La gardienne de la laideur (6)

vionline

Cauchemars

Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, dès qu'il eut fini de parler de Daphné, je repartis me coucher sans problème. Comme si notre "conversation" ne s'était finalement jamais déroulée: j'étais contre la table du salon, là où je m'étais cognée et hop, l'instant d'après je me glissais sous ma couette où je m'endormais, le cœur plus léger, mais d'un sommeil profond.

A partir du lendemain, bien sûr je me posai des questions, mais Pépère apparemment, n'étais plus décidé à venir me parler de fourmis ou de fantômes. Et surtout de Daphné.
En me préparant chaque matin, avant de me rendre au travail, je scrutais malgré tout le miroir, m'assurais que c'était bien moi que je regardais en face. En brossant mes cheveux, je prenais un air concentré à fixer mes propres yeux, puis je souriais:

- "Allez ! Au boulot ma fille !".

Un rituel chaque matin, histoire de me dire que ma vie était toujours la même et que bien évidemment ce n'était qu'un rêve. Le grand-père qui réapparaît tel un spectre venu du ciel et plaisante au sujet de Dieu et de Jésus, qui sans doute avait bien vieilli depuis mon baptême, était particulièrement ridicule. Un rêve bien tenace malgré tout. Car je ne me sentais pas véritablement tranquille.

Dès que je sortais de chez ma logeuse, je me retournais souvent dans la rue alors que pourtant je ne croisais personne, faisaient un peu plus attention aux rares automobilistes passant sur la départementale. J'observais le quartier, comme si soudainement quelqu'un allait venir à ma rencontre, comptais les boulistes et leurs femmes pour m'assurer que chacun était bien là, à la même place que la veille. J'essayais de m'immiscer un peu plus dans les conversations. Sans venir directement à la rencontre des passants, j'écoutais leurs bavardages, analysais d'une œillade panoramique leurs gestes et attitudes. Ce n'était que par peur. La simple peur de voir débouler sans prévenir ce visage familier, une nouvelle fois. Et de ne pouvoir le dire à personne. C'était tellement insensé ! Tous m'auraient dit que ce n'était là que l'expression inconsciente de la solitude qui me pesait, le fait, justement, d'être loin de ma famille, pourtant si proche ! Et d'avoir perdu un être cher qui avait enchanté toute mon enfance.

Ce qui m'avait marqué, peut-être le plus, c'était le langage qu'il avait employé. Comme si, bizarrement, il avait totalement changé de personnalité. Il m'avait appelée "ma fille, ma sœur..." "Ma femme" peut-être bien, alors qu'elle vivait en maison de retraite et très étrangement "ma chérie, ma maîtresse..." comme s'il ne savait plus très bien à qui il s'adressait, comme si la mort avait altéré sa mémoire. Cet humour, alors que de son vivant il était jovial et très subtilement intellectuel, n'était plus du tout le même: potache, cynique, en tous points désagréable. Si une image idéalisée et rassurante de celui qui représentait "la figure paternelle" se manifestait volontairement à moi, je veux dire... si c'était juste mon imagination, jamais je ne l'aurais imaginé avec ce comportement, ce caractère ! J'aimais trop mon grand-père pour lui donner une impression morale aussi laide.

Arrivée au travail, je faisais en sorte de parler beaucoup avec le reste du personnel. Le barman, la caissière, les types qui assuraient la maintenance du site, les guides touristiques ou parfois avec quelques visiteurs, les francophones, mais ils étaient peu nombreux dès la période estivale terminée. Des anglais surtout peuplaient le gouffre de Proumeyssac en septembre-octobre et beaucoup d'entre eux habitaient d'ailleurs les environs, ce qui attisait parfois une certaine xénophobie chez l'autochtone périgourdin.

Dans la librairie, je ne cessais de faire la poussière sur les livres, les classais par thèmes... oh et puis non... par ordre alphabétique des auteurs ou non... des titres. Et pourquoi pas par couleurs de couvertures ? Pour m'amuser, passer le temps, il n'était pas rare que j'apprenne par cœur les préfaces des bouquins que je préférais, la plupart du temps des dictionnaires spécialisés dans la géologie, la spéléologie, la botanique, la physique, cachais de la main les légendes sous les photos pour deviner quel était ce fossile, ce que représentait la peinture rupestre de telle ou telle grotte.

Le fait est que ce que Pépère m'avait confié:

-"Tu es la gardienne de la laideur" tournait en boucle dans ma tête.

-"Et si on s'occupait d'abord de ton amie Daphné ?".

Je ne comprenais pas ces mots, ni leur portée. Était-ce une plaisanterie de mauvais goût, des mots en l'air ? Ou bien une vraie menace ? J'avais la trouille pour elle, je me demandais ce qu'on allait lui faire, au juste. Ou bien n'était-ce qu'une provocation ? Oui, que peut faire l'esprit d'un mort si ce n'est de torturer les esprits de ceux qui vivent encore ! Il me disait qu'il était simplement dans ma tête, que je croyais le voir, mais que ce n'était qu'une invention de ma part et en même temps... pas seulement ça. Qu'un jour je comprendrais... Satané grand-père !

