La meute.

Alexandra Bitouzet

Pendant toutes ces années, un à un, je vous ai portés, nourris, lavés, soignés. Mes tout petits, vous n’êtes qu’à moi, vous ne pouvez plus me quitter. Je m’y opposerai farouchement et d’ailleurs, vous n’en aurez jamais l’occasion. Après tout ce que j’ai fait pour vous, vous ne pouvez pas me faire ça.

Pierre a été le premier de vous tous. J’avais passé une fin de grossesse fatigante dans la douceur de l’automne. Accoudée à une table, j’inspirais profondément et soufflais autant que je le pouvais. Et je souffrais. En silence. Je pensais à cette rencontre imminente avec mon petit. La perception de la douleur prenait alors une toute autre dimension. Chaque contraction me rapprochait de lui. La perte des eaux n’avait fait qu’accentuer ce délicieux supplice. Je m’étais calée dans mon lit, prête à affronter seule ce dont la nature m’avait dotée. Tel un animal. Je me suis mise alors à pousser. Je touchais et sentais une protubérance entre mes cuisses. Je poussais encore. Plusieurs fois et le tirais vers moi.

Ça respirait, ça bougeait, ça couinait, c’était sale et gluant. Nous nous sommes enroulés dans une couverture et je me mis à le lécher. La délivrance a été une révélation et très vite, il m’en a fallu d’autres, beaucoup d’autres. Je l’ai nourri aux seins jusqu’à ses 3 ans, comme vous autres. L’obscurité étant notre alliée et le monde extérieur, une énigme. Quelles nécessités peut on éprouver à voir les ravages que crée notre société ? Je l’ai vue pour vous, vous ne manquerez de rien mais je ne vous laisserai pas parasités par les fientes humaines. Je suis là pour vous, aujourd’hui et jusqu’à l’heure de votre mort. Maman est là, n’ayez pas peur mes tout petits.

Jadis, j’avais vécu à la ville. Née avec une fente labiopalatine, communément appelée bec de lièvre. J’avais souffert des railleries de mes camarades. Je savais la douleur du monde extérieur, ses turpitudes et ses esprits moqueurs. J’avais souffert du regard de mes camarades. S’il fallait choisir, je préférais souffrir de solitude que d’ignominie. J’ai failli mourir tant de fois sous les rires des voisins. Les enfants sont si cruels. Les miens verront en moi la beauté de mon âme avant la laideur de mon visage. Et Pierre ne s’y trompait pas lorsqu’il caressait mon bec.

J’avais fais de ma vie un désert. J’avais déposé les armes et tout semblant d’amour. Je ne pleurais plus. Je me sentais libre. Affreuse mais libre de l’être. J’avais rendu à mon cœur sa fonction première. Il est un muscle viscéral, mais aussi un muscle vide, séparé en deux parties. L’une aspirante, l’autre refoulante. J’étais une pompe. Ma vie trouvait son sens dans la simplicité d’être. Je n’avais jusqu’alors pas eu  le courage d’en affronter une autre. Cependant, la compagnie d’une descendance est un moindre ennemi. Il comble le vide d’une existence.

L’annonce à Pierre de l’arrivée d’un compagnon dans la maison fut un bonheur pour moi. Jusqu’alors ma vie n’avait été que solitude. Pierre avait fait de ma fente, une ouverture béante. Et mon cœur glacial et hostile avait trouvé la chaleur de ses petites mains. Il existe un refuge pour les laides. Un refuge où la peur n’existe pas.

Aigre douceur de la maternité. Neuf mois d’attente. L’angoisse au ventre de porter une bâtarde. Et un travail long et douloureux. Seule dans cette salle de bain obscure, je donnais la vie. Je m’agrippais au rebord de la baignoire. Mes mains humides caressaient les joints noirs de crasse. Je m’accrochais au rideau de douche moisi. Le soleil se couchait et laissait place au crépuscule. Un dernier rayon de soleil filtrait par la petite fenêtre. Mon corps tremblant baignait dans cette mare sanguinolente. Ça sentait le fer. Ça sentait la pisse. Et ça braillait près de moi.

Pierre avait pleuré tout le temps du travail. J’aurais aimé le consoler et le prendre dans mes bras mais la lassitude l’emporta et je m’endormis peu après l’arrivée de Jean. Tous les trois, sur un grand matelas posé à même le sol.

