La fin de l'innocence

simplon

Synopsis

A 21 ans, réservé, attachant et mal dans sa peau, Marco vit un véritable calvaire depuis le début de l'adolescence. Hanté par un amour impossible, toujours vierge et en perte totale de repères, il s'est brutalement marginalisé. Mais c'est précisément au cours de cette descente qu'il va faire la rencontre la plus cruciale et la plus riche de sa vie en construction. Richard, véritable guide vers le monde féminin. La fin de l'innocence est alors un passage obligé, pour lui la seule issue vers la possibilité d'une vie meilleure, d'un nouvel amour aussi.

Une gamine crevait la soif dans une vieille voiture couchette des chemins de fer, abandonnée sur une voie de service. Quand je l’ai trouvée sur la banquette en moleskine d’un compartiment délabré, j’ai d’abord cru qu’elle était morte. On était en plein mois de juillet. L’air emprisonné là brulait les bronches à chaque inspiration. Sur le coup, j’ai éprouvé un effroi violent et j’ai même commencé à détaler. J’allais sortir du wagon quand dans ma précipitation je me suis entaillé l’avant bras sur une vitre brisée. Et puis en regardant mon sang couler doucement je me suis ravisé. Peut-être un penchant pour le macabre chez moi, je saurais pas vraiment dire. Alors j’ai remonté lentement le couloir jusqu’à la porte coulissante que j’avais ouverte un peu plus tôt. J’avais peur. J’étais excité aussi. Je suis resté debout dans l’entrebâillement, les muscles tendus, prêt à filer au moindre bruit tel un rat dans le faisceau de lumière d’une lampe torche.

Mais elle n’était pas morte.

J’avais vingt et un ans. J’étais si mal dans ma peau depuis le début de l’adolescence que j’avais fini par tout lâcher. Les études d’abord. Reçu au concours de médecine deux ans auparavant, je n’avais plus éprouvé aucune envie de poursuivre. C’était comme ça avec à peu près tout ce que j’entreprenais. Je me donnais un mal de chien et quand ça commençait à rouler, j’abandonnais. Je fuyais. Tout et tout le monde. Mes parents ? Je m’étais fait le pari de ne plus dormir chez eux. De ne plus les voir. C’était l’été, c’était facile. J’avais commencé par dormir dans les parcs. Mais j’ai vite déchanté. Evidemment quand on dort dehors on n’est pas seul. La nuit se met vite à faire naître des silhouettes tremblantes. Bandes, cloches, vilains, camés. La faune nocturne me foutait les jetons. Pour dormir en plein air il fallait pas être tout seul. Fallait une escorte ou alors se planquer. L’idée de dormir dans les wagons abandonnés m’est vite apparue comme étant la bonne. On pouvait fermer le compartiment. Ca puait toutes sortes de choses, l’essence, le plastique brulé, la pisse ou la clope froide mais on s’y faisait vite. Et les banquettes, c’était un régal pour le dos. Le groupe de wagons sur lequel j’avais jeté mon dévolu n’était pas très éloigné de la gare d’Austerlitz. L’un d’entre eux portait encore sur ses flancs bleu délavé une pancarte de destination.

« Puerta del Sol »

Paris Austerlitz - Bordeaux St Jean

Irun

Madrid Chamartin

 

 C’est dans celui là que je l’ai trouvée.

Alors je me tenais là, les yeux écarquillés dans l’entrebâillement de la porte du compartiment, à regarder cette fille étendue sur une des deux couchettes inférieures. Elle respirait. Et pas qu’un peu. Elle était trempée de sueur, sa peau luisait dans ce four. Elle portait un t-shirt et un jean plus très propres. C’était sa position si particulière qui m’avait fait croire qu’elle n’était plus de ce monde : la tête jetée en arrière, la bouche ouverte en grand et un bras ballant qui flottait à quelques centimètres de la moquette. Je suis resté longtemps immobile. Qu’est-ce qu’elle foutait là ?

Y’avait de temps en temps ces craquements dans le wagon qui me faisaient sursauter à chaque fois. C’était juste le vieil acier rouillé qui se dilatait avec cette chaleur, mais ça faisait un de ces boucans. On entendait aussi la musique des trains qui passaient tout près. J’ai observé durant un temps infini tout ce que contenait le compartiment avant d’oser y pénétrer. Entre les deux couchettes inférieures sur la moquette sale couverte de déchets et de débris divers, il y avait une petite valise couchée. Une paire de baskets jetées en désordre, un sac à main aussi. Elle était pieds nus sur sa couchette. Sur la tablette près de la fenêtre il y avait un verre en carton dans lequel était planté un petit bouquet de fleurs. Je ne sais toujours pas si c’est le mouvement de ses seins sous son t-shirt à chacune de ses inspirations ou la pitié qu’elle m’inspirait qui m’a fait faire le premier pas à l’intérieur, mais je l’ai fait sans même m’en rendre compte.

