La girouette en terrasse

Protos

 Ça y est, revoici l'été et me revoilà, magistralement avachi à la terrasse de mon pub préféré, cigarette dans une main, café dans l'autre, à jeter mon regard hautain sur la foule des passants, médiocres par nature cela s'entend.

 Et puis le voilà. Plus modeste et plus pitoyable que les autres.
Le bras en écharpe, la barbe mal rasée, l'air de celui qui a allumé sa cigarette avec le ticket gagnant de l'euro million.
Bref, le parfait paria, pauvre par définition, blasé par condition et ahuri par habitude.

 Le bougre est si dénué de tout que je le prends en pitié. 
Quoi de plus normal pour un socialiste convaincu comme moi ?

 Cet homme que la société a broyé, je le vois, harcelé par un patron dont le rythme cardiaque suit le cours du Dow Jones, houspillé par une femme corrompue par les émissions abrutissantes du pouvoir en place.

 Ah comme je le plains ! Lui, que le capitalisme dévorant d'une société décadente a transformé en moins que rien. Comme je le soutiens dans sa lutte que je lis au fond de ses yeux qui n'ont rien à envier à ceux de nos tendres vaches laitières. Comme je suis tout à lui, comme je suis prêt à sacrifier mes maigres biens pour lui rendre sa dignité ! Qu'attendons-nous donc pour que le Grand Soir arrive ? Pour redonner à ces Hommes- que dis-je, ces martyrs !- un avenir luisant ?

 Plein de ces belles pensées, toutes imbibées de la fraîcheur révolutionnaire qui sommeille dans mon cœur contrit, je savoure d'autant plus mon café que ce pauvre hère ne peut s'en payer un.

 Et soudain, il s'avance vers moi et me réclame une cigarette.

 Ah ! L'ingrat ! Demander ça ! A moi ! Moi qui me tue en pensées pour lui ! 

 Non mais ! Une cigarette ! Que j'ai payé avec l'argent durement gagné, à la sueur de mon front, à la force de mes mains plongeant dans le cambouis -celui du porte monnaie de mon père certes, mais tout de même !

 S'il veut se payer un beau cancer tout neuf, qu'il fasse comme tout le monde et qu'il travaille ! 

 Ah mais non, surtout pas ! Ce serait là un grave manquement à ses obligations. Si il travaille, il ôte la possibilité à un bon français de France de travailler. Ce serait affreux ! 

 En ce cas, qu'il retourne dans son pays, là bas je suis certain que les cigarettes y sont moins chères et puis si il y a la guerre au moins il aura du travail en tant que soldat n'est-ce pas ?

 En plus, en restant en France, il me met en danger ! Qui me dit que ce n'est pas un redoutable terroriste ?  Un infiltré, une taupe ? Tels qu'on les voit à la TV ?
 Et puis qui me prouve qu'il n'est pas là sur cette place pour perpétrer un crime de masse ?

 D'ailleurs, rien qu'à son regard fuyant, j'acquiers la certitude qu'il veut ma mort, je peux déjà voir sous son plâtre le reflet sinistre d'une bombe.

 Je me mets à trembler, ma cigarette m'échappe, je ne la ramasse pas pour ne pas perdre de vue ce criminel en devenir.

 J'ai perdu tous mes moyens et je lui réponds d'une voix inaudible que non, non, mon paquet est vide, désolé monsieur...

 Enfin ! Il s'éloigne... 


 Peut-être m'étais-je trompé...
 Et si j'avais été armé ?
 Oh... Je l'aurai sans doute descendu. Après tout : légitime défense. Il avait tout contre lui : une barbe, un accent étranger, une peau typée... Enfin tout quoi !

 Des fois, je me demande où on en serait si le monde n'était pas doté de personnes aussi inflexibles dans leurs convictions que moi. 

 Quand je pense que certains me traitent de girouette...
 Les cons !

 

 

  • Quel cynisme ! J'adore ! 2ème texte lu et je suis déjà fan...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • Merci beaucoup !

      · Il y a presque 9 ans ·
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      Protos

  • Un texte bien écrit, tout en esprit et en auto-dérision, qui reflète parfaitement ce que nous sommes pour la plupart d'entre nous, à savoir des êtres pleins de bons sentiments mais handicapés dans nos actes par un égoïsme indécrottable.

    · Il y a presque 9 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

    • A noter que d'en prendre conscience c'est déjà faire la moitié du chemin; sinon merci beaucoup pour tout ces compliments !

      · Il y a presque 9 ans ·
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      Protos

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