Les années passèrent, nous avions vu nous rejoindre Jacques, André et Philippe. Je prenais tant de plaisir à vous porter et à vous donner la vie. L’instinct qui m’envahissait et me donnait l’impression de tout maitriser dans cette intimité qui me liait à vous, mes chéris. J’étais animal, j’étais primitive, je sentais la vie m’envahir. Je me sentais divine. Nous étions seuls. Loin des parasites. Je touchais Dieu du doigt et personne ne me jugeait.

En devenant mère, j’avais trouvé bien plus qu’une vocation. C’était bien au-delà du sensé, c’était presque de l’absurde. De ne pas y avoir pensé plus tôt. Ou de ne pas m’en être sentie capable auparavant. Mes larges hanches avaient trouvé une raison d’être. Puisque j’étais moche et presque informe. Puisque mon existence était quasi illusoire.  J’avais mis mon corps à votre disposition. Il était devenu votre hôte. C’est ainsi que mes garçons venaient au monde et que deux filles nous quittèrent.

Je les avais enterrées rapidement au fond du jardin, dignement, sous une modeste stèle. Je ne pouvais me résoudre à les embrasser, même une seule fois. Enroulées dans un linceul, une petite croix d’or pour les guider. Elles n’avaient pas fait de bruit, à peine avaient-elles pleuré sous le poids de la première pelle de terre.  Mais c’est ainsi, je ne pouvais les garder. Devenues pubères, elles vous auraient charmé et poussé à me quitter. Les femmes sont des sables mouvants où l’homme aime s’y jeter. Maléfiques, démoniaques et bestiales. Et j’en étais la preuve vivante.

Thomas, chétif et vilain, arriva le jour des sept ans de Pierre. J’avais tant prié pour lui. Son arrivée parmi nous avait été plus douloureuse. Mais j’aimais ça. Souffrir pour vous. Son petit cordon s’était enroulé autour de son frêle cou. Quand à moi, j’avais perdu beaucoup de sang et mon rétablissement fut davantage périlleux que pour vous autres. Il me fallut quelques jours pour être de nouveau sur pied mais ma destinée me donnait le courage de me relever. J’étais mère, nourricière, repère. Votre terre, votre asile, votre refuge.

Nous vivions dans une grande maison coloniale, composée d'un domaine agricole de plusieurs centaines d'hectares. J’avais hérité de tout cela, à l’époque aucun de vous n’avait encore vu le jour. Une demeure de six chambres, une immense pièce principale, chauffée uniquement par une imposante cheminée. J’appris très vite à vivre en autarcie. Je labourais, semais et récoltais ce que vous mangiez. Rien ne m’effrayait tant que de vous voir confrontés à la société. Vous méritiez tous mes efforts et la moindre de mes sueurs vous était dédiée. C’était ma destinée et la vôtre. La solitude nous fait faire de bien étranges et sordides choses.

Un jour de mai, après la naissance de Barthélemy, Jean allait jouer au fond du jardin. Là où reposaient les filles. Il avait insisté pour garder ce chien, ce bâtard ignoble. Je n’avais pu me résoudre à le lui refuser, me concédant toutefois le droit de lui choisir un nom. Il s'appellerait donc Judas. Mes fils acquiescèrent. Judas grattait le sol, excité par l’odeur de putréfaction de ce territoire interdit. Je l’attachais craignant qu’il ne creuse trop profondément. Je pressentais alors que ce maudit chien nous apporterait l’infortune.

L’arrivée d’une nouvelle fille vint troubler mon bonheur. Mais résignée à accomplir ma destinée, je l’enterrais aussitôt. J’avais pris le temps de la regarder. Elle était jolie. Une petite rousse à la peau claire. Des petites mains pleines d’avenir. Un avenir qu’elle ne connaîtrait jamais. Son regard avait croisé le mien et m’avait glacé le sang, pour la première fois. Afin de remédier à ces remords naissants, je l’avais privée de sa croix.  A présent, plus rien ne pouvait m’arrêter mais il fallait faire vite. Les paillettes gardent leur pouvoir fécondant 10 ans et 7 années s’étaient déjà écoulées.

Je me résolus donc à contourner cet obstacle. La seule solution était d’injecter plus de semence que les fois précédentes. Il fallait prendre le risque. Je ne craignais pas pour mon existence, je craignais de devoir vous abandonner. S’il m’arrivait quelque chose, personne ne s’occuperait de mes petits. J’étais seul maître de leur vie. Seule garante de leur bonheur.

