La gamine se rebelle

Francesca Calvias

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Il faisait déjà très chaud. Ce début de mois de mai à Carpentras avait un petit air d'été. Heureusement que je suis partie tôt ce matin, quelle chaleur ! songea Toinette en garant sa vieille Peugeot 304 break au coin de la rue. Comme d'habitude une voiture était parquée devant la porte cochère et l'empêchait d'entrer dans la cour. Et comme d'habitude elle pourrait décharger ses caisses dans la rue et faire à chaque fois le voyage jusqu'à l'entrepôt. Chaque chose en son temps, songea la jeune femme. Après un coup d’œil à sa montre, elle constata qu'il était encore une heure tout à fait décente pour prendre un petit déjeuner et se rendit à la boulangerie d'en face pour acheter des croissants. Augustin serait ravi. Il n'aimait pas que sa maman parte sans lui, mais dans un cas comme celui-ci elle ne pouvait faire autrement. Toinette avait du rabattre la banquette arrière et tout le coffre était rempli de caisses de livres. Pas moyen donc, d'installer le siège-auto et de prendre son fils avec elle, comme elle le faisait parfois.

Cela faisait maintenant près de trois ans que Toinette était venue s'installer à Carpentras pour soigner son grand-père, un vieux misanthrope qui n'aimait qu'elle. Il ne voulait plus voir ni son frère, ni son fils, le père de Toinette, ni même Romaric son petit-fils, qui était pourtant son filleul. Et qui ne lui avait rien fait... Pourquoi cette haine pour les siens et cet amour exclusif pour Toinette depuis sa plus tendre enfance ? La jeune femme l'ignorait. Il y avait trop de secrets dans cette famille. Autant du côté paternel que maternel.

Un an après son installation, le cancer avait fini par emporter son grand-père et la jeune femme apprit que ce dernier lui avait légué tous ses biens, entre autre cette maison dont elle avait transformé l'entrepôt en bouquinerie. Toinette adorait les livres et n'aurait pas imaginé un autre travail. D'ailleurs un autre emploi lui aurait-il procuré tant de satisfaction ? Les livres étaient toute sa vie. Elle n'avait pas fait d'études et le regrettait quelquefois, mais les livres lui avaient donné une solide culture générale. Heureusement, car depuis le décès de son grand-père, elle était en butte aux persécutions des membres de sa famille, insatisfaits du testament du « vieux » qui léguait toute sa fortune à « la gamine ». Ils avaient alors attaqué le testament en alléguant que « le vieux » n'avait plus toute sa tête. Ils avaient réussi à faire bloquer les fonds en attendant les résultats de la bataille juridique qui faisait rage, mais pas encore à déloger la jeune femme de sa maison. Alors on l'attaquait elle, « la gamine ». On cherchait ses points faibles. On tentait de l'impressionner. On la menaçait. On lui proposait de racheter sa maison pour un prix dérisoire. On la sous-estimait surtout, car en un peu plus de deux années, elle n'avait jamais cédé. D'ailleurs seul son père aurait pu prétendre un droit à l'héritage car il était, avec ses enfants Toinette et Romaric, le seul héritier du vieil homme. Les autres n'étaient que les enfants issus du premier mariage de sa femme décédée depuis une dizaine d'années. Ils n'avaient rien à voir avec lui. Et pourtant c'étaient ces derniers et non son père qui tentaient d'attaquer le testament. Ce qu'Antoinette ne comprenait pas d'ailleurs. Son père la détestait. Pire, la haïssait. Et pourtant il n'esquissait pas le moindre geste pour tenter de récupérer ce qu'il pourrait considérer comme étant son du. Il le laissait à « la gamine ».

Pas plus que Toinette ne comprenait pour quelle raison le célèbre homme d'affaires Vernarecci persistait à vouloir lui racheter sa maison pour en faire un hôtel. Pourquoi précisément sa maison à elle ? L'homme était riche. Plus que riche même. Il aurait pu aisément racheter n'importe quelle demeure de prestige en bien meilleur état, voir même acheter un terrain de plusieurs hectares pour y construire son hôtel de luxe. Mais non. Il avait décidé d'acheter précisément cette maison-là, depuis bien avant la mort de son grand-père. Seulement avec le vieil homme il était tombé sur un os. Et maintenant que sa petite-fille devenait son héritière, il pensait pouvoir la faire céder. Il proposait une somme nettement plus élevée que les membres de sa famille. Il s'était manifestement renseigné sur elle. Sans doute avait-il eu des contacts avec sa « famille ». Car lui aussi tentait de se servir des points faibles ou de ce qu'il imaginait tels, de « la gamine ».

