La muse rouge

alice-h

Concentré, imperturbable, l'oeil mi-clos, dans la position d'un pantin désarticulé, il attendait le moment parfait pour appuyer sur le déclencheur. Les dizaines de personnes alentour n'existaient plus, la musique était devenue muette : son monde ne se limitait plus qu'au quadrillage fictif emprisonnant sa proie.

 Il ne pouvait pas manquer cette créature : une jeune femme hypnotique, vêtue d'une robe rouge. Elle ne devait surtout pas sentir le regard de l'expert la caresser, au risque de l'effrayer.

 Il ne le sait pas encore mais à l'instant précis, où il entendra le « clic » de l'appareil, sa vie basculera.

 Dès le lendemain, il tria les photos. En voyant le cliché de la jeune femme à la robe rouge, il éprouva comme un vertige : elle apparaissait, indifférente, tout en contraste au milieu de ce décor de glace, comme égarée parmi la fête.

Les professionnels étaient formels : c'était la photo parfaite. Pourtant, elle n'était pas cadrée exactement comme il le fallait et il y avait des petits détails à améliorer. Cependant, la vue de ce portrait dérobé donnait simplement envie de plonger dans le décor pour y rejoindre la protagoniste.

 Six mois plus tard, l'oeuvre avait été exposée dans toutes les galeries du monde.

 Mais à partir du moment où ses yeux avaient effleuré la jeune femme sur le papier, il sentait qu'il avait perdu quelque chose : l'Inspiration. Elle avait laissé derrière elle un filtre flou qu'il ne parvenait plus à dissiper. Il aurait tout donné pour redevenir ce chasseur aux aguets qui capturait la beauté pour la révéler.


 Cinq ans s'étaient alors écoulés, à rechercher ce qu'il avait perdu.Il ne prenait plus que des photos de manière mécanique, mathématique. Le cadrage était bon, les perpectives et la mise au point irréprochables mais il manquait l'étincelle, celle qui fait pétiller la réalité.

 

Cette après-midi d'automne, il était au parc avec ses amis. Les arbres couleur rouille, les pommes de pins, les marrons, les familles qui s'adonnaient à la promenade dominicale, les rires de ses amis, leurs silences. Tout. Il avait déjà capturé tous ces instants des centaines de fois. Rien ne changeait. C'est ce qui était beau pour la vie mais désolant pour l'art.

 Tout à coup, l'une de ses amies qui regardait les photos sur l'appareil, eut une exclamation. Sans pouvoir expliquer pourquoi, elle dit au jeune homme : « Cette photo est sublime. » C'était vrai. Elle n'avait pourtant rien d'extraordinaire à première vue : une rangée de châtaigniers, des feuilles au sol et un enfant qui marchait dedans. Pourtant, il ressentit ce vertige, cet élan qu'il avait eu des années auparavant devant le cliché de la jeune femme à la robe rouge. Il s'empressa de rentrer chez lui afin d'analyser l'image. Qu'avait-elle de si hypnotisant ? Les lignes de fuite menaient l'oeil du spectateur vers un point particulier : une femme,  qu'il reconnut immédiatement, seule au milieu des passants, l'air ailleurs. Elle était vêtue d'un manteau rouge.



Image : Robert Doisneau http://www.robert-doisneau.com/fr/

 

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