A l’automne, j'étais de nouveau enceinte. Pierre et Philippe passaient leur temps à se chamailler. Thomas, toujours chétif, était alité depuis des semaines. Judas, comme je l’avais prédit, avait fini par se sauver et Jean n’en finissait pas de le pleurer. J’aurais dû l’abattre, cela aurait évité bien des souffrances à ce pauvre garçon. A vouloir le rendre heureux, j’avais oublié de le protéger de ses sentiments. Quelle bêtise. Les mères sont trop bonnes avec leurs enfants. Seul leur bonheur les comble. J’étais pareille à toutes les autres. Une idiote hébétée par des sourires édentés.

Mon ventre n’en finissait pas d’enfler. De devant, de derrière. Mes seins étaient d’intarissables garde-manger pour ses garnements. Rien ne se passait comme prévu avec cette nouvelle grossesse. A coup sûr, il y avait au moins deux ou trois filles. J’étais effondrée, mon temps étant compté, je n’avais plus le droit à l’erreur. J’étais aussi un peu perturbée, Judas avait creusé les sépultures avant de se sauver. Je me demandais quel terrible secret il avait pu déterrer et emporter avec lui.

Les semaines passaient. Le froid s’était abattu sur la maison. Les garçons étaient de parfaits petits d’hommes. Ils géraient la cheminée, récoltaient les derniers panais, semaient les futures carottes. Ils suaient pour moi comme j’avais sué pour eux. Me rendant mille fois le confort que je leur portais. Le soir, quand la nuit tombait et que seules nos âmes vivaient dans cette grande demeure, nous nous pressions auprès de la cheminée et nous nous régalions de récits anciens. Je voyais leurs ombres se bousculer sur les murs et leurs yeux, dans la pénombre, s’écarquiller de plaisir.

Et ce foutu bâtard de Judas est revenu. Mais pas seul, derrière lui suivait une troupe de militaires armés. Mes tout petits ne comprenaient rien. Ils n’avaient jamais vu personne d’autre que moi, hésitant entre la peur et la curiosité, les cris et le silence. Ils regardaient ces guerriers me menotter.  Les hommes cagoulés défoncèrent toutes les portes de notre demeure. Une à une, les envoyant voler de part et d’autre. Au fond du jardin, ils trouvèrent mon sanctuaire, délabré par la fouille canine et écœurant d’une odeur nauséabonde de corps en décomposition. Puis Judas les menait au sous-sol où ils découvrirent une bonbonne, des pipettes et des dessins d’enfants. Je devenais spectatrice  de la dissémination de ma famille à cause d’un foutu chien.  

Je donnais la vie dans cette cellule aux mursblancs. Pour la première fois, j’étais accompagnée dans cette mise au monde. J’avais refusé la péridurale. Deux sages femmes me surveillaient pendant que je poussais de toutes mes forces. Agrippée pour la première fois à un fauteuil froid et impersonnel. Je ne souhaitais pas d’aide. Mon corps avait compris le mécanisme de l’accouchement. Mais cette fois ci, je n’avais ressenti aucun plaisir. Aucun sentiment ne m’avait envahi, mis à part un grand dégout après la délivrance.

Je ne fus pas condamnée à la prison. Ils jugèrent que mon état mental relevait plutôt d’un défi psychiatrique. Car oui, j’avais volé une bonbonne d’azote, oui, j’avais utilisé les paillettes de spermes afin de fonder une famille, oui, j’avais tué et enterré de mes mains les filles que j’avais portées.

Matthieu, Jacques, Simon, Jude et Matthias ne verront jamais le jour. Mais la pire des sentences pour moi était de ne pas avoir pu enterrer ces maudites jumelles.

  • Oh oh...je vois au moins deux lectures différentes, voire trois pistes d'interprétation pour cette parabole , ma...foi...bien en situation en cette semaine...ou pas. Je n'en dirai pas plus, chaque lecteur aura sans doute son interprétation personnelle en fonction de sa sensibilité. En tous cas, quel imaginaire foisonnant! Merci Alexandra pour ce morceau de bravoure.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Neige 13 mars 2013 007

    Frédérique Panassac

  • Noir, c'est noir ! Mais j'ai aimé, ça rappelle certains faits, différents mais les mères tueuses existent, hélas.
    Par contre, comment a-t-elle réussi à s'implanter le sperme congelé... Sais pas ! :)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Carlo crivelli annunciation with st emidius 1486 london edited 1265297405 54

    dusha2

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