« La gamine » c'était elle. Baptisée Antoinette en la mémoire de la fille aînée de sa grand-mère, morte de la coqueluche à vingt-trois mois. Toinette pour les intimes était la ratée, le mouton noir de la famille. Celle qui avait abandonné ses études parce qu'elle attendait un enfant dont on ne savait même pas qui était le père. Celle qui n'arriverait jamais à rien. La rebelle qui refusait de marcher dans le chemin que l'on avait tracé pour elle et qui en prime, malgré qu'elle ait tout raté, se faisait entretenir par son grand-père et finissait par être son unique héritière. Celle dont il ne fallait pas prononcer le nom sous peine de déclencher des transes chez son père, une crise de nerfs chez sa mère et un regard méprisant de la part du reste de la famille, à l'exception de sa grand-mère maternelle.

Aujourd'hui pourtant, la jeune femme était presque heureuse. Bien sûr, la mort de son grand-père qu'elle adorait la laissait à moitié orpheline. Ils avaient tant de souvenirs communs. Elle l'avait toujours considéré comme son père, le véritable n'étant pas fort paternel. Mais d'un autre côté, elle avait fini par convaincre sa grand-mère maternelle de venir habiter chez elle, dans un charmant petit studio qu'elle lui avait aménagé au rez-de chaussée. Le climat sec du Midi de la France convenant mieux à ses rhumatismes que l'humidité de la capitale. Bien sûr, elle était loin d'être riche et la bouquinerie ne commençait qu'à peine à lui rapporter de quoi vivre. Bien sûr, elle savait ce que pensait d'elle « la famille », mais quelle importance ? Ne savait-elle pas elle ce qu'elle valait réellement ? Ne savait-elle pas que l'année qu'elle avait passé à soigner son grand-père en assumant en même temps un enfant en bas âge n'était pas précisément une sinécure ? Cela constituait même un travail à temps plein, car en plus, Toinette se chargeait de l'entretien de la maison. Un travail à plein temps pour lequel elle n'était pas payée, refusant en effet de se faire rémunérer pour aider un des deux seuls membres de sa famille ayant de l'affection pour elle et ayant accepté son fils sans curiosité malsaine. Pour le vieil homme, Augustin était le fils de sa petite-fille chérie, il était donc son arrière petit-fils et les choses étaient bien comme cela. Le reste n'avait pas d'importance. Si Toinette n'avait pas envie de parler du père de l'enfant, c'est qu'elle avait ses raisons.

C'était en nettoyant l'entrepôt que l'idée de la bouquinerie lui était venue. Elle hésitait à reprendre des études lorsque son fils Augustin serait en âge d'aller à la maternelle, mais la mort de son grand-père avait décidé pour elle. Elle devait gagner sa vie et celle de son fils. De son vivant elle avait discuté de la bouquinerie avec son grand-père qui trouvait cela une bonne idée. Il connaissait sa petite-fille et sa passion pour les livres. L'entrepôt était énorme et pouvait contenir des milliers de livres d'occasion. Elle ignorait que son grand-père allait l'instituer comme légataire universelle. Elle pensait, elle espérait qu'il vivrait plus longtemps. Naïvement même, la jeune femme avait imaginé qu'il guérirait du cancer. Mais la maladie était trop avancée. Son grand-père fumait depuis l'âge de 9 ans et en était arrivé à 5 paquets par jour. Elle se contentait de ranger, nettoyer et rafraîchir la maison pendant ses rares moments de libres, avec l'assentiment de son grand-père.

