La lamentation des feuilles

laracinedesmots

La première fois que je le vis, j'en fus instantanément troublé. Il était beau et bien bâtit ; son bleu de travail arrivait étonnamment à mettre son corps en valeur. De là où je me trouvais, je pouvais apercevoir ses mains. Grandes, je les imaginais calleuses, abîmées par le frottement du sécateur sur ses doigts. Cet homme était paysagiste, les yeux rêvant en vert, il entretenait chaque jour le jardin municipal avec une concentration quasi amoureuse. Chaque courbe de son visage était projeté vers le bien-être de ses protégés végétaux. Il ne me remarquait pas et il ne me gratifiait d'aucun de ses regards. Je n'étais pas assez beau, pas assez lumineux, ni assez fort. Je n'avais pas la vitalité de ses protégés. Son monde était peuplé de fleurs et de buissons, aucune place pour moi. Je le voyais chaque jour de la semaine, chaque jour j'étais plus transparent que la veille, plus oubliable.

Un jour, harassé de fatigue, il s'autorisa une de ses pauses précieuses. Et évènement encore plus exceptionnel, il décida de prendre ce repos près de moi. Il se dirigea dans ma direction, la démarche aérienne et décontractée. Néanmoins, même à cet instant il me voyait pas, son regard me traversait. J'étais de nuage. Le désespoir me fit enrager en silence.

J'eus le souffle coupée lorsque je le vis s'allonger à côté de moi. Mon coeur s'accéléra, une vitalité nouvelle s'empara du moindre de mes membres. Je voulais le serrer contre moi. Je voulais qu'il n'appartienne qu'à moi.

Et je réussirais.

*

Les journaux et les commères racontèrent une triste histoire ce matin-là, un paysagiste avait mystérieusement disparu la veille. On avait seulement retrouvé sa casquette, abandonnée, et un peu de sang au pied d'un saule pleureur.

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