la lettre
hectorvugo
Au 3650 éme jour la flamme demeurait. Je me remettais à l’ouvrage noircissant encore et encore ces pages blanches. Ma lettre quotidienne commençait par « chère amour », un titre de civilité d’une extrême intimité, un résumé des sentiments que je lui portais.
Une telle introduction pouvait-elle suffire ? Non, j’en étais incapable. Il me fallait développer, outrepasser la marge, écrire petit. J’avais tant à lui dire. Je revenais sans cesse sur mes battements de cœur dont la rythmique s’affolait à l’audition de son prénom : Angèle. Ils commandaient le tempo de ma prose.
Alors je partais au risque sans doute de m’essouffler un peu. Car quel extrême danger de proclamer à longueur de lignes « je t’aime » sans se répéter. Ne pas faire dans la routine, surprendre toujours, décliner son verbiage comme un latiniste, s’incliner tout court devant la destinatrice de la missive.
Le stylo noir crachait son encre et je me surprenais à être aussi inspirer.
Le souvenir des tendres heures me poussait à cette fidélité implacable que beaucoup qualifiaient de sacerdoce. Je préservais ma virginité d’adultère rendant grâce à mon inexplicable volonté d’être transparent au monde, puisque j’étais si vivant pour toi.
A quoi bon chercher ailleurs….
Oui j’avais inauguré ce courrier journalier par « chère amour ». J’allais finir sur l’habituel « tu me manques tant ». Entre ces deux formules se cachaient une succession de torrents passionnels, des mots encore emplis de fièvres. J’expurgeais leur chaleur par de douces figures de styles.
Deux heures plus tard, une enveloppe cacheter d’un cœur décorait le correspondancier.
J’étais son fils. Je sacrifiais à l’obligation de le voir, même si de rares moments de lucidité me le rendaient audible. Les médecins disaient qu’il perdait la mémoire. Je croyais plutôt qu’il refusait de souffrir. Mon père était redevenu un enfant. Je voyais dans son comportement le copier coller de son petit fils. Cet insupportable aller retour du temps me donnait à vivre à quelques minutes de distance des scènes analogues, les mêmes caprices, la même manière d’engloutir la madeleine de quatre heures.
Une seule chose séparait mon père de mon fils : l’âge. L’un avait 85 ans, l’autre 6.
Nous parlions de la météo comme de parfaits inconnus. Il me demandait souvent ce que je faisais là pourquoi je m’intéressais à lui. Puis un éclair de vie le reprenait et il m’interrogeait sur l’école de thomas : « il doit savoir lire maintenant. Au fait quel âge a-t-il ? ». J’avais à peine fini ma réponse que je redevenais un anonyme à ses yeux : « C’est la première fois que vous venez dans ma chambre, elle est chouette hein ! Comment vous la trouvez ? »
Je souriais en guise de réponse et lui s’enfermait dans le silence jusqu’au moment ou j’enfilais ma veste. Son regard s’éveillait d’un coup, sa main saisissant une enveloppe. Toujours la même. Il n’avait pas un jour sans que je ne repartisse avec la mission de la poster.
- Papa pourquoi mets tu toujours mon adresse au dos ?
- Parce que je ne veux qu’elle sache que je vis ici
Je fermais la porte de sa chambre doucement observant ses yeux qui ne quittaient pas de regard l’enveloppe. J’aurais tellement qu’il les portât sur moi.
Comme un cérémonial immuable, je traversai le trottoir, pris la rue adjacente et me figeai devant la boîte aux lettres jaune. Le pli se glissa dans la fente destinée à la province.
Deux jours plus tard je savais qu’il reviendrait chez moi avec cette indication terrible à son dos : n’habite plus l’adresse indiquée.
Ma mère s’appelait Angèle. Elle avait le visage de l’amour que mon père contemplait à son réveil.
Elle mourut dans son sommeil un soir de juin, il y a dix ans.
jolie tendresse!
· Il y a environ 13 ans ·mnette
C'est tout simplement magnifique! Coup de coeur!
· Il y a environ 13 ans ·Emma Scott