La force des mots

leeman

La poésie classique est évidemment élégante. Elle a su briller de son temps, mais elle apparaît aujourd'hui comme une forme insuffisante. Du moins, j'ai la sensation qu'écrire en vers, si bien découpés, avec des rimes les plus riches possibles, n'apporte rien de plus qu'une beauté formelle. C'est tout l'intérêt de la création littéraire et poétique qui manque à cette manière de procéder : ce qui compte, ce n'est pas la forme, mais les images que les mots créent. C'est le voyage auquel ils nous invitent. Sans cela, chaque poème est bien fade ; le choix des mots est important, précisément car c'est lui qui fonde le passage vers ce voyage : sonorité, juxtaposition, rythme et vivacité dans l'enchaînement des notes verbales et des sons... Nombreuses choses sont là pour nous permettre de traduire un silence autant qu'un torrent de l'être. Qu'importe le vécu, le désir de créer provient, me semble–t–il, de cet émoi qui nous détruit, ou du souhait intime de faire éprouver à autrui ce qu'on éprouve au sein de notre personne. Ce voyage est partage. Et c'est sans aucun doute le partage le plus vrai et le plus intime auquel nous puissions contribuer. Plus loin encore, c'est un don : je donne à autrui ce qui m'anime, et je lui laisse le choix d'aimer ou de ne pas aimer ce que je lui offre. Cette relation directe d'un ego à un autre ego est profondément véritable, car elle est façonnée par un lien étroit et personnel, que jamais personne ne pourrait comprendre s'il en demeurait extérieur et contemplateur. Ce que j'écris s'immisce dans l'être d'autrui, le submerge et le fait me comprendre ; ainsi en me lisant, autrui s'accapare d'un morceau de mon être pour le garder en lui : peu de temps si cette vision qu'il a de moi lui déplaît, longtemps si le voyage que je lui propose a plu à son âme. D'où l'intérêt de ne pas se limiter à la simple puissance formelle ; ce sont les mots qui font tout, et les mots qui nous apportent la grandeur estimée. Il arrive parfois que nous soyons déçus, et cela peut advenir en deux circonstances : d'une part, parce qu'autrui, le créateur, n'a pas su manifester convenablement la puissance intérieure qui l'animait ; d'autre part, parce qu'autrui a pu user des mots en une mauvaise façon. Ainsi, dans ce second cas, l'agencement et la juxtaposition des mots sont inadéquats, rendant ainsi possible un enchaînement étrange, parfois désagréable, dont les sonorités ne frappent en rien l'intériorité de chacun. Ce sont des proses, ou des vers, qui ne résonnent pas avec la tonalité de notre être, avec la vibration existentielle qui varie à mesure que les secondes s'écoulent. Certes, les mots sont arbitraires ; mais ils rendent possible l'effort pour témoigner de ce qui gît en nous, de l'animation propre à chacun. C'est certainement pour cette raison que j'apprécie profondément les mots pour ce qu'ils ont à nous apporter. Tantôt nous les considérons comme reflétant la beauté du monde, tantôt nous les prenons comme un remède, tantôt comme un moyen de dénoncer ou critiquer un certain dogme... Beaucoup de choses sont possibles grâce aux mots : ils nous mènent à l'expression des idées ou des sentiments, et c'est en cela qu'ils nous sont précieux. Dans la recherche la plus forte, l'artiste est celui qui veut faire voyager autrui. Il veut, qu'à partir de simples descriptions ou de simples expressions qui lui sont propres, qu'autrui n'ait qu'un seul besoin : celui de fermer les yeux pour se laisser vivre par ce qu'il vient de posséder. L'artiste livre à autrui ce qui lui est propre et cher ; mais l'artiste n'est pas artiste s'il n'y a personne pour recevoir son œuvre, ses écrits, ses joies, ses peines, et ses lamentations. Le mot fonde le rapport à l'autre ; et le rapport de l'autre à soi-même. C'est toute la vie d'un autre qu'on éprouve lorsque nous lisons ce qu'autrui a créé ; c'est donc tout le passé et le présent de l'existence d'un second ego qui nous sont livrés. Nous communiquons sans nul doute grâce à l'art, mais cette communication n'est pas le fruit d'un dialogue entre deux logos ; il provient plutôt de deux tonalités intérieures qui se distinguent par leurs expériences propres. Par les mots, je vis Autrui.

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