La Marelle

nyckie-alause

Une histoire inspirée par cette carte postale d'après une huile de Nicole Avezard (La Marelle)

— Bzzz, bzzzz…

— Que dis-tu Marthe ?  Ah, tu ne sais pas ! Je pensais que tu aurais été mise au courant des rebondissements.

— Elle ne m'a rien dit, Joseph n'a pas pipé, Hélène est muette, et toi, toi, tu aurais pu me prévenir depuis le temps que l'on attendait que ça lui arrive…

Du temps. Que les commères sont discrètes. Colette saute sur le Trois. L'Enfer elle l'a évité, sur le Un elle est restée en équilibre un instant, elle a coincé son pied gauche contre le tibia, pris une grande inspiration, s'est penchée, penchée comme on se courbe devant les puissants et d'une main assurée a saisi le galet du Deux qui, prisonnier au creux de sa main a rajouté de la tiédeur à sa douceur naturelle. Pour le Trois elle a dû faire un bond, un vrai, ce genre de bond que l'on prépare d'abord dans son esprit, qui à son tour diffuse les informations adéquates jusqu'aux orteils du pied droit. Attention de ne pas faiblir ! 

Marthe et Elise ont retenu leur souffle et, chose incroyable, ont même cessé de parler. Marthe, à l'instant du saut à même eu une sorte d'élan, un simulacre, comme si sa propre vie en dépendait. 

Et là, tout s'est produit très vite, une glissade qui mène le pied , ouf, à la limite du trait de craie, la main qui serre le caillou plus fort que nécessaire, la respiration retenue, les yeux tellement ouverts que l'on peut dire décillés, et le relâchement. Quatre et Cinq sont un refuge, une zone de confort et de réparation. Marthe et Elise sans le prévoir ont accroché leurs mains et ont blanchi leurs doigts dans un serrement secourable. Sur le Trois ça n'a duré que… que le temps d'un rebondissement.

Colette, les deux pieds bien campés sur les numéros suivant lance un éclat de rire d'une telle puissance qu'il disjoint les mains des commères. 

Les trois amies, car c'est cela qu'elles sont, des amies de toujours, échangent des regards de compréhension. Chacune d'elles comprend profondément l'enjeu. Plus on se rapproche du Ciel, sans faux pas, plus on frise le Paradis.

— Le prochain saut sera décisif dit Elise à l'oreille tendue de Marthe, je te le dis, décisif !

Le Six sur un pied, sur le Sept et le Huit elle pourra se reposer en regardant vers le ciel, puis la volte qu'il ne faut pas rater et le retour sur terre en légèreté. Flap, flap font les semelles. 

Si Hélène et Joseph, leurs vieux amis aussi, mais des amis en couple, voyaient ces sauts, ces équilibres, cette légèreté, sûrement qu'ils ne pourraient éviter de commenter, et pas en bien. Dès qu'une nouveauté, une aventure, une rencontre se produit dans leur petit monde, ils ne peuvent pas réfréner leur imagination négative, campés qu'ils sont sur une réalité devenue immuable. Lui dirait « Ça ne marchera pas, il veut son argent, Il n'a pas de travail, je crois que c'est un étranger, un casier… », et elle « Tu crois qu'il est pêcheurs ? Qu'il est breton ? Qu'il boit ?… ».

— Ces deux-là, Joseph et sa femme, ils ne peuvent pas éviter les médisances, rajoute Marthe.

— Heureusement qu'il fait trop chaud et que du soleil aussi ils ont peur. Je suis méchante, tu crois ? Si ces deux t'avaient dit que Colette a rencontré l'Amour tu ne les aurais pas cru. Alors que, attends un peu qu'elle atterrisse, elle n'aura pas besoin d'expliquer. Tu verras bien son sourire. Et on apprendra aussi d'où il vient, où il va…

— Et hop ! dis Colette en sortant de la zone Terre.

« Dis-nous tout ! » disent Marthe et Elise d'une même voix. 

— Impossible, impossible avant d'atteindre le Ciel sans un faux pas, sans une faute, sans une chute, sans marcher, empiéter, grignoter sur les limites…

«  Arrête, arrête-toi ! On les connait les règles de la marelle, on les connait si bien que nous autres on ne s'y risque plus ! Pas folle, pas folle ! ».

— C'est parce que vous êtes toutes les deux que vous répétez toutes vos fins de phrases ? Deux fois ? 

«  Heu … ». Elles se regardent et se taisent, masquant (affichant) leur curiosité derrière un masque de discrétion (fausse) et d'humilité (tout aussi fausse).

