La gamme elle

Stéphan Mary

Club Jetez l'encre. Défi n°7 : » Et si on essayait d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple » Contraintes : l'écrire sous 3 formes : narrative, poétique, romancée // Temps donné : 3h

Il y avait toi

Toi jusqu'au bout de mes doigts

Toi au plus profond de moi

Toi  texte sans foi ni loi

Il y avait toi émoi sans effroi

 

Il y  avait toi

Et la pianiste

Sur sa gamme elle

Improvise des notes


Elle joue sa gamme elle

Sait que dans l'instant suivant

Un long moment de solitude

N'abîmera pas la gamme elle

Compose une nouvelle servitude


Do ré mi face

Face contre sol

La si do


La pianiste sourit

Puis interprète

Une gamme elle

Veut sa voix  car sans elle

La gamme elle assurée

Elle n'a jamais fait de solfège

 

De gamme elle

Elle voudrait être

Six feet under

Mais c'est sans compter sur le commandeur

Shakespeare voulait Othello mais il a eu peur

C'est donc Hamlet qui se vengera du malheur

He says To be or not to be six feet under

Pour exploser le miroir de sa mère en pleurs 

 

Tu vois il y avait toi

Toi jusqu'au bout de mes doigts

Toi au plus profond de moi

Toi  texte sans foi ni loi

Sans effroi


Toi émoi partant maladroit

Sur cette très forte maladresse

Consistant à essayer d'être heureux

Ne serait-ce qu'une seconde

Pour donner l'exemple

 

Toi texte qui tremble

Pris dans l'étroitesse

D'un regard sirupeux

Sous l'orage cynique du monde

 

Essayer heureux

Donner exemple

Offrir sourire

Cadeau bonheur

Essai une seconde

Juste donner exemple

 

Mais la gamme elle n'en veut pas. Il faut qu'elle aille très vite pour être à l'heure avec son rendez-vous si précieux, si singulier, si étrange de lui avoir proposé l'espace d'une seconde d'essayer ensemble d'être heureux. Il y a elle et la pianiste qui interprète sans gamme l'image du bonheur. La pianiste lui a murmuré oublie les blanches et les noires, ne fais pas d'accords disharmonieux. Tu as rendez-vous, sois à l'heure ne serait ce que pour donner l'exemple. Puis elle lui a indiqué un escalier en précisant qu'il y a des paliers et qu'à chaque palier correspond une porte qu'elle devra ouvrir afin de bien regarder si son rendez-vous n'est pas là, caché quelque part.


Elle s'avance monte les marches non sans une certaine appréhension, arrive au premier. Est-ce un étage un palier peu importe mais l'escalier s'arrête là sur un mur.
Il y a une porte qu'elle ouvre. Surprise elle s'immobilise pour regarder des habillés en costumes du dix septième siècle. Ils donnent la sensation que la représentation va commencer d'une minute à l'autre. Les femmes retiennent leurs robes pour avancer plus vite quand les hommes cherchent à protéger les envolées plumeuses de leurs couvre-chefs. Tout ce monde s'égaie dans tous les sens, devant les coiffeuses, près des portants à costumes. Les souffrants obnubilés par le trac ânonnent leurs textes et sont repliés sur eux-mêmes ; D'autres plaisantent par groupes pendant que leurs voisins actionnent leurs bouches dans tous les sens, réduisant les exercices d'articulation à une simple gymnastique quotidienne. La troupe a l'air nombreuse. Elle comprend très vite que la sortie est de l'autre côté, en face, pas très loin. Elle se fraie un chemin en suivant son instinct. Une femme pose sa main sur son bras et lui dit en souriant « Vous feriez un parfait Hamlet. Restez, je vais vous présenter quelques amis ». Elle lui répond qu'elle ne doit pas s'arrêter là et c'est ainsi que la comédienne se détourne et reprend tout naturellement sa conversation. Les derniers mots qu'elle perçoit sont « Ne serait-ce que pour donner l'exemple ».


