La maison aux glycines

Cleo Ballatore

C’était une chaude fin d’après-midi du mois de juillet au ciel voilé. Une douce lumière dorée nimbait une élégante maison à un étage du début du 20ième siècle aux pierres patinées par le temps. Elle était pourvue de grandes fenêtres à la française, de balcons ouvragés en fer forgé et d’une solide porte en chêne. Un buisson de glycines, qui s’enroulait autour des balcons, diffusait d’odorants effluves. Une jeune fille de 20 ans, Constance, sortit de la maison, traversa la cour ombragée et poussa la grille de fer noire. Malgré sa légère robe blanche et ses cheveux relevés sur la nuque, elle était en nage alors qu’il était déjà 20h00. Elle devait se rendre de l’autre côté de la ville dans un quartier où elle n’était jamais allée et qui avait mauvaise réputation. Une fois sur le trottoir, elle jeta un dernier coup d’œil à l’élégante maison familiale. Elle respira un grand coup pour se donner du courage. Puis, elle partit d’un pas décidé.

Pour aller à El Barrio, elle prit le métro jusqu’à la station Santa Maria. De là, elle devrait marcher une demi-heure pour se rendre à l’adresse indiquée. La station de métro donnait sur une vieille place de style espagnol à l’atmosphère mélancolique avec de beaux balcons en fer forgé accrochés à des maisons aux façades défraîchies. De là, partait une rue commerçante où régnait une joyeuse ambiance. C’était un marché en plein air couvert par des bâches pour s’abriter du soleil. Les boutiques étroites, dont les étalages occupaient une partie de la rue, débordaient de marchandises. On y trouvait entre autre chose des petites voitures en plastique pour enfant, des barrettes colorées pour les cheveux des filles, des rouleaux de tissus aux couleurs chatoyantes, des assiettes dépareillées vendues par six, des boites qui contenaient des boutons, des ampoules de tailles diverses, des pendeloques en verres, des téléphones portables démodés, des livres d’occasion aux pages cornées, des tabourets d’un rouge rutilant et des décorations de noël, incongrues en cette saison. Une foule bigarrée tâtait la marchandise, discutait les prix et s’interpellait à tue-tête dans différents dialectes. Il flottait dans l’air d’alléchantes odeurs d’oignons frits, de viandes grillées et de sucre caramélisé venant de petits stands qui proposaient des en-cas. Constance, l’eau à la bouche, se rappela que la tortilla aux oignons était un de ses mets favoris et se demanda pourquoi elle en mangeait si rarement. A mi-hauteur de la rue, son visage redevint sérieux. Anxieusement, elle se remémora les étapes du trajet. Elle devait tourner à droite, marcher quelques mètres puis tourner une nouvelle fois à droite.

Au bruyant désordre de la rue commerçante, avaient succédé des rues silencieuses aux trottoirs défoncés, aux maisons fanées et aux jardinets envahis par les herbes folles. Bien que ce fût la première fois qu’elle vînt dans ce quartier, la rue lui sembla étrangement familière avec ces grandes affiches délavées par les pluies et le soleil vantant des marques de soda, ces graffitis sur les murs et ces affichettes posées un peu partout proposant des leçons à domicile, des tatouages, des massages ou des chambres à louer. Quand la pénombre gagna, la seule source de lumière de la rue vint d’un bar presque désert dont le violent éclairage aux néons illuminait le trottoir comme le faisceau d’un projecteur.

Enfin, elle arriva devant la maison qu’elle cherchait. Elle poussa la grille de fer noire et pénétra dans une cour dont le feuillage qui la recouvrait formait comme un tunnel. Les vieux arbres ployaient sous leurs longues branches qui étaient envahies par une mousse grisâtre où des insectes avaient élus domicile. Au bout de ce passage silencieux et suffocant, se trouvait une vieille maison que la végétation menaçait d’étouffer. Le lierre, le chèvrefeuille et les glycines grimpaient sauvagement sur sa façade. Les volets étaient déglingués et les gouttières crevées par endroit. Constance s’approcha d’une fenêtre éclairée et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Dans un salon à la peinture beige écaillée, une grosse femme malpropre aux cheveux teints d’un roux agressif était assise sur un canapé vert bouteille défoncé. Elle portait une chemise de nuit crasseuse et éventait son lourd visage avec un vieux journal. Ses pieds nus étaient posés sur un plancher en bois jonché de magazines, de cendriers et de bouteilles vides. Constance la regarda avec répulsion. Malgré la chaleur étouffante, elle frissonna. Cette femme devait être sa mère, enfin la biologique. C’est pour cela qu’elle était là ce soir. Pour la voir. Elle avait réussi sans le dire à ses parents adoptifs à se procurer son nom et son adresse. Allait-elle avoir le courage de sonner à la porte ? Elle était plongée dans ses pensées quand une fille de 20 ans environ entra dans la pièce. Elle était mince et nerveuse avec une lourde chevelure brune qu’elle avait relevée sur la nuque. Constance figée la regardait évoluer dans la pièce. Elle ne savait pas qu’elle avait une sœur mais la ressemblance était si frappante qu’elle se dit que ce devait être une sœur jumelle. C’était une autre Constance toutefois, une fille violemment brune, à la bouche rouge comme un piment, habillée de façon provocante avec un short en cuir, un débardeur doré et des escarpins de 10 centimètres de hauteur. La fille alluma une cigarette. La femme lui fit une remarque qui la fit exploser de fureur. Elle prit ses affaires et partit en claquant la porte. La grosse femme sortit et lâcha une bordée de jurons avant de rentrer.   

Impulsivement, Constance suivit la fille le long de la rue obscure et déserte. Elle entra à sa suite dans le bar violemment éclairé. Des spots entouraient un vieux miroir craquelé et, derrière le comptoir en acajou, un jeune serveur essuyait des verres. Dans la salle surchauffée, les murs de couleur verte semblaient onduler. Constance se glissa dans la partie la plus sombre, dans un coin où elle pouvait observer la fille. Comment s’appelait-elle ? Mystères. Constance ne put saisir son nom car les voix et les sons arrivaient à ses oreilles avec des sonorités étranges comme étouffées. La fille buvait maintenant une bière au comptoir appuyée contre un beau garçon brun habillé de façon voyante, au rire sonore et vulgaire. Une sensualité brute et animale se dégageait du couple. Soudain, Constance sentit la caresse de la main du garçon dans son dos, son odeur un peu musquée, la chaleur de son corps et sa langue dans sa bouche. Tout son passé s’embrumait et elle se sentit confuse. Avait-elle rêvé cette mère douce et attentionnée ? Ce père solide et protecteur ? « Et si je n’avais jamais quitté ce quartier, se dit-elle.  Si ma mère était cette grosse personne malpropre et si c’était moi cette fille voyante et sensuelle ? ». Alors, la fille se retourna et balaya la pièce du regard comme si ses yeux sombres cherchaient quelqu’un dans la salle. « Si je croise son regard, se dit Constance terrorisée, je ne pourrais plus retourner de l’autre côté. » Alors, elle se leva brusquement et se précipita hors du bar les mains tendues en avant comme une aveugle. Une fois dehors, elle se mit à courir dans la rue déserte. C’était une nuit sombre sans lune où la seule lumière provenait des brefs éclats jaunes et vert que les lucioles jetaient par intermittence dans l’obscurité. « Je dois revenir de l’autre côté de la ville, se disait-elle. Je dois revenir de l’autre côté.» 


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