— Bzzz! Demande, toi, demande-lui, interroge-la, c'est toi qu'elle préfère… chuchote Marthe vers Elise, juste en se tournant, sans se pencher, dans un souffle discret que Colette n'est pas censée percevoir.

— On va attendre que tu termines alors dit Elise à Colette.

Et tandis que Colette se prépare au prochain lancer, d'un main souple et vive, Elise va chasser hors du territoire de la marelle les gravillons du Trois, on ne sait jamais. 

Colette. Elle se place face à la montée, et hop premier degré, le pied droit le mot Terre dont le tracé du second R vibre un peu comme manquant d'assurance. Son mollet son genou, sa cuisse, sont fermes dans leurs appuis. Le galet doux et noir, chaud de son voyage de retour dans le nid de sa main, prend son vol et finit en glissade sur la volute haute du chiffre Trois. La montée sera facile pense Colette. Et elle attaque les cases avec une assurance nouvelle. Elle saute, elle ramasse, elle saute, elle frise le ciel, elle tourne et revient, un peu vite pensent les amies. 

Marthe et Elise  préfèrent quand elles ont peur, c'est bête mais elles se sentent plus… mieux… Heu ? vivantes ? C'est exactement ça. Elles craignent que Colette rate encore, qu'elle rate encore sa vie, qu'elle rencontre des empêchements, des écueils… Elle est revenue à la case départ. Elle y est revenue tant de fois.

— Les pieds sur terre dis Colette, ne vous inquiétez pas les filles, je garde les pieds sur terre. Et je balance gentiment…

— Pfeuhh ! disent les voix amies.

— Et je balance gentiment le galet sur le Quatre…

Hop, tap, et Hop, tap, encore une fois, et encore une nouvelle fois jusqu'au moment où, on ne peut revenir en arrière.

Les pieds sur Terre, la case Ciel semble si éloignée, si petite, diminuée encore par la courbe de l'horizon de craie. Et le galet, heureusement que Colette a pris le temps qu'il faut pour l'apprivoiser. Elle le caresse d'une main amoureuse, elle le lisse pour sa dernière glissade, elle le flatte dirait-on d'un geste d'encouragement.

Hop ! Pied droit sur Terre ! Une élégante contorsion digne d'une grande joueuse. La jambe gauche qui croise le mollet droit. Le geste de la main droite qui est, avant même  de débuter, équilibré par le bras gauche qui se tend vers l'objectif afin que dans la torsion il laisse la place au bras droit qui s'élance, à la main qui libère l'oiseau de marbre noir. Celui-ci glisse, hésite sur la dernière frontière, comme en équilibre, et bascule pour rejoindre le ciel. 

Dès que Colette sera montée, elle pourra le récupérer et à ce moment-là elle devra se décider.

La tension des amies est à son comble. Les mains se sont rejointes une nouvelle fois, les souffles sont bloqués au dessus des plexus. Un sans faute ! Un sans faute ! Tiens elles ne l'ont pas dit, mais elles l'ont pensé, deux fois.

L'ascension s'est faite naturellement gagnant en élégance à chaque saut nouveau. Colette se saisit du galet à deux mains et, va-t-elle redescendre ou entrer dans Ciel. 

— C'est le Paradis dis Colette.

Et plutôt que de redescendre elle reste dans la petite case courbe en prenant bien garde que ses chaussures n'empiètent pas sur le tracé. 

— Il se nomme Henry ! Vous le verrez demain.

Elle sort d'un pas déterminé sans effectuer la descente. La case Terre pourrait bien devenir Enfer qu'elle s'en moquerait. Avant de reprendre le chemin vers sa maison elle se tourne vers ses plus vieilles amies et leur dit

— Je garde mon galet et si vous voulez tenter l'aventure, trouvez le vôtre, le bon pour vous, vous n'êtes pas si vieilles.

Et c'est vrai qu'elles se sentent jeunes aujourd'hui, pleines de chaleur et d'émotion.

  • Joli texte, simple, bien écrit, et qui dit les choses très simplement. Les choses de la vie...

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

  • belle allégorie

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    Susanne Derève

    • Merci… La case Ciel m'a toujours fait penser au paradis. Et le paradis je n'ose pas le dire

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      nyckie-alause

  • Ah oui, la marelle, que de souvenirs d'enfance... J'avais une amie, Chantal, qui trouvait le moyen de tricher !

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    koolpafelix

    • Tricher comment ? Les Chantal sont-elles de mauvaises filles ?

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      nyckie-alause

    • De la plus belle des façons, avec le sourire, je ne parvenais pas à la détester complètement. J'en ai pas tiré de règle universelle, à part peut-être que toutes les Chantal sont des filles, et encore, pas sûr !

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      koolpafelix

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