la grille en fer forgé

Ghyslaine Bobillier

Marouan  venait de terminer l’école et il avait déposé son cartable ou plutôt jeté ce cartable qu’il détestait dans un coin de sa chambre. Il en était débarrassé pour au moins quinze jours car les vacances de printemps débutaient pour tous les écoliers de sa région.

Marouan n’aimait pas l’école ou peut-être est-ce l’école qui ne l’aimait pas suffisamment pour qu’il se sente heureux. Il aurait voulu partager tellement de choses sur son pays natal, le Maroc : les paysages, les odeurs, la cuisine, les coutumes, les fêtes, les musiques ….Pas de temps disait sans cesse son institutrice et pourtant, quand Alexis a apporté la vieille caméra de son arrière grand-père, elle a bien pris le temps de le laisser faire un exposé minutieux sur l’objet magique ; quand Edylia a lu un poème écrit par son grand père on l’a même appris en classe, quand Typhanie nous a raconté la mort de son chien, tout le monde est venu la consoler. Oui mais voilà, Alexis, Typhanie, Edylia sont de très bons élèves et cela leur donne un droit que lui, englué à la dernière place, ne peut revendiquer. Mais Marouan n’en veut à personne. Il a admiré la belle caméra, pleurait le chien de Typhanie et essayait aussi de réciter le poème du grand-père d’Edylia sans y parvenir au grand désarroi de son institutrice. 

Il y a deux mois à peine, personne ne s’est aperçu de ses yeux rougis, de son mutisme, de son isolement dans la cour. Caprice de cancre ! Personne n’a pris la peine de lui demander pourquoi il n’avalait rien à la cantine ! Il aurait eu à ce moment là envie, lui aussi, de crier, de pleurer, de hurler que plus jamais il n’entendrait  la voix éraillée de ce vieil homme qui partageait sa chambre et qui lui racontait chaque soir des histoires du bled ; plus jamais il n’entourerait de ses bras le cou squelettique du vieil homme, ni ne sentirait l’odeur de sa peau fripée par les années. Plus jamais il ne verrait les mains calleuses, aux doigts recroquevillés sur la souffrance, retirer de derrière ses oreilles des centimes d’euro, comme par magie. Se souviendrait-il encore longtemps des yeux  de ce pépé qui reflétaient tant de bonté ? Sa chambre maintenant était devenue trop grande et il n’osait toujours pas dormir dans le lit abandonné. Si son grand-père revenait dans la nuit il trouverait un endroit où se reposer. Revenir de l’au-delà doit être un voyage fatigant surtout pour un homme de 82 ans qui s’est toujours efforcé de camoufler  ses misères en écoutant avec bienveillance celles des autres.

Aujourd’hui, il est trop tard mais demain il ira se promener dans le cimetière où son grand-père est enterré. Il adore se promener dans cet endroit presque désert. Entendre le vent plier les peupliers, écouter les mouettes se disputaient éhontément sur les pierres tombales, courir à travers les allées et remettre par ici un pot renversé. S’arrêter devant une concession à l’abandon et imaginer la vie des gens ensevelis jusqu’à s’en faire ses amis.

Il arriva en début d’après-midi. Le gardien le connaît bien maintenant et ils se saluent chaque fois d’un petit geste amical de la main. Le gardien n’est plus très jeune. Il a sans doute l’âge de son costume étriqué et de sa casquette de garde champêtre. Ils se sont liés d’amitié et l’homme lui raconte comment il détourne la solitude dans laquelle il vit depuis toujours en discutant avec ses clients comme il dit. Avec eux, pas d’ennui ! Ils sont toujours d’accord avec lui ! Ils le considèrent même et reconnaissent ses compétences. Car avec Lulu, c’est ainsi qu’il s’appelle, le cimetière est toujours bien entretenu et les gens bien accueillis. Gardien de cimetière c’est un métier dont il est fier et qui demande de la délicatesse et beaucoup de discrétion. Lulu raconte à Marouan, en rigolant de sa voix grave, qu’il ne faut pas avoir peur de la mort car c’est la seule promesse qu’on nous fait dès la naissance et qui  sera toujours tenue. Chaque soir, depuis deux mois, Ils font chaque fois le tour de cimetière à pas lents et cadencés pour rappeler aux derniers éplorés que la cloche de la fermeture a retenti et qu’il faut maintenant laisser nos morts se reposer.

Ils se sont quittés, un geste de la main comme chaque soir et promis de se revoir demain. Mais lorsque Marouan est arrivé ce dimanche après-midi, il n’a pas compris pourquoi tant d’attroupement sur le parvis du cimetière. On n’enterre jamais le dimanche ! Pourquoi ce ruban blanc et rouge flotte-t-il devant l’entrée principale ? Pourquoi toutes ces voitures de police et où est Lulu ?

Pourquoi ont-ils déposé sur le mur en pierres la lourde grille noire en fer forgé dont Lulu était si fier car elle datait du siècle dernier disait-il et qu’au siècle dernier les forgerons savaient travailler ! Lulu lui avait dit que les ouvriers allaient la réparer car depuis quelque temps la vieille dame, comme il aimait l’appeler, vacillait sur ses immenses gonds. Il essaie de se frayer un chemin dans la foule et retrouver son ami Lulu qui lui expliquera sans doute tout ce charivari. Chacun de ses pas est ponctué par des « comme s’est horrible ! » ou « incroyable, un accident pareil ! » « Mourir ainsi c’est presqu’une plaisanterie ! ». Au moment où il parvient enfin devant la guitoune de son vieil ami, il reconnaît deux vieilles dames, des habituées, qui s’épaulent en pleurant « pauvre Lulu, lui qui était si bon ! Mourir ainsi en se faisant  écraser par sa grille, c’est vraiment trop injuste ! »

Marouan se met alors à faire le chemin inverse en courant et dans ses oreilles ce ne sont plus les centimes du grand-père qui jaillissent mais le martèlement des mots « trop injuste », « trop injuste ». Il se précipite dans sa chambre, saute, pour la première fois dans le lit de son aïeul. Il appelle pépé, il appelle Lulu. Il en veut à cette mort qui tient toujours ses promesses et finit par s’endormir enivré de fatigue et de tristesse.

Lorsque les vacances se sont achevées, Sébastien qui habite juste en face du cimetière a voulu raconter l’histoire de la grille meurtrière. Marouan a levé doucement la main et s’est mis à parler de son vieil ami Lulu qui admirait cette grille. Sur son visage des larmes caressaient ses joues. Lorsque le soir est arrivé et qu’il s’est glissé dans les draps du grand lit, il a remercié Lulu dans ses prières car, pour la première fois, sans jamais l’interrompre,  tous les élèves  ont  écouté le  récit du dernier de la classe.

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