La mort de l'aube

Nadège

« On peut tout fuir, sauf sa conscience »

Stefan Zweig

Pour la première fois de ma vie, j'ai décidé de fuir. Là, maintenant. Ce n'est pas dans mes habitudes, mais vivre sous le même toit que lui, devoir croiser son regard tous les jours, et savoir que les fringues que je porte ont été payées avec son argent sale... Tout cela m'est devenu simplement insupportable. Sa simple existence suffit à me rendre malade. J'ai tout essayé pour lui échapper sans avoir à m'enfuir, sans avoir à lui donner cette écœurante satisfaction : l'indifférence et le silence, l'ironie et la moquerie, la haine et la colère... Cependant, rien n'a fonctionné, jamais il ne s'est lassé. Mes différentes attitudes envers lui, toutes aussi méprisantes les unes que les autres, n'ont fait que l'amuser. Mes paroles blessantes sont comme une douce mélodie à ses oreilles, comme un bourdonnement agréable : elles ne l'atteignent jamais. Alors j'ai compris que je n'avais pas d'autre choix que de fuir.



« La vengeance, c'est la volupté du paradis »

André Thérive

La haine ne peut être maîtrisée. On ne peut jamais savoir quand elle frappera et sur qui elle jettera son dévolu. Elle est là, telle une vipère tapie dans l'ombre, à attendre que la proie parfaite passe près d'elle. Une fois sa victime choisie, elle lui injecte son venin sans aucune retenue, sans pitié. Le venin n'est pas mortel, non, du moins pas dans l'immédiat. Souvent la réaction n'est pas instantanée, il faut que le poison fasse son effet. Il faut qu'il s'insinue dans chaque parcelle, chaque cellule du corps attaqué, et cela, lentement, sournoisement. On n'en voit et n'en ressent jamais réellement ni le début ni la fin. Immatérielle, invisible mais pas inexistante. Imprévisible, irréversible. Rares sont ceux qui réussissent à s'en défaire un jour. Ces personnes, évidemment, je les admire. Ce n'est pas nécessaire d'arriver sur un beau cheval blanc, épée au ceinturon pour m'impressionner. Le pardon. Voilà un acte que je trouve héroïque car je n'en suis pas capable moi-même. Je ne parle pas ici de plates excuses faites à un ami suite à une dispute puérile. Je parle du pardon, du vrai. Celui que l'on n'achète pas, celui que l'on peut lire dans le regard d'une mère, celui que je serais absolument incapable de lui accorder. Alors j'ai fait de la vengeance ma nouvelle religion, mon unique croyance. Ce n'est qu'après l'avoir accomplie avec entière satisfaction que je tirerai ma révérence... Ou non. Après tout, j'ai encore tout mon temps. J'écris mon histoire.


Aussi longtemps que je m'en souvienne, mon géniteur ne m'a jamais véritablement considérée comme sa fille. Je ne suis qu'une erreur. La terrible incarnation de ses erreurs. Un parasite dont il n'a qu'une hâte : se débarrasser. Lorsqu'il voit mon visage, je sais qu'il voit celui de ma mère, pauvre prostituée qu'il avait mise enceinte alors qu'il était marié et déjà père. Donovan Delacroix. Le grand, l'honorable, le beau Donovan avait osé tromper sa femme... Mais il avait confessé sa faute à cette dernière, s'était armé de beaux yeux larmoyants et tout était revenu dans l'ordre. Mieux encore, Monsieur Delacroix se faisait voir comme un bon samaritain en faisant un honneur à ma pauvre mère : il acceptait de reconnaître l'enfant et de lui envoyer de l'argent tous les mois. Oh mais que de bonté ! Ma mère devait-elle lui baiser les pieds ? Devais-je le faire à sa place aujourd'hui ? Elle qui n'était plus, elle dont l'existence était passée inaperçue...


4 avril. Printemps. Les premiers rayons du soleil essaient de se frayer un chemin entre les volets fermés des fenêtres de la chambre. Enfin, c'est ainsi que je m'imagine la scène. C'est dans ces conditions que j'aurais voulu venir au monde si j'avais eu le choix. J'ose encore croire qu'au moins une fois dans ma vie, aujourd'hui plongée dans une nuit constante, j'avais pu entrevoir la lueur du soleil levant. Aujourd'hui encore, je me conforte dans l'idée que c'est parce que je suis née alors que le voile orangé de l'aube tapissait le ciel que ma mère, dans son dernier souffle de vie, m'avait appelée Aurore. Aurore... Mon prénom est la seule chose que j'ai toujours chéri chez moi ; c'est ma mère et ma mère seule qui m'en a fait présent. Un présent précieux et que personne ne peut me dérober. Pas même lui. Aurore... L'aurore est insaisissable. Elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue, nous offrant un spectacle aussi éphémère que le battement d'ailes d'un papillon. Un spectacle dont je ne me lassais jamais, autrefois...


