La noyade

narjiss-au-pays-du-fromage

Petit conte sur la désillusion
J’habitais un port du Sud ensoleillé et violent où je rêvais d’aller de l’autre côté de la mer. La rive Nord n’était pas loin. C’était faisable. J’étais championne de natation ! Un jour, un voilier, battant pavillon français, accosta et un jeune homme aristocratique en descendit, m’aborda et m’emporta dans un tourbillon de rêves...Le lendemain, à la tombée de la nuit, il reprit la mer et sur le port, au moment de monter à bord, me fit signe de le rejoindre... Le bateau avait jeté l’encre et avançait tranquillement sur l’eau. Il était à portée de main. Je regardai derrière moi. Mes proches m’observaient incrédules. Oserai-je ? Ils désapprouvaient. Ils désespéraient. C’était trop dangereux, trop loin, trop différent. Mais, moi, je voulais partir, prendre le large, fuir. Je ne pouvais plus rester dans ce port où la violence se déchainait, où j’avais perdu ma réputation, où les hommes m’humiliaient et les femmes me méprisaient. J’étais jeune, j’étais athlétique, j’étais entraînée. J’étais sûre de moi, de ma force, de mon énergie, de ma technique. Je nageais comme un poisson et puis il n’y avait qu’une petite distance à traverser, quelques kilomètres. Alors, j’ai crié « j’arrive mais à la nage. On se retrouve sur l’autre rive » et je me suis jetée à l’eau. Le voilier était déjà à bonne distance. Mais, je n’étais pas inquiète. Tout est une question d’endurance. Je me suis mise à nager, difficilement au début parce que je ne m’étais pas échauffée et parce que l’eau était assez fraîche, puis, j’ai trouvé le rythme. J’avançais doucement vers la poupe illuminée du bateau sous les yeux amourachés du jeune aristocrate et les mines admiratives des autres occupants. C’était déjà la fête à bord. J’entendais la musique, les rires, les bouteilles de champagne se débouchaient, les verres s’entrechoquaient. Je veux en être ! Côtoyer des gens qui ressemblent aux personnages qui ont peuplé les livres que je dévorais adolescente, trouver le grand Amour, sauver le monde, vivre avec désinvolture. Le rêve ! Au bout d’un certain temps, deux proéminences m’ont poussé sur les épaules. Ça m’arrivait quand je nageais longtemps. Mais, curieusement, elles me pesaient alors qu’elles étaient un signe de puissance. C’était comme si je portais un poids qui me ralentissait. Mais, elles faisaient partie de moi désormais et je ne pouvais pas m’en débarrasser. Ça doit être la fatigue ! La mer est hostile aujourd’hui, elle me résiste, ne me porte pas. Mais, mon crawl est régulier et majestueux. Je suis sûre d’emporter la course contre le voilier ; aussi fou que ça puisse paraître. C’est le calme plat et le bateau avance à peine. Le jeune homme m’attend. Certains de ses amis le taquinent. D’autres le congratulent d’avoir déniché une sirène qui n’avait pas froid aux yeux. Brusquement, le vent se leva. La houle me ralentit avec des grosses vagues, difficiles à franchir. Mais, j’étais restée concentrée. Je mettais un bras devant l’autre. Je gardais le cap et la tête hors de l’eau. Je respirais régulièrement sans m’affoler. J’en avais vu d’autres. Je n’avais pas peur. Je m’approchai de la poupe. J’attrapai l’échelle et je commençai à monter. Une grosse vague me submergea et je lâchai la rampe sous les yeux inquiets du jeune homme. Je m’enfonçai et disparus un moment dans l’eau noire. Je ne voyais rien. Les lumières du voilier avaient disparu. Je n’entendais rien. Je devais être dans le creux de la lame. Je suis aspirée vers le fond. Je luttai de toutes mes forces pour sortir la tête de l’eau. Mon cœur battait à se rompre dans ma poitrine. Je suffoquais. J’étais épuisée. Je fis la planche pour souffler un peu. Difficile de flotter, j’étais ballottée par les vagues. J’avais surestimé mes forces. Je n’avais jamais parcouru autant de kilomètres ni nagé dans une mer aussi démontée. Je me retournai vers le Sud. Trop loin. Trop tard. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est ce qui m’a pris ? Comment j’ai pu imaginer gagner ? Comment j’ai pu imaginer être plus forte que l’eau froide, que la fatigue, qu’un voilier ? Je suis une championne de natation...du Sud. Je ne connais pas les eaux du Nord. J’ai appris sur le tas en me jetant un jour dans l’eau sans savoir nager. Je n’ai aucune technique ou alors une technique bricolée qui ne tient pas la distance... Quand je levai la tête, le voilier était à quelques mètres. Le jeune homme essaya de descendre dans le tumulte de la mer. Mais, il se ravisa. Il ne nageait pas très bien et se fatiguait vite. Et puis, c'était un frêle garçon et n’endurait pas le froid. Ça ne servirait à rien. Il m’appela et me tendit une perche. Les autres regardaient, moitié indifférents moitié ennuyés. Je la saisis, mais elle me glissa entre les doigts. Il recommença. Mais, je n’y arrivais pas, trop épuisée pour m’accrocher. Il me cria quelque chose. Mais, je n’entendais rien. Me conseilla-t-il de recommencer à nager ? D’attendre les secours ? De rentrer au port ? Il me jeta une bouée, trop loin. Je l’ai regardé. Je l’apercevais par intermittence. Elle n’était pas si loin. Mais, les vagues se succédaient et j’avais peur de m’éloigner du bateau. Je ne pris pas le risque d’aller la chercher. Je me disais que le voilier s’arrêtera pour me repêcher. D’ailleurs, le jeune homme parlait au capitaine. Pourtant, le voilier ne s’arrêta pas. Le capitaine a refusé. Il était attendu de l’autre côté et puis il avait des ordres : ne prendre personne venant du Sud. Il lança au jeune homme « légalement, vous n’avez rien à vous reprocher, mon cher ! C’est le seul cas de figure où vous n’êtes pas poursuivi pour non-assistance à personne en danger puisque vous pouvez perdre la vie vous-même ». Photo de couverture: Flora Borsi
Signaler ce texte