La honte!

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Et pourtant, si je leur racontais cette histoire-là, ça le décrirait bougrement bien mon grand-père. Mais, ça ne se fait pas. Pas dans une église, pas à un enterrement. Pas à son enterrement.

Le prêtre gesticule, articule, s’exhibe et nous inhibe, nous, l’assemblée pauvrement humaine et triste, et je n’arrête pas d’y penser à cet instant incroyable. À force d’y penser, je me demande si ça s’est bien passé ainsi. Si mon grand-père a vraiment fait ça. Mais, il ne faut pas trop que je cogite parce que ça va encore me flanquer un fou rire et ça en créerait une autre d’histoire, une bien bonne, une à faire jaser le quartier.

-       Tu t’rends compte, son petit fils s’est marré durant toute la cérémonie !

C’est ce qu’ils diraient, les gens.

Mais pour l’instant ça va, je maîtrise la situation. Mes lèvres esquissent un sourire, voilà tout. Mais je suis inquiet parce que j’ai promis de lui rendre hommage. J’ai prétendu être capable d’écrire quelques lignes sur lui et de les lire devant tous. J’avais trois jours pour le faire et j’ai failli. Ma feuille est restée vierge. J’ai été incapable d’écrire « quelque chose » sur mon grand-père.

Mon grand-père ne se raconte pas ! Il se vivait !

Alors que vais-je dire lorsque mes pieds feront craquer le parquet, lorsque je n’aurai posé aucun papier sur le vieux lutrin lustré de l’église, que je devinerai le souffle rauque du prêtre posté non loin de moi et que je ferai face à vos visages défigurés ? Que vais-je dire ?

Soudain, l’orgue plante ses accords entre les murs épais de l’église et nous nous figeons, nous ravalons, retenons toutes les aquosités corporelles qui remontent comme des bombes d’eau de nos ventres jusqu’à nos têtes. Mais nous n’explosons pas de chagrin. Nous savons nous tenir.

Lui ne se retenait pas, justement. Lui, bien qu’issu de bonne famille, connaissant, bien entendu, les règles de politesse et les bonnes manières, oubliait parfois le protocole. Non par effronterie, ni par arrogance, mais par étourderie. Une soupe, surtout si elle était exquise, il vous la mangeait à coup sûr comme un gamin de huit ans : le nez dans le bol, lapant bruyamment le liquide, trop heureux de manger quelque chose de bon. Oui, il était de ceux que les instants de bonheur absorbaient littéralement.

Dans mes oreilles bourdonne encore le dernier accord tonitruant de l’orgue. D’instinct, sans un coup d’oeil au livret de messe, je me lève et je m’avance vers le podium.

Comme prévu, le prêtre se poste derrière moi, comme prévu, je ne dépose rien sur le lutrin et, comme prévu, vos visages défaits me dévisagent.

Gêné, je toussote.

Puis, un silence fait de tortillements de corps, de froissements de mouchoirs en papier, de craquements de bancs en bois me parvient et je souhaiterais me rasseoir parmi vous, retrouver l’entourage cotonneux de l’assemblée, ne pas être seul devant tous et devoir étaler ma détresse. Mais je ne puis me dérober. Alors, je laisse faire. Je laisse venir.

Tant pis.

C’est d’une voix inaudible et hilare que je raconte notre visite, à mon grand-père et à moi, au Musée d’Orsay, en hiver 2007. Mon grand-père m’y avait emmené parce qu’il y avait une rétrospective de Ferdinand Hodler, un peintre suisse. Étant lui-même originaire de Suisse, il ne pouvait rater cette exposition temporaire-là. Il me raconta que cet artiste était de son vivant devenu relativement célèbre grâce aux Parisiens mais qu’à présent, il était malheureusement, hormis en Suisse, tombé quelque peu dans l’oubli. Avant même de nous retrouver au Musée, mon grand-père me prévint que les toiles d’Hodler dégageaient une grande puissance et qu’elles étaient impressionnantes. Je n’avais aucun à priori. Ce qui m’importait c’était de l’accompagner et de voir son enthousiasme. Je l’adorais. Il ne s’était pas trompé. Les oeuvres du peintre suisse en imposaient. Moi qui suis plutôt loquace, je restai muet durant toute la visite. Mon grand-père devait être dans le même état que moi, c’est-à-dire subjugué, troublé, émotionné par les tableaux d’Hodler. Mal lui en prit. Parce que mon grand-père, lorsque l’émotion le frappait, il était foutu. Dans ces moments-là : il oubliait tout, il s’évadait et il était ailleurs. Ce jour-là, au Musée d’Orsay, il oublia qu’il y avait du monde autour de lui. Devant le bûcheron, cette toile où Hodler a peint avec force l’effort viril d’un paysan, où même les plis du pantalon de l’homme dégage une vitalité et une virilité puissantes, où le spectateur devine le bruit que fera la hache tenu à bout de bras lorsqu’elle creusera violemment le tronc de l’arbre, et bien, c’est devant ce tableau que mon grand-père lâcha un pet monstrueux. Ce n’est pas qu’il souffrait d’aérophagie, non, mon grand-père souffrait d’étourderie, de dissipation. Des hommes et des femmes se retournèrent évidemment sur lui, outrés. Moi-même, je le regardai d’un air interrogatif. Mais il ne me vit point. Il s’avança doucement vers le tableau pour en voir les détails de plus près et, contre toute attente, il laissa à chacun de ses pas rouler d’autres vents, moins appuyés mais bel et bien audibles. Je ne savais plus où me mettre et les autres personnes dans la salle non plus. Mais lui, si. Il se plaça à quelques centimètres du tableau et m’appela. Il me montra avec précisions quels étaient les traits de pinceau qui rendaient cette toile si belle. Il me détailla l’œuvre d’Hodler avec minutie. Sa description était d’une telle finesse que j’en oubliai l’événement ahurissant qui venait de se produire.

Alors qu’un rire nerveux me secoue de toutes parts et que cet instant est encore gravé dans ma mémoire, je termine mon speech ainsi :

-       Mon grand-père c’était un artiste, dans tous les sens du terme !

Puis je retourne m’asseoir. On me dit d’un air faussement compatissant qu’on n’a rien compris, que je riais trop.

Aujourd’hui, de l’enterrement de mon grand-père, tous se souviennent que son petit-fils eut un fou rire. Une honte !

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