Avant que ma vue ne soit totalement troublée par la haine, j'aimais me lever très tôt le matin rien que pour contempler l'aube de la fenêtre de ma chambre qui donnait sur un lac quelques mètres derrière la maison. Émerveillée, je m'amusais à imaginer que l'étendue d'eau n'était pas le reflet du ciel mais un morceau de ce dernier. Peut-être, oui peut-être que si j'allais me baigner dans cette eau couleurs du levant alors j'aurais l'impression démente de voler. Planer. Souvent, j'avais l'envie ardente de plonger dans ce ciel terrien et de m'y noyer avec cette impression d'être happée non pas par l'eau, mais par le vent. Enveloppée dans les draps d'un souffle léger, bercée par sa mélodie, soutenue par ses mains invisibles qui m'emmèneraient loin, très loin.


L'enfance est un monde où le réel et l'irréel se mêlent. L'inconscience, l'ignorance des choses, l'insolence. Chaque enfant doit passer par cet univers pour pouvoir se construire ensuite, pour pouvoir, un jour, créer son propre chemin qui déviera de celui de l'insouciance enfantine. J'ai dû tracer ce nouveau chemin trop tôt. Bien trop tôt. La fin des rêveries de petite fille. La fin des illusions. Déjà James m'oppressait et me poussait à perdre cette innocence à laquelle tout enfant a droit. Déjà mon regard commençait à briller d'une étincelle qui effrayait mon entourage. Quelle sorte de personne allais-je devenir ? Comment pouvait-on avoir un regard si froid à cet âge où les enfants s'éveillent, s'épanouissent, courent, rient aux éclats... ?

« Tout s’achète : l’amour, l’art, la planète Terre, vous, moi »

Frédéric Beigbeder

L'argent ne fait pas le bonheur. On nous le répète sans arrêt. Allez dire ça à un Africain mort de faim ou à un clochard frigorifié dehors, vous verrez ce qu'ils répondront. L'argent ne fait pas le bonheur... Alors pourquoi est-ce que l'on court toujours derrière quitte à s'écorcher les pieds ? Pourquoi est-ce que je vous vois si malheureux ? L'argent ne fait pas le bonheur. Tu parles. On nous rentre ça dans le crâne quand on est petit. Et nous, comme des cons, on y croit. Grands idéalistes et nigauds de surcroît, on est prêt à croire que le sourire de nos parents n'est pas proportionnel à leur salaire. Crédulité infantile. On ne se rend pas compte qu'ils veulent simplement éviter des dépenses inutiles pour les bambins naïfs que nous sommes. Descartes a un jour affirmé que lorsqu'on est enfant, on est dépendant des contes de sa nourrice. En clair, on gobe tout ce qu'on nous raconte et on en redemande. Et puis on grandit. Vos parents gagnent plus de cheveux gris que de fric. Ils ne sont pas vieux, non, juste décrépis. Détruits. Le boulot les bousille. Je dis « vos parents » parce que je ne suis pas dans votre cas. Mon géniteur n'a pas besoin de se tuer à la tâche pour gagner son pain.. ou son écran plasma. C'est vrai, aujourd'hui on ne travaille plus pour vivre, on vit pour travailler. Et le pire c'est qu'on s'accroche.

De ce côté-ci, je n'ai pas à me plaindre : je peux flamber en une minute ce que vous gagnez en un an de dur labeur voire en une vie de travail acharné. Mais voilà, l'argent n'a jamais vraiment fait mon bonheur. Finalement les belles phrases toutes faites ne sont pas toujours des ramassis de conneries. Baignée dès le plus jeune âge dans l'univers matérialiste de mon géniteur, il m'a toujours donnée en argent ce qu'il ne me donnait pas en affection. Le tout en liquide bien sûr. Mais je n'ai pas le droit de geindre. Après tout, je suis une gosse de riche. Petite morveuse d'un grand patron à la tête d'une société dont la réputation n'est plus à faire. Donovan avait construit sa petite vie tranquille dans un patelin paumé. J'ai été le fruit de bien des ragots quand je suis arrivée. L'enfant du péché. L'enfant non-désirée. L'enfant du diable. Le diable pour eux, c'est une pauvre femme amourachée d'un pauvre con qui lui avait laissé un joli cadeau dans le bide. Souvent, petite, je me disais que c'était injuste, il avait fallu que ma mère se démène et crève pour me faire entrer dans un monde où elle ne serait plus. Gainsbourg a dit : « Être ou ne pas naître. Et si c'était ça la vraie question ? » Dans mon cas, c'était naître et ne pas être. C'est ça qu'ils n'ont pas compris les gens. Je n'étais pas une gosse de riche. J'étais une gosse de rien.

