LA FUITE

Jim Curtis

Fuir... fuir en courant, c’était le réflexe qui lui était venu instinctivement. Sans se demander pour aller où, il s’était retrouvé sur ce quai.

On entend le train au loin. Un homme s'en va ce soir.
Il ne rentrera pas chez lui. D'abord, sa femme pensera qu'il est resté au bureau. «Simple petit retard», se rassurera-t-elle. Puis, après avoir couché les enfants, elle en viendra à une autre conclusion : «Il a dû être retenu au travail». Il occupe un poste important et les hommes importants travaillent beaucoup. Souvent, ils sont préoccupés même à la maison, et ils vont se coucher sans dire mot. Travailler, c'est déjà suffisant, pensent-ils. C'est à ça que servent les hommes : nourrir leurs femmes et leurs enfants, pis à se taire aussi. Pour ne pas se mettre en vrille. Puis, ça servirait à quoi de s'énerver…

Ensuite, sa femme s'interrogera plus sérieusement. «Où est-il à cette heure-là ?» se demandera-t-elle, impatiente autant qu'énervée. Une femme, aussi, ça s'énerve. Pas facile d'être une femme, une épouse, une mère, et rester une amante. Le cœur d'une femme, c'est rempli de doutes. Un soir comme celui-ci, ça se demande : «Où est mon mari ? Qu'ai-je fait ou dis ? Ou que n'ai-je pas fait ou dis et que j'aurais dû … M'aimes-t-il ?» Pis, ça se lève pour sortir de la cuisine, en laissant là le dîner refroidi, pour se mettre auprès de la cheminée. Et tenter de se réchauffer, tenter de se rassurer, au gré des beaux vieux souvenirs.

Le train s'approche, ça s'entend au bruit. Ce mari, ce père, est sur le point de se jeter sur les rails. La trentaine, bel homme, une femme amoureuse, deux beaux enfants, un travail important… Quoi demander de mieux à la vie ? Tout de lui converge pourtant vers la même finitude. Regardez : il n'arrive même plus à se retenir. Il est décidé. Il s'envole. La gravité n'y fait rien. Ses yeux sont vidés. Nul désespoir, pourtant. Aucun chagrin, non. Pas de tristesse, non plus. Seulement, un vaste désert…

Rien n'a de sens. Des enfants, oui. Il y pensait, ce matin. À sa femme, un peu moins. C'est elle qui en voulait, après sa promotion au poste de cadre. Avant, tout était clair. Il l'aimait et c'est pour cela qu'ils étaient ensemble. «Maintenant, nous y sommes bien obligés… » Murmure-t-il dans un soupir… Cette vie faite que d'obligations, elle le lassait. «Je m'assieds toute la journée durant et ne fais rien. Je suis aux commandes et tout le monde croit que je suis maître de ma vie. Mais non, et j'en suis conscient. Regarde-toi… Regarde tes pupilles… Elles te renvoient l'image d'un puits sans fond», se fustigea-t-il.

Avant ce matin-là, jamais il n'y avait songé. «À quoi bon en finir… Mais à quoi bon faire semblant», se demandait-il désormais, en pesant le pour et le contre. Dans ce café pourtant, cette idée lui était venue et avait creusé son chemin en lui. Elle avait surgi de nulle part. C'était un matin comme un autre. Il prenait son café, en lisant son journal. Après, il se rendrait au bureau et passerait une journée à trouver des solutions, à résoudre les problèmes de ses clients. Peut-être qu'il travaillerait sur les nouvelles campagnes, pour gagner du temps. Mais, quelque chose s'était produit en lui depuis longtemps déjà. Son être s'était fissuré et il n'était plus là. Il avait commencé à flotter entre ciel et terre. Sauf que ce matin-là, il en prenait douloureusement conscience.

Assied dans ce café, il se mit à ressentir une douleur atroce. Comme un énorme poids au creux de l'estomac. Sa cigarette n'avait plus de goût. Son petit déjeuner est resté intact. Cette douleur lui avait coupé l'appétit. Tout avait perdu de son sens. Les gens pinaillaient autour de lui. Et ils lui paraissaient loin. Tellement, qu'il prit peur. Il ressentit sur le coup un sentiment d'insécurité. Tous ces gens, qui parlaient, qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire… Et ces serveurs qui vont et viennent entre la salle de réception et la cuisine, avec sur leurs visages ce sourire hypocrite, mécanique. «Pourquoi s'efforcent-ils tous», s'interrogea-t-il. «Et moi, pourquoi m'efforcerais-je…».

Subitement, il se leva et prit la fuite en renversant, au passage, sa table. Tout le monde se retourna pour l'observer. La brèche s'était opérée. Désormais, il ne se pointerait plus jamais dans ce café, où on le considérait comme un habitué, un client important. Dorénavant, il n'était plus qu'un intrus, sa révolution intérieure s'était révélée au grand jour. «Qu'est-ce qu'un homme qui ne sait se maîtriser», se reprocha-t-il. «Mais d'abord, qu'est-ce qu'un homme tout court», poursuit-il. Il s'est efforcé depuis sa plus tendre enfance d'en être un. Mais à 32 ans, il ne savait toujours pas ce que cela signifiait que d'être un homme. «Est-ce avoir une famille, une femme et des enfants ? Un travail et des récompenses qui jonchent votre bureau, voire une secrétaire ? Quel est le sens de tout cela…»

Assailli de tant de questions, il se mit à courir de toute ses forces. Les gens s'arrêtaient pour le regarder. Que lui arrive-t-il ? Se demandait certains. Est-il devenu fou ? Se demandait d'autres. Tous le connaissaient dans le quartier des affaires. C'était l'un de ces hommes, dont toutes les femmes s'amourachaient et que toutes les mères choisiraient pour leurs filles.

