« La jolie fille qui souriait. »
briseis
S'ils voulaient du macabre, ils en ont eu. On découvrit le premier cadavre dans une mare de sang. C'était une jeune femme blonde aux yeux bleus, famélique. Elle était allongée sur le bitume, ses vêtements poissés d'hémoglobine. On la retrouva à sept heures du matin, lorsque la lumière du soleil permit enfin d'identifier cette étrange masse sombre qui gisait sur le trottoir depuis plusieurs heures. Le vieil homme qui avait appelé la police pleura devant le corps. Il avait le regard fixé sur la plaie béante, où on voyait encore la dague ornée de quelques cailloux précieux, plantée dans son écrin de chair.
Pierre qui, poussé par sa curiosité morbide, avait été le second à voir le corps, s'en allait à présent au parc pour se remettre de ses émotions. Assis comme à son habitude sur un banc à l'ombre de l'unique peuplier, il remarqua pour la première fois la présence légère d'une jeune femme qui souriait sur le banc d'en face. Elle avait entre les mains un ouvrage imposant dont Pierre ne distinguait pas le nom. Mais il n'était pas certain qu'elle lût véritablement le livre qu'elle tenait, tant elle était distraite à observer les autres. Elle semblait connaître un secret que tout le monde ignorait et narguait les passants, eux, pauvres mortels.
Cette image candide parvint à distraire Pierre du meurtre qui avait eu lieu dans sa ville chérie, et ce jusqu'à la semaine suivante, quand un second homicide fit la une des journaux. Bouleversé, il se réfugia à nouveau dans le jardin, sous son arbre. Et encore il observa la jolie fille qui souriait de l'autre côté comme si elle ignorait tout ce qu'il se passait en ville. Elle avait sur le visage cette drôle expression de sagesse et d'attention, comme une très vieille dame qui connaissait tout de la vie, ou comme un nourrisson qui voulait tout en apprendre. Cette fois cependant, elle n'effaça pas le souvenir du quinquagénaire égorgé dans sa chambre d'hôtel en costume trois pièces. Pierre pensa qu'il valait mieux rentrer et adressa à la belle inconnue un salut qu'elle lui rendit.
Le mercredi d'après, Pierre comprit que les morts allaient pleuvoir et que l'avalanche précédente n'était que le commencement. En une seule journée, trois corps avaient été découverts, dont celui d'un bambin qui n'avait pas deux ans. Ce dernier avait été tué soigneusement, presque délicatement, il ne souffrit qu'une poignée de secondes, si bien qu'on soupçonna d'abord la mère. Mais il fut bientôt prouvé qu'elle n'avait rien fait.
Il n'y avait absolument aucun lien entre les cinq meurtres commis depuis trois semaines, excepté qu'après chacun d'entre eux, Pierre retournait au parc pour se changer les idées. Il décida que ce n'était pas pertinent et chercha la présence lumineuse de la lectrice du banc d'en face.
Il s'amusa longtemps à lui inventer une vie. Il l'imagina étudiante, mariée, artiste, autrichienne, et chaque jour elle avait une histoire différente. Il l'appela Blanche. Comme il était trop timide pour aller lui parler, un samedi quatre avril, soit exactement dix-sept jours après le premier homicide, Pierre déposa un petit mot, plié en quatre, près du banc de l‘inconnue. Il avait écrit de sa plus belle écriture quelque chose qui ressemblait à une romantique déclaration d'amour. Il ne se doutait certes pas de ce qui suivrait.
Le lendemain, le fameux tueur en série fit également une déclaration enflammée, ou du moins c'est ainsi que Pierre l'interpréta. Le cadavre que la ville entière put admirer, avait été soigneusement suspendu au mat du drapeau de l'hôtel de ville.
