La gardienne de la laideur (3)

vionline


- "Tu préfères donner du sucre aux fourmis ou les noyer ?".

Je me demande encore aujourd'hui comment Pépère avait pu douter de mon innocence ! Je n'étais pas du genre à saccager la nature, ni même à me mettre à rire comme une tordue diabolique à la vue de petites pattes en l'air ou d'ailes fines et translucides baignant tragiquement dans de grosses flaques d'eau !

Il y a que mamie voulait que tout soit propre et net dans son jardin et ce qu'elle ne comprenait pas, est que les fourmis ne sont pas sales. À la limite, elles trimbalent un peu de poussière. Mais pas de quoi en faire un drame, si ?

Elle avait simplement le souci d'offrir à la vue des voisins, un extérieur sain et bien entretenu, pendant que mon grand-père parlait de la suprématie de la nature. Selon lui, les petites bêtes en faisaient partie, au même titre que les animaux domestiques. Et les petites bêtes, contrairement à l'adage populaire pouvaient très bien "manger les grosses" ! Il le beuglait parfois à mamie qui s'entêtait à faire front à la crasse. Le concept de l'union qui fait la force d'une colonie lui était étranger.

Peut-être pour ne fâcher personne, je me ralliais au proverbe yiddish qui dit à peu près ces mots : quand tu ne sais pas quelle route prendre entre celle de droite et celle de gauche, construis en une troisième au milieu. Mais je me taisais.

J'avais peur de décevoir le vieux, car moi, je ne leur aurais pas donné de sucre, aux fourmis. Parce que j'estime qu'elles peuvent se débrouiller avec ce que leur fournit la terre nourricière. Mais je n'aurais pas décimé non plus les ouvrières en y prenant un plaisir pervers.


J'ai toujours eu un rapport ambigu avec la Nature. Celle avec un grand N. Le Monde a toujours été problématique pour moi. J'aime les Humains, les végétaux, les animaux, mais si je m'en approprie un, je le ferais peut-être damner, faner ou le respecterais bien mal involontairement.

Je fais toujours la grimace quand on m'offre un bouquet de fleurs. Je l'accepte néanmoins volontiers et poliment lorsqu'un homme me les destine, car pour lui ce geste peut représenter toutes sortes de déclarations : la flamme ardente, l'amitié, la tendresse, le remord, le pardon... Un homme s'exprime avec des roses, c'est pourquoi Mesdames nous n'en recevons que très peu.

Une rose, pour moi, doit rester perchée sur son rosier, nous offrir un printemps aux teintes harmonieuses. Mais je refuse d'en cueillir. Mamie faisait des vases de fleurs séchées. Pourquoi ne laissait-elle pas les plantes s'éteindre pour que de nouvelles refleurissent l'année suivante ?
Pourquoi ne pas respecter le cycle unique ? La vie, puis la mort. Je ne suis pas trop fan du concept de la résurrection. N'en déplaise au Petit Jésus.

Ne me demandez jamais de me comporter comme une fleur coupée faisant trempette dans un vase ! Qu'un homme ou qu'une femme veuille s'extasier devant moi ou sentir le parfum de mon pistil, ce ne sera jamais sur une table de salle de séjour qui attend des invités. Venez au buisson, à l'arbuste, à l'arbre. La nature s'admire, doit être protégée. En aucun cas elle ne devrait être dominée par la main de l'Homme.

Question bestioles, pour faire plaisir à mamie, j'aurais opté pour un répulsif, ok. Mais pour rester en bons termes avec Pépère, je n'aurais pas dit à la grand-mère que je les avais vues, mes fourmis.

Je n'aurais rien dit…


Mon grand-père est mort alors que je venais d'atteindre ma majorité. D'une cirrhose du foie. Il buvait comme un trou. Très franchement, à quoi pouvions-nous nous attendre d'autre ?
Il savait très bien qu'il allait nous quitter dans d'atroces souffrances, plus vite que prévu. Cependant, même recroquevillé sur son lit d'hôpital, il avait gardé son sourire moqueur et préparait encore des blagues à faire à mamie, la destructrice du monde animal.

Elle avait peur des chiens, aussi, et chassait sans y parvenir les chats qui venaient "souiller" son gazon. Près des plants de haricots verts et aux pieds des fraisiers, ça sentait toujours la pisse, odeur acide et reconnaissable entre mille.


- "C'est mon territoire, ici ! Quel besoin de délimiter le leur ! Je ne peux pas les piffer, qu'est-ce qu'ils peuvent bien trouver d'intéressant chez quelqu'un qui n'a de cesse de les chasser !".

Moi je soupçonnais Pépère de les nourrir en cachette. Lorsqu'il tondait le gazon et rebouchait les trous faits par les taupes, ses seules véritables calamités, le terrain devenait aussi beau que les parterres des châteaux de la Loire. Normal que les chats veuillent se l'approprier, non ? Et puis il y avait tant d'oiseaux à attraper par surprise !

Quand mon grand-père a été incinéré et que selon ses derniers vœux il est devenu l'engrais d'un petit bout de terre fleuri au fond du cimetière communal, tout le monde pleurait à chaudes larmes. Pas moi.
Le Père Blanchard, encore lui, était venu me voir, pas forcément très rassuré, durant la préparation de la messe qui lui serait consacrée. Il souhaitait vivement qu'un membre de la famille passe au micro pour citer un passage de la Bible qui lui corresponde. J'étais très embarrassée:

- "C'est que... Mon Père... Sans vouloir vous offenser, mon grand-père suivait la grand messe du PMU le dimanche au lieu d'écouter vos sermons... Ce sont ma mère et ma grand-mère qui désirent lui rendre hommage à l'église. D'autant plus qu'il était très aimé au village. Il y aura beaucoup de monde et...

- Très bien... Très bien... Très bien...", dit-il en pensant tout le contraire.

- "Qu'est-ce que votre grand-père aimait du temps de son vivant ?" bougonna le prêtre.

Je ne sais ce qui me prit de répondre du tac-au-tac:

- "Fernandel !

- Je me vois mal reprendre en chœur les paroles de Félicie aussi...".

Il cherchait. Vraiment. Il était nécessaire que ses paroles d'enterrement trouvent un sens.

- "La Nature, mon Père ! C'était un grand défenseur du règne animal.

C'est ainsi qu'il me confia le texte parlant de l'olivier. La paix. L'arbre qui reprend vie chaque année.
J'entendais de loin Pépère qui rigolait:

- "Ma pauvre ! Toi qui est contre le principe de résurrection ! Excuse-moi ma chérie... La blague était trop tentante !".


Son rire me semblait être plus sarcastique que bienveillant. Je me demandais à quoi ressemblerait désormais son sens de l'humour, maintenant qu'il était au Ciel, lorgnant sur le projet éventuel d'aller voir ce qu'il se passe en Enfer...


(A suivre)

  • D'accord avec les fleurs coupées, un vrai rite barbare !

    · Il y a plus de 4 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • Expérience domestique...une fournée de fourmis sortent du placard du lavabo, rien à dire, c'est beau un cortège! ;0) Deux jours plus tard......une fournée de fourmis, 6m pus loin,, étudient fortement ta capacité à remplir le placard aux provisions, autant dire, c'est le leur....alors bon, faut faire quoi sans accord avec la majesté? ;0)

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    flodeau

    • Demander audience, négocier. Sur rendez-vous pour ne vexer personne...

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      vionline

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