la nuit
Henri Gruvman
LA NUIT
d’Henri Gruvman
Il avait toujours aimé la nuit. Depuis toujours. La nuit le rassurait.
Il la trouvait belle. Palpitante au printemps, douce en été, rêveuse en automne, froide et âpre, en hiver. Il aimait cette âpreté-là. Il attendait la venue de la nuit avec l’impatience d’un amoureux. Et jusqu’à présent ses rendez-vous d’amour, évidemment avait toujours eu lieu. C’était une amoureuse qui jamais ne le décevait. À l’heure dite, elle apparaissait parfois timide, parfois brutale, parfois sournoise avec une lenteur comme calculée, pour l’émoustiller peut-être, lui dire que pour une fois peut-être,tiens, si elle ne tombait pas dans ses bras grands ouverts ! Évidemment elle finissait par arriver. Immanquablement, elle se couchait sur lui, le caressait d’abord de sa lumière déclinante, pour s’étendre impériale sur lui, s’emparer autant de son corps que de son esprit, l’emmener royale, le balader facétieuse, le plonger souveraine dans des paysages incertains, des aventures de lumières et d’ombres, qu’il ne connaissait pas durant le triste jour.
La nuit non seulement était belle, mais elle le consolait, lui susurrait à l’oreille des mots magiques, auréolés de mystère. Son lit solitaire était souvent visité par les plus belles créatures. Il survolait sans effort des contrées merveilleuses, nageait dans des eaux inexplorées, et même battait les plus grands champions. La nuit, il était grand et fort, et beau aussi. Il était redoutable. Toutes ses aventures finissaient de la même manière. Il se réveillait. Tout s’évanouissait. Et le jour le reprenait avec son cortège d’ennuis et de répétitions. Il détestait le jour.
Aussi avait-il pris l’habitude de donner des surnoms aux gens qu’il n’aimait pas. Il y avait “Lundi matin” , un homme sec et barbu au regard fuyant qu’il voyait passer à heure fixe et qui maltraitait son chien. “Mardi après-midi”, c’était la grosse bouchère dont il rêvait parfois brandissant un coutelas. Et bien d’autres....
Les Jours de la semaine lui servaient ainsi à qualifier les gens dont il n’aimait pas le regard, ou la démarche ou les gestes, ou les mots, ou la voix... Les autres, ceux qu’il aimait, il leur réservait des mots doux comme “7 heures du soir” , “minuit” , “après minuit “, “lundi soir “...
« Dimanche soi » était une très belle femme brune qui, un jour, lui avait souri avec gentillesse. Elle s’appelait auparavant «Dimanche matin». Il la trouvait prétentieuse. Depuis qu’elle lui avait décoché un grand sourire, accompagné d’une pièce de deux euros, il l’avait débaptisée et nommée « Dimanche soir».
Ainsi chaque jour défilaient devant lui, les jours et les nuits de la semaine, défilaient, devant lui les heures, les après-midi, les matins et les soirs.
Jamais au grand jamais, il n’avait appelé quelqu’un “la nuit”. Non, la nuit ne pouvait prendre figure humaine. Quelle femme aurait-il pu nommer ainsi ? Il n’y en avait pas sur la terre. Dans le vaste monde, il n’y avait pas de créature pouvant porter ce beau nom de “nuit “.
Et pourtant un beau jour !
Il ne la vit pas venir. Il sentit un parfum l’attraper par le nez, et le renverser littéralement en arrière. Oui, tout simplement “la nuit “ était devant lui. Elle ne daigna pas lui jeter un regard. Sa démarche était ondoyante. Elle ne marchait pas. Elle glissait. Ses cheveux flottaient, dansaient autour d’elle. Elle disparut au coin de la rue. Elle était entrée dans le café tabac. Elle ressortit et repassa devant lui. “La nuit “ repassait devant lui. Et là, elle lui sourit. La nuit lui avait souri. Il répondit à son sourire.
- Ça va l’ami ?
- Oui , “la nuit “, “ ça va.
-La nuit ?
-Vous êtes la nuit
- Comment ça ?
-Belle comme la nuit, douce comme la nuit enveloppante comme elle, caressante dans vos yeux comme elle, chaude dans vos gestes comme elle, amicale comme elle, compatissante comme elle, dansantes comme elle. Vous êtes la nuit.
- Et vous un poète, un gentil poète. Au revoir poète. À demain.
-Au revoir la nuit. À demain, la nuit.
Toute la nuit, il rêva d’elle. Mais le lendemain, alors qu’elle était attendue, “la nuit” n’arriva pas. Jamais il ne la revit. Et depuis, depuis, il ne donne aux gens et aux choses qu’il croise que des noms de jours.