Toutefois, je dois quand même l’avouer, en cette période là je n’étais pas complètement seul. Parce que dormir dehors c’était bien sympa mais il fallait parfois quand même se laver. Et puis surtout, il fallait du fric pour se nourrir. Pour combler le gouffre affectif de mes années lycées, comme bon nombre de mecs du même âge en quête d’un substitut affectif, j’avais commencé par apprendre à jouer de la guitare. Par pur hasard. Une vieille guitare électrique poussiéreuse trouvée chez un compagnon d’infortune. Un laissé pour compte, comme moi, de l’âpre sélection qui s’opère déjà au lycée entre ceux qui vont s’amuser et ceux qui vont en chier. Son grand frère n’en voulait plus de cette guitare. Il me la laissée pour une misère. D’ailleurs, c’était une misère. Injouable. Un bout de bois avec des cordes à linge. Pourtant je me suis battu avec elle. Avec rage. Ténacité. Je me découvrais une volonté jusque là insoupçonnée. C’était grand. Ses cordes oxydées m’entaillaient les doigts jusqu’au sang. Jusqu’au jour où, avec fierté j’ai pu exhiber mes durillons. Cette peau plus dure que tout qui se forme au bout des doigts. Jusqu’au jour aussi où j’ai découvert qu’on pouvait changer les cordes. Après ça, plus rien ne m’a plus fait peur. Je me suis attaqué aux morceaux les plus audacieux. Jazz, blues, funk, j’avalais tout. D’oreille. J’adorais ça. J’y passais la plupart de mes soirées pour ne pas dire toutes. En quatre ans à peine, j’avais atteint un petit niveau qui en aurait fait baver plus d’un. Mais je ne jouais jamais devant personne. Jamais, jusqu’à ce fameux  jour où j’ai rencontré Richard.

Je réussis médecine du premier coup puis je laisse tomber, je suis un petit chef à la guitare mais je ne joue jamais devant personne, bientôt je vais annoncer que je parle couramment huit langues étrangères mais que je ne sors jamais de ma chambre. Un jour j’ai rencontré un type qui était polytechnicien, pianiste surdoué  amoureux de Rachmaninov et qui parlait lui, couramment six langues et avait même été champion d’échecs à quinze ans. Il en avait vingt quatre quand je l’ai croisé. Il est mort peu de temps après, en se jetant par la fenêtre de son appartement. Tout ce gâchis m’a longtemps laissé rêveur. Tout le monde gâchait ses chances comme c’était pas permis. Chacun à sa manière, d’un grand coup fatal ou à petit feu. Les raisons restaient toujours obscures, mais il fallait se rendre à l’évidence, la nature aimait bien ça le gâchis, elle le réclamait. Parce que dans toute cette soupe de naufrages, une pépite finissait toujours par surnager. Et même si moi je ne voulais pas crever, je gâchais consciencieusement. Et le corollaire de tout ça, c’est qu’à vingt et un ans bien frappés, dans un corps en parfaite santé, je n’avais jamais touché une fille de ma vie.

Aussi lentement que ce mouvement pouvait s’accomplir, je me suis assis sur la couchette inoccupée. J’ai posé mon sac à mes pieds. Je n’ai pas fait l’ombre d’un bruit jusqu’à ce que mes fesses embrassent le tissu dégueulasse de la banquette. Je l’ai observée. Quelque chose clochait sévèrement chez elle. Sur son cou il y avait une boursouflure énorme qui m’a fait tressaillir quand je l’ai aperçue. Un gonflement de la taille d’une pomme, bien rouge. En m’approchant doucement de son œdème j’ai compris la cause de tout ça : un minuscule aiguillon y était planté en plein centre, encore avec sa petite poche à venin. La fautive était toujours là, sur la moquette. Une abeille finissait lentement de mourir en traînant avec peine son abdomen déchiré derrière elle. La fille pour sa part était évanouie, elle respirait par petits à-coups. Chute de tension, accélération du rythme cardiaque, troubles de la respiration, perte de connaissance. Elle avait tous les symptômes d’un choc anaphylactique décrits dans les manuels. Une simple petite piqure d’abeille avait suffit. Dans ce genre de manifestation allergique spectaculaire, une injection d’adrénaline sauvait la victime mais il fallait agir vite. Qu’aurait fait un mec normal à ma place ? Je veux dire, un mec qui avait déjà été aimé, un mec qui savait ce que ça faisait que de sentir un cœur tout chaud cogner contre le sien. Sortir en gueulant afin d’appeler de l’aide pour que des pompiers viennent et l’emportent ? Ou alors ne rien faire, rester là à la regarder et puis profiter. Profiter de ce corps offert, même au risque de la voir crever. J’en savais foutrement rien.

J’ai regardé ma montre, il était déjà presque dix sept heures. Je devais retrouver Richard porte de Montreuil deux heures plus tard. Ca me laissait encore un peu de temps à passer dans ce wagon. Au départ j’étais juste venu pour me reposer. Juste faire une petite sieste histoire de récupérer avant la nuit. Nuit qui s’annonçait longue car on jouait ce soir. Je ne savais pas encore où. C’était toujours Richard qui organisait les concerts. L’argent qu’on se faisait avec ça me permettait de survivre. Richard c’était mon dernier lien véritable avec le genre humain,  mon cordon ombilical. Et bien plus encore.

C’est lui qui m’avait abordé en pleine rue, à la fois détendu, doux et gentiment réservé. J’avais dix neuf ans. Il cherchait un guitariste pour former un groupe. J’avais ma guitare dans sa housse sur le dos. Lui il n’avait visiblement pas de préjugé. J’étais habillé comme un sac, pull sport bleu et vert trop grand avec un gros numéro dessus. Je ne sais plus lequel c’était, peut-être le 47 ou le 23,  un numéro bien nul. Je ne savais pas où mettre mes mains. Il m’a demandé ce que j’aimais jouer. J’ai bégayé je crois. D’habitude je fuyais ce genre de plan avec les inconnus. Mais là j’ai rien pu faire. Sa voix, sa façon de me regarder, sa façon de tenir sa cigarette. J’étais sous le charme. Il m’a donné son numéro.

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