La Grue
sadnezz
Je me souviens encore du jour où j'ai su sa venue au monde. J'avais dix ans. Ce jour là sans doute, tout mon univers s'est polarisé sur un amour qui me guiderait toute ma vie, ferait de moi la femme que je suis. L'amour des Hommes. Dans ce qu'ils ont de meilleur à donner. Dans leurs sensibilités. Dans les tendres mains qu'on leur tend et qui savent tout. Celles des mères. Des femmes. Des amantes. Des soeurs.
Mon frère était né et j'avais une raison d'être qui j'étais. La gardienne de ses secrets.
Donner un âge pour dire que c'était à cet âge là que je savais; inutile. J'ai toujours su. Mon Frère a ce quelque chose d'unique que seul les liens nébuleux, invisibles et acceptés se passent aux poignets, rendent lointain et proche à la fois. Je n'ai jamais été douée pour lui parler. Parler comme le fait le commun. Alors j'ai compensé. Je crois que nous avons toujours eu pour nous comprendre, nous aimer, ce langage que seuls les Fratries possèdent. Nous utilisions nos mains. Nos yeux. Notre poésie. Notre Culture. Et ces longs silences qui se murmurent des choses...
Huit ans que j'attendais. Huit ans. Et notre rituel estival, une fin d'été au bord du lac turquoise me voyait toujours répéter la même chose. "Cette année, il va me le dire". Combien d'étés ont été polarisés, cristallisés autour de cette conviction, cette attente quasi fébrile, lorsque la nuit tombait sur nous et que nous restions seuls, seuls survivants de longues soirées de cartes alcoolisées pour moi, de questions existentielles pour lui? Beaucoup trop pour l'aînée que j'étais, soigneusement repliée dans le rôle de celle qui incarnait Patience. De celle qui incarnait Sagesse. Une jolie grue en origami comme il en faisait tant pour les accrocher au plafond de sa chambre; tournoyant longuement sans jamais rompre le fil, observant en spectatrice la vie intra-fraternelle sans pouvoir, savoir la questionner. Il fallait que cela vienne de lui. On ne prend pas les choses sans les mériter. Les choses n'ont de sens qu'avec de l'envie. Je voulais mériter son aveu. Je voulais qu'il soit le courageux, pour être , plus tard, si fier , aussi fier que je l'ai été le jour où je l'ai eu dans les bras pour la première fois.
Mon frère avait cette stature grecque, cette peau hâlée, cette grande hauteur charismatique mais encore un peu gauche d'être si jeune, cette barbe noire incroyable qui avait poussé le temps d'un été et qui faisait tomber en pâmoison toutes les filles sur son passage. Mon frère, cet été là, était mon antithèse. Au fond, à la façon d'une sœur, j'ai toujours été sans qu'il ne le sache, la seule femme de sa vie.
Ce jour de juin, dans le drame de sa première année d'absence à notre semaine rituelle entre frères et sœur pour cause d'études - le premier déchirement de ma vie de sœur - j'avais terminé la lecture de ce livre. Un livre dont les vertiges s'étendaient sous mes paupières longtemps après avoir refermé la couverture sur ses mots. Tout me paraissait soudain limpide. Cette année serait l'année où il me le dirait. Ma certitude était si forte que j'ai dû la formuler à haute voix, comme une incantation mystique pour conjurer un sort. Mon frère serait absent au lac, mais mon cœur l'attendrait sagement au bord de l'eau. Un livre en main. L'attente aurait alors un goût différent des autres années. Un peu fébrile. Un peu fataliste, comme celle de l'enfant qui a lancé un caillou dans un puits et qui écoute le moment où il touchera le fond. Ce livre de David Aciman, dont une adaptation cinématographique m'avait déjà bouleversée, était la clef de tout. Mon Graal. Ma solution. Je griffonnais déjà à la hâte quelques mots que je n'ai plus bien en tête sur une carte postale quelconque, et je la glissais entre les pages avant d'enfouir l'ouvrage dans une grande enveloppe blanche doublée de papier bulle, que je lui remettais avec la consigne de ne l'ouvrir qu'une fois seul. " Tu es trop fin pour ne pas savoir que ce que je t'offre n'est pas le livre. Je te le prêtes, j'y tiens trop et tu devras me le rendre. Tu n'es pas avec nous cette année. Ce que je t'offre, c'est ton été. Je t'aime. " Ce que je lui offrais , c'était mon attente de petit enfant au bord du puits.
Je sais.
