LA FOLLE ET LE MIROIR

Isabelle Gabriel

Le miroir ruisselait de toutes les soieries,les perles et les dentelles portées jadis sur les cous blancs, sur les chutes de reins délicates.
Elle observait ce miroir, assise sur son lit, voyait défiler des femmes qui n'avaient pas réussi à s'échapper, et avaient été piégées par les reflets ténébreux de la société. Elles étaient toutes si Belles, si fragiles et si fortes à la fois! Pourtant, leur regard était perdu: pas dans le vide comme il arrive parfois lorsque les pensées nous submergent, non, perdus comme on le dirait pour une âme, une âme perdue, abandonnée par ceux et celles qui disaient "Toi je t'aime ". Et leur Beauté en devenait encore plus mystérieuse.
Combien de femmes dans ce miroir? Dix, Trente, Cent..... Plus glorieuses les unes que les autres.
Elle s'approcha pour caresser sur le verre froid, une chevelure rousse flamboyante qui tombait en cascade tel un soleil couchant sur le flanc des collines. Elle ressentit un étrange frisson. Qui était cette jeune fille qui, un jour, s'était elle aussi assise sur le même lit, face au miroir? Comment s'appelait-elle? Quelle personne avait décidé de l'enfermer dans cette minuscule chambre? Un mari jaloux? Des parents dont l'amour pour leur enfant n'avait pas été assez lumineux? La société et ses pauvres guirlandes tape à l'oeil de précaires bienséances? Vivait-elle dans le souvenir de quelqu'un ou bien avait-elle été complètement gommée comme une tâche d'encre qui n'avait pas eu le temps de s'écouler complètement pour former un dessin, un monde,un univers?
Elle ressentit une lassitude, retourna sur le lit, ferma les yeux, et essaya de se rappeler.
Le refus d'obéir d'abord.
Les cris déchirants ensuite quand les bandelettes blanches se serrèrent dans son dos, lui ôtant son souffle, sa vie, son être, son identité.
La capitulation enfin.
Le brouillard était alors apparu dans ses yeux pour s'infiltrer lentement dans tout son esprit..." Trop rebelle "...
Elle plissa le front car sa mémoire s'enfuyait au fur et à mesure du goutte à goutte dans son bras perforé : Sa mère égrenant d'une main tremblante son chapelet, ses soit-disant amis, ces gens bien pensants... Pensées étroites, étriquées, ficelées de bandelettes blanches invisibles, son petit frère, son petit amour, le regard terrorisé, suppliant...
Elle rouvrit les yeux, en face de son lit une croix en bois usée par les larmes et les prières. Elle songea au diable et se mit à lui parler à voix basse pour pas que les autres là-bas, ceux qui savaient, ne puissent l'entendre. Dieu Le Père l'avait bien laissée tomber alors à quoi bon s'adresser à lui? Et au fur et à mesure des paroles prononcées, elle eut la sensation d'être enfin écoutée, entendue. C'était comme une présence réconfortante et bienveillante à ses côtés.Un main chaude se blottit dans la sienne.Elle n'osa pas tourner la tête. Elle voulait savourer cet instant le plus loin possible, cette paix qu'elle n'avait jamais connue, cette compassion jamais ressentie.
Elle resta ainsi immobile. Combien de temps? Le temps n'avait plus d'importance de toute façon, il n'existait plus. C'était son éternité qu'elle dégustait avec délice et gourmandise. Elle finit par s'endormir et rêva.
Dans ses rêves, les soieries, les perles, les dentelles dansaient dans le ciel, lui donnant l'apparence d'un royaume aux broderies surannées.
Quand elle s'éveilla, tout avait changé: elle n'était plus dans le lit de fer, mais couchée sur de la glace, une glace pure, totalement vierge. Des femmes radieuses aux regards perdus s'approchèrent d'elle, l'aidèrent à se relever. Ses petits pieds étaient nus et malgré cela, elle ne ressentait pas le froid. Les femmes la vêtirent de soie, de perles, de dentelles. 
Alors un chant angélique commença à s'élever et chaque note ressemblait à un merveilleux cristal qui se formait dans la glace, jusqu'à la recouvrir complètement.
Les autres femmes la prirent par la taille et entamèrent une ronde. Leurs cheveux, libres, virevoltaient et souriaient aux anges.
Soudain, alors qu'elle tournoyait, elle s'arrêta et vit un lit en fer sur lequel reposait une demoiselle enroulée dans les bandelettes blanches. Elle comprit alors qu'elle était passée de l'autre côté du miroir à jamais figée dans un pâle reflet de qui elle était vraiment. A ce moment, la main chaude se glissa à nouveau dans la sienne et elle entendit un léger murmure: " Le diable, belle enfant, n'existe pas." Elle tourna la tête, ouvrit sa main toute chaude, et y vit un merveilleux cristal qui ne cessait de croître. 

©Isabelle Gabriel

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