Non, j'ai pas été très heureuse dans ma vie. Enfance volée, enfance voilée. Par un rideau de haine. Et ça ne s'est pas atténué avec le temps, bien au contraire. Donovan a eu des petits soucis au sein de son bébé. La société a failli couler. Il a été rétrogradé. Il baigne chaque soir dans l'ivresse, saoule comme le porc qu'il a toujours été. Il se dévoile. Un soir, j'ai le droit à ma première mandale. Je crois que ça lui plaît, de me faire mal. Je le vois dans son regard. Démence et décadence. Il veut m'entraîner dans le fond où il croupit déjà. Et moi, je me le laisse faire. La vengeance est un plat qui se mange froid.

« L'humanité souffre. Et je souffre avec elle »

Lolita Pille

Un soir, les coups s'abattent sur moi, encore. Il le fait alors qu'il a un dîner avec des collègues dans une heure. Comme d'habitude, il est saoule. Après sa dernière gifle, il m'ordonne de l'amener à ce putain de dîner. C'est ma chance, je le sais. Alors j'accepte avec joie. Je sens que ça y est, c'est la fin cette fois.

Pour la première fois de ma vie, j'ai décidé de fuir. Là, maintenant. Ce n'est pas dans mes habitudes, mais vivre sous le même toit que lui, devoir croiser son regard tous les jours, et savoir que les fringues que je porte ont été payées avec son argent sale... Tout cela m'est devenu simplement insupportable. Sa simple existence suffit à me rendre malade. J'ai tout essayé pour lui échapper sans avoir à m'enfuir, sans avoir à lui donner cette écœurante satisfaction : l'indifférence et le silence, l'ironie et la moquerie, la haine et la colère... Cependant, rien n'a fonctionné, jamais il ne s'est lassé. Mes différentes attitudes envers lui, toutes aussi méprisantes les unes que les autres, n'ont fait que l'amuser. Mes paroles blessantes sont comme une douce mélodie à ses oreilles, comme un bourdonnement agréable : elles ne l'atteignent jamais. Alors j'ai compris que je n'avais pas d'autre choix que de fuir.

Appuyant sur l'accélérateur, je vois le paysage nocturne défiler à toute allure. Déterminée, je fonce vers les barrières de sécurité. Je nous vois déjà au fond du ravin. Je ne tourne pas le volant. Je ne prend pas le virage. Je vais tout droit. Mon géniteur crie, il pleure, il a peur. Je ferme les yeux pour mieux profiter de la sinistre symphonie de ses sanglots. Pleure pauvre con. Hurle. Personne ne te sauvera. Personne. Je fonce toujours. Notre tombeau quitte la route. J'attends l'impact. Ce soir je fuis. Je fuis ses coups, je fuis ses insultes, je fuis ma dignité dérobée, je fuis cette fille dans mon miroir que je ne supporte plus. Je fuis la vie.

  • Merci beaucoup pour votre opinion que je considère avec attention. J'essaierai d'écrire une autre version avec, en effet, une fin moins douloureuse.
    Et je ne manquerai pas de lire ce roman que vous me conseillez !

    · Il y a environ 12 ans ·
    10987615 10205153546210502 4291538988761718894 n

    Nadège

  • Balade et ballade au coeur de la détresse... On a quand même envie de tourner le volant au dernier moment. Autre suite suggérée : Une Aurore a la vie devant elle, et c'est dommage de la gâcher pour un con. Sa mère, personnage lumineux, preuve en est du prénom choisi, lui a elle aussi donné la vie... Bon, ça peut vous paraître gnangnan... Mais sérieusement s'il y a UN livre à lire sur le pardon, et qui est tout sauf gnangnan, c'est "Le saule", d'Hubert Selby Junior, roman terrifiant et magnifique, au style qui laisse KO, qui doit être encore plus impressionnant pour ceux qui ont la chance de le lire en V.O. Je pense que ça vous plairait. Continuez !

    · Il y a environ 12 ans ·
    P4160108 465

    tchaolyn

  • Merci beaucoup Mathieu, ça me fait vraiment plaisir

    · Il y a environ 12 ans ·
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    Nadège

  • Tellement bien écrit. Plume qui sert à merveille le thème je trouve. On suit sans lâcher prise la fuite et la détresse...

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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