L'été se passa comme les autres années, au détail près que son absence avait forcément changé la saveur des nuits à regarder les étoiles sur la terrasse en bois, et à se disputer pour imposer la grande ourse à tel endroit, et non à tel endroit. Et un week-end de septembre... Alors que je m'attardais à table après un long repas de famille où il avait pu venir... Au moment tardif et précis où je me décidais à reprendre la route pour rentrer chez moi... Il apparut d'on ne sait où. L'avais-je laissé de côté sans m'en rendre compte ou avait il été chercher discrètement l'enveloppe de papier bulle... Déchirée. Le livre soigneusement laissé dedans revenait à sa propriétaire.
"Appelle moi par ton Nom" de David Aciman portait une couverture trop parlante pour la laisser traîner à la merci des curiosités familiales entre deux cafés tièdes. Deux garçons rêvassant au ciel. Peut-être que ce geste, étonnement attendu, ne s'est même pas accompagné de mots. J'étais soudain suspendue à la mollesse de ce papier froissé, à la lourdeur du livre en dedans, à ce qu'il pouvait receler. Le poids de ses réponses? Je le rangeais bien vite dans mon sac et sonnait mon départ. J'avais une heure de route. Une heure pendant laquelle je ne pensais qu'à une chose.
Avait-il répondu?
De mots, de signe. De... N'importe quoi. Un simple trait de crayon, une phrase surlignée, une page cornée aurait fait mon bonheur. Aurait suffit à soulager par des interprétations savantes la lourdeur de l'attente soudain revenue. J'attendais minuit, peut être une heure du matin pour venir déloger dans un moment que je voulais de solitude absolue et de silence LE livre de mon sac. L'ouvrir, le coeur battant. Et s'il n'avait rien fait? Juste lu. Sans répondre. Sans réagir? Cette idée me nouait la gorge d'une façon qui me surprit moi-même. Comme si chaque année d'attente passée jusqu'ici avait été supportable, mais qu'une de plus était jugée d'avance intolérable. D'une main fébrile je chassais une grue en origami, cherchais une carte, un trait de couleur, quelque chose sur la page de garde ou resté dans le fond de l'enveloppe. Rien. Je posais mon dos contre le mur, jambes allongées sur le lit. Caressais pensivement la grue, pas sûre encore d'être déçue ou de sentir la patience d'une soeur revenir aussi vite que je pensais l'avoir perdue... Elle était belle cette grue. Cette grue que je lui avais toujours admirée, de savoir être faite si vite de ses mains, si joliment. Un vrai travail de patience et de délicatesse que je n'avais pas. Je me souvins lui avoir demandé de m'en faire, bien des années auparavant. Je l'observais soudain, prise d'un doute, en la relevant sur la lampe de chevet. Ma main se mit à trembler un peu. Ou peut-être étaient-ce les spasmes de tout mon corps, à la vue des lignes en transparence. Un petit pli tomba d'entre les ailes de papiers.
"A déplier sans vergogne, mais soigneusement". Alors, avant même d'avoir terminé le minutieux déploiement de cette figure de papier, mes larmes coulèrent avec force, emportant en de gros sanglots des années de patience. La digue qui cédait emportait tout, tout sur mes joues, et les lignes fluettes au crayon à papier si léger qu'on eu sans doute voulu le rendre insoupçonnable déployèrent leur baume . Il y avait toujours eu de la poésie et de la tragédie dans ces rendez-vous secrets entre mon frère et moi...
"Ma sœur, Ma sœur, Ma sœur... Tu as l'air de toujours m'avoir connu aussi bien que moi même presque. Ta capacité à savoir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut donner, ce qu'il faut dire, m'a toujours ... Fasciné.
Ainsi, tu as su, par ce colis qui n'en est pas un, faire, dire, ce que je ne pouvais me résoudre à faire, à dire. Inutile de s'épancher sur ces secrets qui n'en sont pas, plus. Merci. ( Dans la mesure où c'était un choix calculé comme je le pense). Tu imagines bien que même avant de l'avoir lue, je connaissais déjà cette histoire. Enfin, son thème. J'ai compris le message à peine le paquet ouvert. Respiration retenue. Puis j'ai lu, avec l'impression que mes pensées avaient été transcrites par un autre, en donnant une dimension plus romantique à mon histoire ( histoire qui s'arrête seulement au premier tiers du livre). Puis j'ai fini de lire, ce matin du dix juillet, sous un soleil étouffant et des cigales assourdissantes. En Italie avec l'odeur de la pierre salée. Respiration bloquée. Merci. Je pense que ce livre et ce qu'il représente maintenant restera toujours dans mes coins fantômes. "
Magnifique d'émotions.. .un texte tout en délicatesse qui a su délivrer un secret et alléger la vie de ce frère qui vivait peut-être mal cet état de fait...savoir que cela ne changera rien aux liens qui les unit... que leur complicité restera indemne ...tres bien amené, bravo
· Il y a environ 6 ans ·marielesmots