était particulièrement bien disposé, il sautait sur le coffre à jouets et, ses deux poings martelant sa maigre poitrine, il lançait le célèbre Woo …ooooh… de Tarzan, non pas le Woo…. ooooh qui avait fait entrer Jonnhy Weissmuller dans la légende mais le wok…oooh de la pub, cette parodie odieuse qui proclamait à la face du monde qu’elle était bel et bien la fille d’Etienne L’atour. Etienne L’atour, alias Tarzan-la-Banane.
La fille de Tarzan-la-Banane! Les voisins se glissaient l’information dans l’ascenseur, l’œil en coin, cachant mal leur envie de rire.
La fille de Tarzan-la-Banane! Les clients de la boulangerie se repassait le message et, une après l’autre, les têtes se retournaient, s’étonnaient, jaugeaient, jugeaient, et le sourire narquois sautait de lèvres en lèvres, remontait jusqu’à la boulangère derrière sa caisse, qui confirmait :  oui, oui,  la fille de …
La fille de Tarzan-la-Banane! S’apitoyaient les institutrices dans la cour de récréation et la main de monsieur le directeur lui tapotait la tête à chaque passage : Tar-zan-la-Ba-na-ne , Tar-zan-la-Ba-na-ne !
La fille de Tarzan-la-Banane! ricanaient les copains ! Partagés entre envie et dérision, avides de détails et prêts à les  retourner contre elle. Complices et jaloux. Pas un seul indifférent ; pas un seul qui, à un moment ou un autre, ne s’essayât à faire retentir l’horrible cri. Les autres pères étaient dans l ‘informatique, commerçants, à la RATP, à la Poste, à la SNCF ; chômeurs à la rigueur. Normaux. Bien sûr, on se moquait un peu d’Ahmed dont le père était agent de propreté à la ville mais il fallait bien reconnaître qu’il avait de l’allure, le père d’Ahmed, dans sa combinaison de cosmonaute, sur son rutilant engin ramasse merde. Et puis Ahmed avait flanqué une bonne raclée aux quelques uns qui s’étaient aventurés trop loin dans la plaisanterie et ça avait bien calmé les ardeurs. C’est vrai aussi qu’on taquinait Emilie dont le père tenait un  salon de coiffure : les garçons passaient devant elle en tortillant du popotin et faisant prout-prout mais pas de quoi fouetter un chat, d’autant qu’elle se mettait tout de suite à pleurer et que ça ne devenait plus vraiment drôle. Pareil avec Jeanne qui virait au rouge et  menaçait de faire une crise d’asthme chaque fois que les plus grands  osaient des blagues un peu olé olé sur le docteur Offrat, gynécologue et par ailleurs  son géniteur. Aucun père  qui fut comédien et, y en aurait-il eu, il aurait certainement joué Molière ou Shakespeare ou, au pire, l’une de ces pièces où les amis d’Etienne tenaient un troisième ou quatrième rôle qui, se plaignaient-ils, leur payait tout juste le taxi du retour…
Etienne aussi, au début de sa carrière, s’était spécialisé dans le Boulevard, dans les emplois de joyeux farfelus, de doux dingues, d’amoureux ébahis. Il avait rencontré Annette sur la scène où elle tenait son rôle d’éternelle soubrette délurée en rêvant de raccrocher son petit tablier festonné. Ce qui fut fait dès que la courbe de son ventre compromit la crédibilité de son emploi. Etienne, devenu époux, père et soutien de famille, comprit vite qu’il ne pourrait pas faire bouillir la marmite avec les cachets que lui rapportaient Les émois d’Eloi, Les dindons farceurs, et autres Fanfaronnades et litronades. Aussi n’hésita-t-il pas un instant quand on lui proposa une figuration dans un petit film publicitaire, qui fut suivi d’un autre, et d’un autre… jusqu’à ce qu’il fut suffisamment  introduit dans le milieu pour prétendre à des emplois plus conséquents. Dans le même temps, son physique s’affirmait et quand on recherchait un dégingandé avec une bouille rigolote et  en outre pourvu de capacités vocales peu communes, c’est à Etienne Latour que l’on pensait spontanément. Il se retrouva ainsi en mari benêt pour une marque de liquide vaisselle, en bombe aérosol  pour un produit contre les poux, en éléphant rose pour une campagne anti alcoolique. De ces prestations, il ramena successivement une caisse de détergent à la lanoline, un lot de cendriers ornés d’un pou ricanant et, enfin, un assortiment de linge de maison – dont la couette abhorrée à l’effigie du pachyderme couleur fraise écrasée.  Quelques voisins le reconnurent mais sa notoriété ne dépassa pas les grilles de la résidence.
