L'Esprit du Loup - Interlude : La Légende du Loup

Lynn Rénier

Interlude // Le Clan du Loup - Tome 1 : l'Esprit du Loup

À l'origine des chasses menées par les lycans lors des nuits de lune blanche, il existe une très vieille légende, que les hommes ont sans doute oubliée au cours des siècles, ou leur est-elle seulement inconnue. Mais dans le peuple des hommes-loups, elle régit les coutumes et les rites sacrés depuis des générations, aussi loin que les mémoires s'en souviennent.

Les chamans aiment la raconter, le soir au coin du feu, quand le clan s'y réunit pour les veillées. Et que les plus jeunes attendent impatiemment que l'histoire de la naissance des leurs leur soit contée, avant qu'ils n'aient à rejoindre leur lit pour la nuit.

***

Cette légende raconte qu'un Dieu des bois, Nashoba, tomba amoureux de Kishi, Déesse de la nuit. Vivants dans le monde des Esprits, ils voyageaient entre les univers avec leurs frères et leurs sœurs, leurs pères et leurs mères, veillant sur le monde avec sagesse et douceur. Leur amour réciproque, les deux amants s'en allaient souvent, presque chaque soir, admirer ensemble les aurores boréales du Grand Nord. On dit que de leur première union charnelle et sacrée naquirent les toutes premières meutes de loups.

Mais l'une des autres divinités était jalouse de l'affection qui unissait le couple d'êtres divins. Elle voulait le Dieu des bois pour elle seule. Et jugeait que si elle ne pouvait obtenir son amour, personne ne l'aurait. Compagne du Dieux de la terre et des végétaux, Mahkah, et Déesse de la discorde, Dichali s'en alla trouver Nashoba. Lui annonçant avec une innocence feinte que Kishi aimait les roses sauvages, elle lui conseilla d'aller en cueillir pour les lui offrir. Elle lui indiqua même où les trouver: dans le monde des vivants, notre monde.

Seulement, elle se garda bien de lui dire qu'une fois qu'un Dieu quitte le monde des Esprits, jamais plus il ne peut y revenir. L'être divin malchanceux est alors condamné à l'errance au milieu des vivants sans pouvoir revenir dans son monde…

Ignorant cela et étant des plus désireux de faire un tel cadeau à Kishi, Nashoba ne vit le danger dans les paroles venimeuses de Dichali. La Déesse de la nuit était enceinte et il tenait à se montrer des plus tendres à son égard. Il descendit donc sur terre pour y cueillir un bouquet de fleurs sauvages aux pétales couleur de neige. Le geste était louable et empreint de sentiments. Seulement, il se retrouva prisonnier de notre monde.

Ainsi piégé au milieu des vivants, nul moyen pour lui de retourner auprès de sa bien-aimée. Et elle ne pouvait le rejoindre, l'ordre des Dieux le lui interdisant. De plus, passer du monde des Esprits à celui des vivants était un risque pour elle et le petit être qu'elle portait. Elle ne voulait perdre cet enfant. Il représentait tellement à ses yeux. Il était le symbole de l'amour qu'elle portait à Nashoba, de l'amour que le Dieu des bois lui portait. Mais dès lors, ils ne purent plus se toucher, s'embrasser, s'unir, ni même se voir…

Les jours et les semaines passèrent, puis les mois se firent longs, trop longs. Cette lointaine séparation était des plus dures pour les deux êtres divins. Kishi entendait lui parvenir les cris de rage et de désespoir de Nashoba, portés par le vent. Et, ne supportant d'entendre ainsi sa douleur, d'avoir celui qu'elle aime loin d'elle, inaccessible à jamais, elle s'ôta la vie.

Elle se rendit aux Falaises du Crépuscule, un de ces soirs où elle le retrouvait habituellement pour observer les étoiles, et ne pouvant retenir ses larmes, elle s'y laissa tomber en un geste de délivrance, pour suivre le cours de l'eau et s'y fondre à jamais. Elle sombra, elle et l'enfant qu'elle portait, dans les flots tumultueux de la Rivière de l'Aube…

Nosh, père des Dieux, ne souhaitant que son esprit s'égare, la changea en lune. Elle règne désormais sur la nuit dont elle est la gardienne divine, astre d'argent immortel. Et en souvenir de l'enfant qu'elle portait en son sein, le grand Dieu fit qu'elle s'arrondisse peu à peu avant de s'effacer du ciel pour y revenir, instaurant ainsi les cycles de la lune que nous lui connaissons.

Mais son amant ne pouvait la rejoindre. Il ne pouvait que maudire celle qui était la cause de son emprisonnement dans le monde des vivants, celle qui était la cause de la disparition de sa belle et de son enfant à naître, celle qui était la cause de ses malheurs. Chaque nuit, il criait sa rage au vent, son désir de vengeance et son désespoir… Jusqu'à ce qu'un chant de loup lui répondre un soir, lui amenant l'étincelle qui manquait au brasier silencieux qui couvait en lui.

