La franc-comtoise

Christian Boscus

 

La franc-comtoise

 

Jeannot est attiré par un bruit lancinant comme le cœur du ventre de sa mère quand il dormait au chaud dans la bulle transparente de l’amour éternel.

Il ouvre la porte. Il y a toujours une porte derrière toute chose pour passer d’un espace à l’autre, d’un temps à l’autre, d’une vie à une autre, d’un amour à une plénitude plus vaste.

Par la porte de la cuisine, il passe la tête pour voir sans se montrer. Personne. Il peut se faufiler. Il entre sur la pointe des pieds, balaie du regard les quatre murs et referme la porte derrière lui. Il ne reconnait pas ce lieu pourtant si familier, ce lieu de son enfance misérable. La vieille franc-comtoise, pendule de son état, hésite dans l’espace entre les deux bords de l’infini. Elle chante sa rengaine éternelle et ne se soucie point du temps qu’elle écrit sur les pages du vent.

Jeannot marche vers elle, hypnotisé par son mouvement ondulant. Il s’avance comme un magicien au chapeau garni de mille trésors, tourne la clé, toise la franc-comtoise et d’un coup vif, sans prévenir, il stoppe le balancier de cette horrible horloge. Elle a mémorisé toute son enfance et bien plus.

Il entend des voix qui se rapprochent sur des pas de vieillards. Il veut se cacher, disparaître mais rien dans la pièce ne peut le camoufler. Il pousse alors le battant de la pendule de son enfance, rétrécit et entre dans un autre temps, au cœur pur de la Franc-comtoise.

Il sent que la porte va s’ouvrir sur des vieilles querelles, sur d’anciennes douleurs, sur des ires sans nombre héritées de tous ceux qui l’ont précédé. Faut dire que chez les Simon, les hommes allaient bon train de leur petite gâchette et les femmes n’avaient d’autres loisirs que d’élever les gosses. Voyant la horde féroce de ces mille colères, il attrape le bras des heures de la vieille Franc-comtoise et le jette en avant comme on lance un baiser pour adoucir les heures.

La porte s’ouvre et il se voit petit, affublé d’une culotte courte, la main dans la main de Annick, la fille du ferronnier. Il a quatre ans. Il est fier comme Artaban. Il est un tigre et il fonce sur sa proie. Annick lui fait face et au lieu de recevoir son baiser océanique, elle lui flanque une claque. Ça résonne dans toute la pièce comme un coup de tonnerre en pleine nuit quand les enfants ont peur. De colère, de rage, les mots sans voix, la voix sans aboiement, le cœur labouré, l’âme étonnée de tant d’injustice, il lance le battant de la Franc-comtoise dans l’autre sens. La porte se referme dans un grincement de dents.

La porte s’entrouvre à nouveau sur ses vingt ans. Solange, la belle et magnifique fille de l’épicier, celle convoitée par tous, traîne sa robe de mariée. Il est suspendu à son bras comme un trapéziste accroché au plafond du ciel. Un bonheur magnifique, de courte durée, illumine son visage comme un horizon radieux avant la tempête. Germain les suit. Germain, ce bâtard, même pas du pays, même pas riche, ce menteur, ce voleur de princesse. Jeannot veut sortir de l’horloge pour lui flanquer la raclée de sa vie mais le battant de cette satanée Franc-comtoise le gène. Empêtré dans ses instants lugubres, il lance à nouveau le battant des années et la porte se referme encore.

Jeannot veut sortir de sa prison mais le temps est un bourreau sans cœur remontant du gouffre des regrets son filet de souvenirs obscurs. Pris au piège comme un vulgaire poisson, il se débat mais le flux et le reflux des vagues intemporelles le bloquent dans son carcan.

Au midi de sa vie, la Franc-comtoise lance son cri d’horreur et casse les carreaux du silence en mille morceaux de vies éparpillées.

Et puis dans un instant de lucidité infinie, il découvre la bienveillance, ce baume divin, pour ne pas mourir avant l’heure.

D’un autre balancement plus tranquille, apaisé, la porte s’ouvre encore. Il est aux bras de sa mère endormie pour toujours. Elle lui sourit comme un ange aux ailes déployées. Elle porte tous les visages de toutes les femmes qu’il a conquises et qui l’ont rejeté sans véritable raison. Qu’importe ! Il la regarde avec tendresse. Il lui envoie tout l’amour du monde, tout l’amour de tous les êtres en train de s’aimer à cet instant même dans l’univers. Il lui pardonne d’avoir préféré l’argent, le sexe et le pouvoir à ses petites menottes d’enfant tendues dans l’attente de recevoir un baiser. Dans cet attendrissement, enveloppé d’un manteau de paix, la porte se referme et la Franc-comtoise vole en éclats.

Jeannot ouvre la porte de la cuisine. Un instant hors du temps, ancré dans le présent entre le passé et l’avenir qui le bousculent, Jeannot ferme les yeux. Ça sent les carottes du jardin, le poulet basquaise, la tarte aux pommes, le pain perdu retrouvé pour le petit déjeuner. Une lumière venue des deux bords de l’infini inonde la pièce peinte en rose saumon. Il est aux bras de Noémie la douce. Il est vieux, ridé, un peu courbé, appuyé sur sa canne d’osier mais il bouillonne d’amour et de désir pour elle.

Dans sa robe de mariée, sous son voile transparent, Noémie a quatre ans, vingt ans, mille ans. Elle resplendit d’amour pour Jeannot. Elle lui prend la main avec douceur et grâce comme une magicienne qui a conquis le temps dans un tour de passe-passe. Elle lui dit d’une voix langoureuse :

-          J’aime bien ta maison. J’adore la cuisine. Nous allons y vivre toute une éternité d’amour. Je te ferai des îles flottantes. Je sais que tu les adores.

La Franc-comtoise chante les douze coups de minuit et le coucou au-dessus de la cheminée lui saute sur le crâne et la dévore d’un coup de bec.

  • Le titre m'a attiré ici(Me rappelle la Franc-contoise de ma grand-mère haut-saônoise)...et je ne suis pas déçu du crochet. Plongée originale dans certains souvenirs...bien écrit je trouve.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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