Les choses commencèrent vraiment à se gâter quand il s’attaqua à Craquinoutte : d’abord seul, au centre de l’écran, tel qu’en lui-même avec sa tignasse exubérante et son cou trop maigre dans son col trop large, Etienne était bientôt sollicité par une biscotte genre Betty Boop qui lui tournait autour, battait des cils, faisait des mines, bref lui jouait la grande scène de la séduction. Le malheureux, les yeux exorbités et la langue pendante, essayait de la saisir ; en vain. Il avait beau courir autour de l’écran, se dévisser la tête, allonger démesurément les bras, rien à faire : la Marylin aux cinq céréales lui filait toujours entre les doigts ! Après une minute de ce petit jeu où il avait donné le meilleur de lui-même et les techniciens le meilleur de leurs effets spéciaux, il se retrouvait à son point de départ, épuisé et, d’une voix spectrale, lançait un «  JE CRRRAAAQUE !!! » tandis que le Craquinoutte repentie l’entourait de ses petits bras potelés et, clignant de l’oeil assurait aux téléspectateurs : «  Vous aussi, vous craquerez pour Craquinoutte ! » Le spot eut un joli succès et le voisinage ne put  ignorer plus longtemps que le rigolo du cinquième était le rigolo de la télé, certains se croyant même autorisés à une familiarité qu’Etienne prit pour de l’admiration et sa fille, du mépris. Elle parvint toutefois  à conserver le secret auprès de ses camarades et lorsque, à la récré, l’un d’eux lançait un tonitruant «  JE CRRRAAAQUE !!! »  elle faisait semblant de trouver ça drôle, comme une dont le père ne se serait jamais compromis devant la caméra.
La campagne anti alcoolique lui fut particulièrement douloureuse et autant dire que son oedipe en prit un coup quand elle découvrit son père en collants et justaucorps roses, nanti d’une trompe et de grandes oreilles et dansant sur l’aire du Beau Danube bleu. En outre, cet épisode pénible fut prolongé par la couette aux effets hallucinogènes… Aussi fut-elle soulagée quand Etiennne apparut quelques mois plus tard, ceint d’un tablier de cuisine à volants, enjoignant à son épouse – une énorme mégère à la voix de stentor – de lui laisser faire la vaisselle car «  Avec Vaisssel’ hâte, je m’éclate! » Bien entendu, l’image paternelle, une fois de plus n’en sortait pas grandie mais, après Craquinoutte et l’éléphant rose, elle avait appris la relativité des choses.


A cette époque, pourtant, le bruit commençait à courir à l’école, que son père «  passait à la télé. » Faute de renseignements précis – qu’elle se gardait bien de fournir ! - des hypothèses circulaient sur son emploi : journaliste, animateur, monsieur météo, présentateur du loto, tous emplois dignes d’intérêt, voire d’admiration. Elle-même commençait à réviser son jugement et à penser  que mieux valait un père comme le sien que comme celui d’Alice qui «  en avait pris » pour cinq ans à Fleury, ou encore celui de Tony qui ne l’avait même pas reconnu -  encore que le concept lui demeurât un peu obscur.
Tout bascula, hélas, avec l’arrivée de Tarzan-la-Banane. «  Un gros contrat !» avait annoncé Etienne et Annette avait dit qu’on allait pouvoir réserver pour l’ été sur la Côte. Un soir, ils réunirent quelques amis, les installèrent devant le poste grand écran et, d’un geste noble, Etienne appuya sur la zapette. La météo se terminait et il profita de l’info-consommateurs pour déboucher le champagne. Tout le monde était excité et elle-même se sentait gagnée par cette euphorie bon enfant. Le jingle des pubs retentit, le silence se fit et là… là… Elle ne pouvait évoquer cet instant  sans en frissonner encore , cet instant où elle découvrit Etienne, son père, quasiment nu, vêtu d’un cache-sexe façon léopard et qui sautait de lit en lit, des lits où s’étiraient voluptueusement des créatures de rêve… Et à chacun des sauts retentissait le célèbre cri, dans un aigu insupportable, et, tandis que s’accélérait le mouvement, que Tarzan passait de plus en plus vite d’une couche à l’autre, d’une Walkyrie à une Vénus callipyge, d’une Lolita à une Vahinée, le cri grimpait  les octaves, atteignait le contre-ut, pour finir dans un borborygme lorsque le héros s’effondrait dans les bras d’une Jane à la plastique hypertrophiée. C’est alors que Chita apparaissait en gros plan, enjoignant tous les Tarzan de ne pas s’aventurer dans la jungle de l’amour sans munitions et que, ragaillardi, Tarzan poussait un dernier  Woo…oooo..qui menaçait de faire imploser le poste. Un silence inquiétant succédait alors à cette débauche audio-visuelle, tandis que sur l’écran noir et muet défilait le message : Parole de Tarzan-la-Banane, au moment décisif : pensez préservatif !