Rusant comme un renard pour arriver à ses fins et connaissant l'objet de la jalousie maladive de Dichali, il lui fit miroiter l'espoir d'un moment charnel en sa compagnie. L'infidélité et l'avidité pècheresse de la Déesse de la discorde était connue de tous. Il savait qu'elle ne pourrait y résister.

Il la contraignit donc à descendre à son tour en ce monde, ne lui laissant vraiment le choix. Mais en le retrouvant, la divinité se rendit vite compte qu'elle s'était laissée prendre au piège. Son égoïsme et sa jalousie, son désir d'avoir Nashoba pour elle seule, l'avaient condamnée à son tour. Elle se retrouvait désormais coincée en notre monde elle aussi, avec un Dieu ivre de colère et de rage sur ses traces…

La colère de Nashoba était bien trop grande pour qu'il ne lui fasse pas goûter son incandescent courroux. N'étant privé de ses pouvoirs malgré son impossibilité à rejoindre son monde, il la transforma en hase avant de prendre l'apparence du noble animal dont il avait le nom. Changé en loup au pelage de nuit, en hommage à sa dame disparue qui le veillait désormais depuis les cieux, il prit donc la Déesse de la discorde en chasse et ne lui laissa le soupçon d'une chance.

Qu'importait les règles ancestrales qui interdisaient à un Dieu d'en tuer un autre. Après tout, il ne faisait plus parti de cet univers depuis qu'elle l'avait piégé lâchement en ce monde où les vivants régnaient et où les Esprits n'avaient plus leur place. Qu'importait qu'il bafoue la vie, ou toute autre chose. N'avait-elle pas fait de même à son égard en le privant de celle qu'il aimait alors qu'elle portait la vie en elle?! Sa douce Kishi…

Quoi qu'il fasse, quoi qu'il puisse tenter, rien ne lui ramènerait celle qu'il avait perdue. Jamais il ne verrait naître l'enfant qu'elle attendait avec tant d'amour. Jamais il ne pourrait le voir faire ses premiers pas à ses côtés comme il l'avait tant rêvé. Le fruit de leur union sacrée…

Ne comptait en cet instant que sa terrible vengeance, sa soif de sang et sa fureur ardente. Sa rage rassasiée et sa colère éteinte, sa tristesse ne cessait de le brûler pour autant. Il ne reverrait jamais le sourire de son aimée, il ne pourrait jamais plus se perdre dans son tendre regard aux couleurs du ciel de minuit…

Il donna la mort à Dichali comme l'instaurait le monde des vivants ici-bas. Il n'y eu ni sépulture noble, ni recueillement pour cette vipère au verbe empoisonné qui avait ainsi réduit sa vie à l'errance. Il ne fit aucunement cela dans les formes. Il la chasse comme un prédateur traque sa proie, comme le lièvre dont il lui avait donné la forme.

Le chasseur repu, la faim du loup calmée, il hurla au vent sa vengeance accomplie. Mais pleura aussi, des perles salées ruisselants sur son pelage de nuit. Il versa tant de larmes que ses yeux en perdirent leur couleur, ce vert intense que Kishi aimait tant dans son regard…

Il implora les Dieux, ses pairs, leur demandant humblement de le délivrer de ce monde qui n'était pas le sien, les suppliant de le faire revenir auprès de ses frères et de ses sœurs. Mais Nosh ne put répondre à son appel désespéré, il n'avait le pouvoir de ramener son fils dans le monde des Esprits… Et Nashoba ne put jamais rejoindre le monde qui était le sien.

***

On dit qu'il erre depuis lors à travers les bois dont il est le Seigneur incontesté, sous la forme d'un loup immense aux yeux couleur de neige et au pelage noir comme la nuit. Et le soir, lorsqu'il lève les yeux vers le ciel de minuit, il hurle le prénom de celle qui veille sur lui, condamné à voir sa lune sans pouvoir la toucher…

On raconte que bien des siècles plus tard, quand sa peine fut un peu moins lourde à porter, il se joignit à une meute de loups, enfants de la lune, qui arpentait ses bois et en devint l'Alpha. De son union avec une louve naquirent les premiers hommes-loups. Lorsque le peuple dont il était le père se forma, il disparut. Il n'a jamais pu oublier celle qu'il aime, celle qu'il ne peut plus chérir.

C'est en son souvenir, et en celui de leur mère lunaire, que ses enfants partent désormais en chasse sous l'éclat de la lune blanche. Sa défunte amante veillant éternellement sur le peuple né de leur amour. Et parmi les Esprits, il se dit que Nashoba erre encore dans les bois, quelque part, et que les soirs où la lune est pleine, on l'entend parfois chanter le prénom de Kishi dans le vent…

Mais ce que les anciens ne racontent pas, est que les deux êtres célestes seraient un jour appelés à se retrouver, sous la forme de deux jeunes gens...

© Lynn RÉNIER
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