Un mois passa sans que ne surgisse un seul cauchemar.
Ce que je trouvais très curieux, c'est que je dormais particulièrement bien. N'importe qui n'aurait pas fermé l'œil de la nuit, aurait réfléchi, pensé, voire attendu ! Moi, je pionçais comme une bienheureuse. Ce bonheur dura bien un bon mois et demi.

Dès lors, alors que je rentrais d'un week-end "muet" chez ma mère, mes pensées n'ont appartenu qu'à Daphné. La nuit, je rêvais d'elle, plantée tel un épouvantail ensanglanté, de la neige à ses pieds, dans le champs des fermiers où nous passions de bons moments. Attachée, à demi en vie, un corbeau au bec immense venait lui enfoncer une carotte dans le gosier. Elle hurlait jusqu'à s'en étouffer puis mourait devant mes yeux. Je ne l'aidais pas, non, je restais immobile, avec un petit rictus de contentement.

Une autre fois, elle se faisait poursuivre dans la rue par un taxidermiste, hache à la main, qui voulait lui couper la tête et la vider de toute sa chair pour la bourrer de paille et l'exposer parmi ses trophées au mur d'animaux vaincus dans la souffrance. J'allais chez lui, il me présentait chaque tête de bête. Sur la plaque de bois soutenant les gueules, un prénom était inscrit en lettre d'or: Charlotte, Martine, Franck, Yannick...

- "Voici mon hermine, Karine, mon paresseux, Matthieu, ma panthère, Pierre...".

Il me dressait la liste macabre de ses prises. C'était immonde. Et moi je m'excitais:

- "Elle c'est Daphné ! Daphné ! Si vous clouez son nom sous son nez, cela créera la rime ! N'est-ce pas sublimissime ?!?".

Le type, enchanté, prenait alors clous et marteau et...


Je m'éveillais chaque nuit en sursaut et en pleurs, les draps mouillés de sueur ou d'urine. Les cauchemars étaient d'une violence inouïe, l'effet gore contrastant avec un humour glauque. Parfois, je me réveillais en riant comme une tordue. Larmes ou fous rires, comme une femme ayant atteint le sommet de la jouissance, s'écroulant sur son amant, avant de lui dire "je t'aime". Après quelques nuits passées à soutenir ces songes effroyables, survint un nouvel événement.

Alors que je venais à peine de m'endormir, je sentis une main douce et chaude se poser sur mon ventre, elle caressait tendrement mon nombril. Alors que l'obscurité emplissait la pièce, la lumière s'alluma, m'aveuglant un instant. Mon grand-père me couvait du regard, assis, ses yeux en plongée totale sur mon corps, nu. Mes jambes étaient grandes écartées.

- "Si vous êtes tous ici rassemblés, c'est pour contempler celle qui cette nuit va enfanter les jumeaux. Passez chacun à votre tour, je vous prie, tout le monde sera servi comme il se doit... Prenez du plaisir, admirez le spectacle. Ma chérie, fais bonne figure, ma mère te regarde, il faut que tu sois digne d'elle".

Je voulais me lever, il était tout à fait clair je cauchemardais une fois de plus. Mais mon corps était comme enfoncé dans le creux de mon matelas, mes poignets comme retenus durement sur mon oreiller. Mes seins me faisaient mal et pointaient, mes jambes tendues en grand écart étaient paralysées. Il n'y avait personne dans ma chambre. Mon grand-père avait disparu lorsque je voulus lui demander de l'aide. Mais j'ai senti ma peau brûler tout à coup, sous des caresses violentes aux mains invisibles. Mon bas ventre s'enfonçait par secousses sur le lit comme si j'étais brutalement prise. Parfois, on me serrait le cou. Pourtant rien, que le vide autour de moi. Juste quelques murmures, des voix mêlées :

- "A moi. Tire-toi, c'est mon tour maintenant...".

Ils devaient être 5. Ou 6. Et se chamaillaient pour savoir qui serait le suivant à me prendre.

Et puis, soudainement, je me mis à fixer quelque chose, en totale contre-plongée. Je voyais le vide, mais comme si je soutenais le regard d'un d'entre "eux". J'entendais:

- "Bah alors...? Vas-y ! Tu fais quoi, là ! Prends-là ! Non... Non... C'est pas vrai ! Oh ! Mais il refuse de le faire. Qui l'eut cru !!!

- Barrez-vous !".

Silence. Mon corps se libère de l'emprise. Je me sens de nouveau respirer.

- " Rhabille-toi".

Puis silence total. Je sens que plus personne n'est "présent" autour de moi. Un dernier écho arrive à mon oreille.

- "Ça se passera pas comme ça... Ils vont le payer... Regarde les gros titres demain".

  • J'ai beaucoup aimé cette histoire, cette complicité avec ce grand-père et puis ce déroulement insolite, auquel je ne m'attendais pas, et cette fin. Ouaaah comme écrivait Yl5 !!

    · Il y a plus de 3 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci Louve. Je t'avoue que j'ai peur d'écrire la suite.
      Cette histoire est vraie. Sauf la région où ça se passe (oui, c'est un scoop)

      · Il y a plus de 3 ans ·
      Images (1)

      vionline

  • Ouaaah !!

    · Il y a plus de 3 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

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