C'était une pure merveille, du point de vue de son créateur. Le mort était probablement un homme, au visage androgyne, au milieu duquel on avait incrusté un sourire d'ange, taillé dans la chair de ses joues. Le corps exsangue semblait veiller sur la ville d'une étrange manière, les yeux grands ouverts, comme s'il fixait son assassin parmi la foule. Pierre était extrêmement mal à l'aise. Il ignorait pour l'instant pourquoi il sentait cette étrange gêne, comme si des fourmis parcouraient ses membres avant de s'incruster sous sa peau, semblable à un sentiment de culpabilité, même. Il n'avait pourtant rien fait pour que cet homme se retrouve ainsi suspendu en haut du mat du drapeau de la mairie, se disait-il. Mais l'idée qu'il y était pour quelque chose le titilla jusqu'à ce qu'un policier le fasse mander au commissariat.
Pierre découvrit alors qu'on avait remarqué un tatouage surprenant sur le poignet de la victime, gravé post-mortem : un joli cœur entourant le prénom de Blanche, et signé de ses propres initiales. Il voulut répliquer qu'il y avait sans doute plusieurs dizaines de P. dans la ville dont le nom de famille commençait par S, mais une boule dans sa gorge l'empêcha d'émettre le moindre son.
Il sentait, il savait que le tueur s'adressait à lui. Mais qui était-il ? Et que voulait-il lui dire ? Ces questions restèrent sans réponse, et les mises en scènes des meurtres devinrent de plus en plus monstrueuses et démonstratives. C'était un ballet crescendo de l'horreur. Cela effrayait Pierre, le tétanisait, lui inspirait tout le dégout que cela devrait inspirer à toute personne normalement constituée, cependant, il aurait menti en niant l'intérêt qu'il portait à ce tueur en série. Captivé jusqu'à l'obsession, Pierre se sentait envouté par un psychopathe.
Le lundi qui suivit la découverte de l'Ange - c'est ainsi que l'avaient appelé les inspecteurs chargés de l'enquête - Pierre rencontra son inconnue. Il s'assit près d'elle et sentit pour la première fois son parfum à la fragrance entêtante, âcre et sucrée, et curieusement métallique. Il s'avéra que Blanche - dont il n'avait pas demandé le prénom - était une jeune femme sans histoire. L'une de celles qu'on regarde sans vraiment voir, ou qu'on voit sans vraiment regarder. On remarque un beau jour leur existence et c'est une évidence. Elle était douce et charmante, conversait gaiement et semblait être un miracle à elle toute-seule.
Comme c'était la seule chose dont il était capable de discuter, Pierre parla des meurtres, et de leur auteur. Blanche ne semblait pas au fait des dernières actualités, et apprit grâce à lui que la police soupçonnait un tueur d'une quarantaine d'année, d'au moins un mètre quatre-vingt, à la carrure d'un bucheron, au moins, pour avoir pu transporter tous les corps. Elle songea qu'ils ne pouvaient pas être plus éloignés de la vérité, mais garda cette remarque pour elle. A exactement neuf heures et quart, ils prirent la décision d'enquêter eux-mêmes et de trouver le responsable de cette infâme boucherie. Ensemble, ils se rendirent au commissariat, où on ne les prit pas au sérieux. Ils retournèrent alors sur les scènes de crimes, cherchèrent des indices, en trouvèrent, mirent au point des théories et établirent une liste de suspects potentiels. La belle inconnue avait réussi à transformer cela en jeu. Plus que mettre un assassin en prison, c'était le goût de la chasse qu'ils appréciaient. Un Cluedo à grande échelle, voilà ce que c'était. Ils avançaient pas à pas.
Le premier lieu où ils passèrent fut une déception. La rue avait été soigneusement nettoyée par la commune, et il ne restait du meurtre qu'une maigre silhouette tracée à la craie sur l'asphalte. Blanche resta très enthousiaste et encouragea Pierre à continuer leurs recherches. La seconde scène de crime était la chambre 4302 de l'hôtel Maurice. Après quelques négociations, on accepta de les faire entrer ; après tout, plus personne ne voulait louer la chambre. Dedans, ils se seraient crus au milieu d'une série policière. C'était tout ce qu'ils venaient chercher, après tout, un peu de frisson en jouant les intéressants. Lorsque la nuit tomba, et qu'il fallut bien rentrer chez soi, Blanche promit à Pierre de le retrouver à la prochaine étape de leur parcours morbide : la place de l'hôtel de ville. Ils avaient volontairement oublié l'endroit où l'enfant avait été tué, car cela les bouleversait plus qu'ils ne l'auraient souhaité.