Les jours qui suivirent furent un véritable calvaire. Elle ne sur jamais qui avait découvert le pot aux roses mais le fait est que toute l’école fut rapidement au courant que son père et Tarzan-la-Banane étaient une même et unique personne ! Ne pouvant plus nier l’évidence elle n’eut d’autre alternative que l’agressivité, mettant toute son énergie à transformer sa honte en haine, sa douleur en violence, combat désespéré qui la laissait épuisée. Ses notes chutèrent et le bulletin trimestriel incita Annette à demander un rendez-vous à l’institutrice. C’était toujours elle qui se chargeait de ce genre de choses, trop heureuse de jouer le rôle de la  mère attentive – qu’elle était par ailleurs- forçant juste un peu le trait mais, en fin de compte plutôt convaincante et, s’en félicitait la fillette, assez semblable aux autres mères.

Elle ne se méfia donc pas quand, le jour convenu, elle partit à sa rencontre pour la conduire jusqu’à la salle des maîtres. Pourtant, une rumeur inhabituelle la saisit en haut des escaliers et ses sens exacerbés lui firent immédiatement pressentir un danger. La peur au ventre, elle descendit quelques marches et ce qu’elle découvrit la figea sur place : au milieu de la cour, sa haute silhouette couronnée d’une tignasse que le soleil rendait plus flamboyante encore, Etienne, hilare, répondait aux sollicitations de hordes enfantines surexcitées. On le tirait par la manche, on s’accrochait à sa cravate, on tendait des bouts de papier qu’il signait en riant sur des dos spontanément offerts et, de toutes parts, arrivaient de nouveaux fans qui voulaient voir et toucher le célébrissime Tarzan-la-Banane. Enfin, aidé par les sommations et les coups de sifflet des enseignants, il parvint à se dégager et, haussant son grand cou, il aperçut sa fille. Les gamins, pas décidés à le laisser partir, le rappelaient maintenant  sur l’air des lampions – Tar-zan, Tar-zan et, en écho : la-Ba-na-ne, la-Ba-na-ne… Et ainsi, porté par la ferveur enfantine, irradiant de gloire cathodique et débordant d’amour paternel, s’avançait Etienne Latour, bras tendus, poitrine offerte à l’étreinte filiale. Et elle, anéantie, tétanisée, imaginait cet instant de la jonction, cet instant où la main piquée de poils roux se poserait sur son épaule, cet instant où la bouche s’approcherait de sa joue, cet instant où - tout était possible - retentirait le terrible cri !  
Cette perspective lui fit l’effet d’une décharge électrique : d’un bond elle esquiva à droite, dégringola les dernières marches, fendit la foule, sauta le portillon et, fermant ses oreilles aux appels d’Etienne, aux injonctions des maîtres et aux quolibets des enfants, elle traça, droit devant elle,  enfila la rue piétonne, la Grand rue, le boulevard Michelet et  se retrouva sur la nationale, dans le flot des voitures. Aussitôt un panneau lui sauta à la figure : Tarzan-la-Banane, suspendu à un baldaquin, lorgnait une vamp platine, moulée dans la soie des draps. Elle accéléra sa course  mais un deuxième panneau, identique au précédent, lui coupa le souffle. Puis un troisième, un quatrième… et plus elle accélérait, plus les images se précipitaient à sa rencontre et, tel un personnage de dessin animé, Tarzan  semblait prendre vie, se balançait au-dessus de la blonde, bombait son torse maigre, agitait ses petits mollets poilus. Et le cri s’enflait, s’enflait, couvrait bientôt le bruit des moteurs tandis que les automobilistes, ricanants, grimaçants, la désignaient du doigt en scandant « Tarzan !, c’est la fille à Tarzan ! » Ainsi, il lui fallait fuir plus loin, fuir là où personne ne saurait qui elle était la fille, là où le nom-même de Tarzan était inconnu.

Ce fut un pilote de ligne qui la trouva, endormie derrière le panneau d’affichage des départs des long-courriers. Quand elle ouvrit les yeux, elle découvrit, penché sur elle, un beau visage bronzé, surmonté d’une casquette galonnée qui ne parvenait pas à masquer l’éclat d’un regard bleu outre-mer. Une voix grave, bien posée, lui disait des mots rassurants et, sans crainte, elle saisit la main solide qui se tendait pour l’aider à se relever. Dans un brouillard, elle vit alors  le cercle des curieux reculer lentement puis, dans un fondu enchaîné,  s’ouvrir pour les laisser passer… Et, quand des hauts parleurs de la salle des pas perdus retentit l’ouverture d’Autant en emporte le vent, elle sut alors qu’elle était arrivée au Paradis.

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