C'était toute seule qu'elle avait commencé par réaménager la chambre où son grand-père passait le plus clair de son temps, ensuite la terrasse, qu'elle avait nettoyée, décorée et fleurie pour qu'il puisse y manger où y lire lorsqu'il en avait la force et que le temps le permettait. Puis elle s'était attelée à la chambre de son fils et terminait la sienne lorsque son grand-père mourut. Immédiatement « la famille » fit bloquer les comptes et Toinette se serait retrouvée sans ressources si son grand-père n'avait pas gardé une petite réserve cachée dans un coffre qui n'en n'avait pas l'air. Il avait prévenu Toinette : « Je sais que je ne vais plus faire long feu sur cette terre et je sais aussi que les chacals n'attendent que ça pour tenter de s'accaparer mon argent. Si jamais il devait t'arriver quoi que ce soit, n'hésite pas à te servir de cet argent. » Toinette avait refusé. « Ce n'est pas à moi, ton héritier c'est ton fils... » Mais son grand-père avait coupé court à toute discussion « Ce que je donne de mon vivant, personne n'a le droit de le contester ! » Il avait joué le jeu jusqu'au bout, laissant croire à Toinette qu'effectivement, son père serait son unique héritier et qu'elle risquait de se retrouver dans les difficultés financières. Ce n'était qu'après sa mort que le notaire lui avait appris la vérité en lui remettant une lettre de son grand-père contenant certaines explications.

« Ma chère petite-fille,

Je n'ai aimé que toi au monde, ensuite ton fils quand il est arrivé parce qu'il était le fils de ma petite-fille que j'aimais au-delà de ce que je n'ai jamais cru pouvoir aimer. J'ai gardé le secret de ce testament jusqu'au bout pour que personne ne puisse te reprocher d'être mon unique héritière. Oui ma chère Toinette, je te lègue tout ce que je possède, mes biens, mon argent et la maison de Carpentras. Tu auras sans doute à faire face aux chacals qui essayeront de te dépouiller, mais je compte sur toi pour ne pas permettre que ce que j'ai bâti à la force de mes mains tombe dans des mains indignes. Des mains qui ne le méritent pas. Les enfants de ta grand-mère ne sont que des étrangers pour moi et ne m'ont jamais traité que comme un étranger. Il n'y a pas la moindre raison à ce qu'ils héritent de moi. Pour ce qui est de ton père, tu comprendras un jour. Je voudrais te donner plus d'explications, mais il est trop tard et je n'en n'ai plus la force. J'aurais du le faire quand je n'étais pas encore aussi malade. Même si tu ne comprends pas, je te supplie de respecter mes dernières volontés et de te battre de toutes tes forces pour ne jamais laisser la maison et mes biens tomber en de mauvaises mains.

En ce qui concerne ton frère, je sais que tu feras ce que tu as à faire. Je ne pouvais pas le faire hériter officiellement, il est mineur, ton père aurait fait main basse sur ses biens.

Ton grand-père qui t'aime

PS : Je serais toi, j'aménagerais l'aile droite du rez de chaussée pour en faire un studio pour ta grand-mère de Paris. Elle pourrait vivre avec toi et le petit. C'est une femme que j'appréciais beaucoup. »

Effectivement, l'ouverture du testament avait fait l'effet d'un coup de tonnerre, les comptes de son grand-père avaient étés bloqués et les revenus qu'il tirait de ses divers placements l'étaient également. Avec l'argent du coffre, Toinette avait aménagé un studio pour sa grand-mère et terminé l'installation de sa bouquinerie. Le reste, elle gardait précieusement car elle ne savait pas quand son commerce commencerait à marcher ni quand les comptes seraient débloqués.

Toinette n'avait pas de goûts de luxe. Elle aimait la fraîcheur et la simplicité. Même si l'argent de son grand-père venait à se débloquer, elle savait qu'elle ne changerait pas grand-chose à son mode de vie actuel et garderait la bouquinerie, ainsi que sa vieille Peugeot hors d'âge.

La porte d'entrée s'ouvrit sur le visage souriant de sa grand-mère tenant par la main le petit Augustin, tandis que Croquette son petit fox terrier s'élançait vers elle et sautait à près d'un mètre de hauteur pour lui souhaiter la bienvenue... tout en espérant recevoir un morceau de croissant feuilleté dont il sentait l'odeur à travers le sac. Toinette câlina son chien et prit son fils dans les bras. Comme il était beau son bébé, toujours souriant. Elle l'aimait de tout son cœur et il représentait toute sa vie. La jeune femme embrassa sa grand-mère, et, tenant son fils par la main, ils se dirigèrent vers la terrasse pour prendre un petit déjeuner bien mérité.

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