Bref, ils se retrouvèrent devant le terrible perchoir de l'Ange tôt dans la matinée et discutèrent de la suite des évènements. La suite logique était l'interrogatoire de la voisine de Raphaël, surnommé « l'homme qui rit » ou « l'Ange » ou encore, plus fondamentalement, « le type retrouvé accroché au poteau à moitié dépecé ». Bien sûr, le corps avait disparu, le sang avait été nettoyé et le drapeau flottait à nouveau au dessus de la cité, mais cette mise en scène avait particulièrement marqué les esprits. Pierre ne l'oublierait jamais.
Ils s'en allèrent donc, frappèrent à la porte de la vieille madame Hermann et lui demandèrent si elle n'avait rien observé d'étrange chez son voisin de palier ou dans son entourage. En grande commère qui se respecte, madame Hermann leur raconta absolument tout ce qu'il s'était passé ces six derniers mois, et plus spécifiquement ce qui n'avait strictement aucun lien avec leur investigation. Cela ne les découragea pas. Ils écoutèrent sagement, sans interrompre une seule fois cette femme d'un certain âge qui avait l'habitude malsaine d'espionner ses proches. Pierre était plutôt mal placé pour juger ce genre de comportement, étant donné l'étrangeté de ses propres loisirs. Il se contenta donc d'hocher la tête et prit quelques notes, dont quelque chose qui lui parut intéressant : l'ancêtre trouvait son visage familier, peut-être le tueur lui ressemblait-il ? Intéressant, décréta-t-il.
Plus tard, Blanche voulut s'installer dans, selon ses propres mots, un endroit « sûr et calme » pour mettre à plat tout ce qu'ils avaient pu apprendre. Pierre proposa son appartement. Blanche accepta. Ils partirent main dans la main vers le numéro 28 de la rue Vermeil en Croix. Pierre entra le code de l'immeuble et ouvrit la porte pour que la jeune demoiselle puisse entrer. Ils montèrent précipitamment les quelques dizaines de marches qui les séparaient de l'appartement de Pierre, excités par la montée d'adrénaline qui traverse les veines d'un jeune couple surpris en train de se bécoter. Les mains tremblantes, Blanche arracha les clefs des mains de son acolyte et batailla de longues secondes avec la serrure. Pierre contenait mal son exaltation. Blanche pensa que le jeu le réjouissait, sa présence aussi, peut-être était-ce là le début d'une histoire d'amour, après tout ? Mais elle avait tort. Pierre contenait ses mains, il les croisa même dans son dos, un moment. Puis la tentation fut trop forte.
Lorsque Blanche se retourna vers lui, elle ne put que lire la pleine satisfaction sur le visage de Pierre, et sentir un éclair glacé lui traverser le ventre. La lame transperça son nombril et avec une force insoupçonnée, Pierre éventra la jeune femme avec l'arme qu'il avait gardé avec lui toute la journée. Au moment ou ses genoux flanchèrent, il prit soin de la retenir dans ses bras et de lui accorder un dernier sourire éclatant de vie. Elle n'eut pas la force de hurler, se sentant impuissant face à la douleur qui déchirait ses organes. Il laissa l'arme enfoncée dans la poitrine de Blanche, comme un dernier cadeau, et déposa sur son front un baiser d'adieu, alors qu'elle fermait les paupières. Alors Pierre s'en alla, après son denier meurtre, en laissant derrière lui le cadavre de la jolie fille qui souriait.
waow ça tue :) tensions bien rendues merci !
· Il y a presque 10 ans ·Christophe Paris
Merci ! Texte que j'ai envoyé pour un concours de nouvelles ... On verra bien ce que ça donne x)
· Il y a plus de 9 ans ·briseis