Il ne se sentait plus de ce monde. Tout lui semblait absurde. Et plus que tout, son existence qui n'avait à ses yeux aucun sens. Il prenait lentement et profondément conscience de cette tragicomédie qu'est sa vie. Il allait mourir, tôt ou tard. Pourtant, il est là, à essayer. «Et à quoi bon ?» Souvent, il s'apaisait, lorsqu'il lui venait ce genre d'interrogations, et même de se convaincre que la vie valait la peine d'être vécue. Ce mardi matin, toutefois, il n'avait plus la force de se convaincre de quoi que ce soit. Toutes ses certitudes s'étaient évanouies. Il ne répondait plus de rien. Il n'était sûr de rien. Si ce n'est que… Tout cela n'avait absolument aucun sens, aucun intérêt, et que tout au bout du compte finirait mal, en lambeau. Pire : en poussières. C'était, là, sa seule certitude. Il fallait qu'il tente quelque chose. Peu importe les conséquences. Fuir... fuir en courant, c'était le réflexe qui lui était venu instinctivement. Sans se demander pour aller où, il s'était retrouvé sur ce quai.

Et là, il se rendait compte qu'il avait fui toute la journée. Il ne s'était pas rendu au bureau. Son téléphone affichait une cinquantaine d'appels manquants : sa femme, des clients de l'agence… Il avait quitté le quartier et s'était retrouvé dans une ville étrangère, où il n'avait jamais mis les pieds. Comment s'était-il retrouvé là ? Il n'en savait rien. Le trou noir. Sa mémoire à son tour vacillait, comme son corps lui avait lâché. Son esprit flottait dans les abysses du néant, tandis que les bruits, sur le quai, lui semblaient de plus en plus lointains. Il voyait des visages, sans les comprendre. Ce n'était plus des êtres humains qu'il voyait. Mais, des choses, sans vie, comme lui. Ils étaient programmés à faire ce qu'ils font, sans se poser la moindre question. Ils étaient endormis, morts-vivants.

«C'est étrange», remarqua-t-il. «Personne ne peut se sauver. Moi, non plus.» Son cartable lui glissa des doigts, tandis que le train passa à toute vitesse ! Il tomba, sec, sur ses genoux. Il voulut pleurer, crier, mais rien ne sortait de son être. Tout de lui avait été pillé. Il n'était plus. Il se contentait de faire. Et lorsque l'on se contente de faire, tout de l'âme se dissipe. Il comprenait sa situation, son état, et celui de ceux qui l'entouraient. Il lui semblait devenir fou. «Et à qui le dire ?», se demanda-t-il. Sa femme ne comprendrait pas. Ses collègues non plus. Ses enfants, encore moins. Il était seul... livré à lui-même.«Je n'ai manqué de courage, c'est ma mort qui m'a échappé… Du moins, cette fois-là» se rassura-t-il, avant de poursuivre son chemin.

Une demi-heure plus tard, il avait atterri dans un bar, qui se trouvait à quatre heures de chez lui. «Je ne rentrerai pas ce soir», songea-t-il. «L'alcool apaise tout. Tu verras, tu sortiras d'ici plus joyeux que jamais», s'exclama-t-il, avec le peu de conscience qu'il lui restait. Il resta accoudé au bar, ingurgitant verre après verre, en vain. Il n'était ni plus heureux ni moins malheureux. Il ne ressentait rien. Absolument rien. «À quoi cela sert-il de vivre si l'on ne ressent plus rien ?», lança-t-il au barman, qui resta bouche bée face à la question. «Vous êtes jeune, ça arrive, la vie est longue», répondit ce dernier. «Phrase toute faite», murmura le jeune homme. Le barman, lui aussi, affichait le même sourire que les serveurs du café de ce matin-là. En le constatant, un sentiment profond d'anxiété s'empara de son être tout entier, tandis qu'il s'éclipsait vers la terrasse en un mouvement éclair.

Il était résolu. Seule sa mort ne lui échapperait pas. Ce serait la seule chose sur laquelle il aurait une quelconque maîtrise. Il se pencha et observa les gens, ceux qui se trouvaient au bas. Vus de la terrasse, ils étaient minuscules et gesticulaient dans tous les sens. «Exactement comme des fourmis !», s'exclama-t-il en levant son verre au ciel, d'un geste abrupt. Il prit son courage à deux mains, franchit la balustrade, et se confronta au vide.

«Je suis au dixième étage», soupira-t-il. «Je ne vais pas me rater cette fois-ci». Il lâcha les barres de fer auxquelles il se maintenait. Il étendit les mains vers l'avant. La gravité fit le reste du boulot. Et tout le poids de son corps lui semblait se désintégrer dans l'espace et le temps, tandis qu'il tombait en chute libre vers l'asphalte... contre lequel son corps se ratiboisa, quelques secondes plus tard. Ses yeux étaient restés ouverts. Et il avait l'air plus vivant, plus conscient que jamais il ne l'avait été…



  • Très bien écrit... heureusement que je pratique l'apnée.... c'est fort, c'est fort. Vite vite allumer l'étincelle et bel élan de compagnon pour se retrouver vivant...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Ange

    Apolline

    • Merci Apolline. Et oui, pour rester vivant, surtout. L'écriture exorcise...

      · Il y a presque 9 ans ·
      Jim

      Jim Curtis

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