De l'autre côté il y a bien une autre porte. Elle la pousse, l'escalier est là. Elle monte à nouveau les marches. Arrivée au deuxième niveau, elle s'engage dans un boyau et pousse une nouvelle porte. Elle croise un orchestre symphonique. Les musiciens en habits de concert règlent leurs instruments. Ceux-là sont de Mars il n'y a aucun doute. Elle en voit deux rirent en désignant du regard la soliste. La soliste très star se distingue par sa somptueuse robe en lamé de minéraux cristallisés dans le tissu. La Diva traverse mais n'entend pas le brouhaha des instruments. Elle joue déjà sa partition.

Elle resterait bien un peu mais elle n'a pas de temps à perdre. Elle a rendez-vous avec … c'est un mystère, elle n'en sait rien mais elle a rendez-vous.


Au troisième niveau elle est dans les combles boisés du haut de l'édifice. Des quantités de vieux livres sont empilés de façon à former une table basse et un siège. D'autres sont alignés contre un mur protégés par des cartons de déménagement. Ils se ressemblent dans leur format, leur couleur. Un seul éditeur ? Elle s'approche et s'aperçoit que le même titre figure sur la tranche. Elle prend un livre quand se déclenche une ouverture dans le fronton opposé, laissant voir un monte charge. Elle remet le livre à sa place, le pan de mur se referme. Elle reprend un autre livre sous un autre carton, le phénomène se reproduit. Il faut qu'elle se décide et vite car essayer d'être heureuse, ne serait-ce que pour donner l'exemple nécessite efforts et concentration.


Elle roule le livre de quelques feuillets dans sa poche et se dirige vers l'ascenseur. A peine les portes se referment-elles qu'il se met en mouvement à vive allure vers un niveau inconnu. La porte coulisse et donnent à voir grand hall d'accueil d'où partent des tapis roulants qui lentement emmènent les visiteurs vers des guichets numérotés. Seul le guichet Etat Civil est transcrit en lettres. Entre une femme en blouse blanche sur laquelle est écrit Anesthésiste réanimateur. La femme appuie sur le cinquième bouton. Mouvement très bref, à peine perceptible de l'ascension ou de la descente du monte charge qui se fige avec ouverture automatique de la porte. La femme sort, se retourne et dit « Vous ne descendez pas ? Il n'y a plus de niveau. C'est la fin du voyage si je puis me permettre ». Elle l'interroge « Où sommes-nous ? » La femme répond qu'il s'agit très naturellement des services décentralisés « naissance et fin de vie » de l'hôpital municipal qui se trouve dans les sous sols de la mairie. Rien d'étonnant à ça, c'est relativement banal. Avant de s'éloigner l'anesthésiste murmure « Fiez-vous à votre instinct » puis elle s'en va, à droite avant de bifurquer à gauche.


Est-ce l'heure du rendez-vous ou faut-il encore chercher ce putain d'exemple pour dire sans dire que l'on peut essayer d'être heureux. Alors seule dans ce couloir blanc immaculé elle pense à la gamme. 

Elle dresse l'inventaire

 

Dans l'inspiration il y a

Une troupe de théâtre

Un orchestre symphonique

Quelques feuillets reliés

 

Dans l'expiration il y a

Un service d'état-civil

Une anesthésiste réanimatrice

Un service hospitalier

 

Son intuition lui dit de s'éloigner. Là, la vie et la mort sont trop étroitement mêlées. Comme en cas de guerre quand il n'y a pas le choix. Un seul hôpital pour tout le monde, civils comme militaires, femmes, hommes, enfants. Elle a même vu un animal venir instinctivement crever devant les urgences, au milieu des brancards.


Alors elle renonce. Elle renonce pour ne pas se perdre, rester intègre, pouvoir se regarder dans la glace et se dire : et si on ne faisait plus semblant d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple. Si nous n'étions plus dans la métaphore mais dans la véracité, le ravissement d'être authentique.


Elle a rendez-vous avec la pianiste. Elle va lui composer une gamme. Une gamme qu'elle interprétera si elle en a envie, pas comme une esquisse, un aperçu mais parce qu'elle sera véritablement dans cet état si particulier qu'est le bonheur. Peut-être que cela servira d'exemple... 


Signaler ce texte