Jestiel et Ismaël

Sarah Granereau

Lettres.

Cher Ismaël,

Ça est, j’y suis arrivé ! Imagines-tu la joie qu’est la mienne?
Oui, oui, c’est sûr, j’y suis arrivé! Tant d’efforts enfin récompensés…La justice en ce bas monde existe, en voici la preuve.

Ne t’inquiète plus pour moi, je suis sur la bonne voie pour m’en sortir et tu me verras, un matin qui n’aura l’air de rien, déambuler dans notre rue des Tourrettes. J’aurai le nez en l’air, je humerai, aspirerai, respirai à larges goulées tout l’univers de notre rue et je serai heureux, tu verras!

Tu m’ouvriras notre porte et tes bras de grand frère s’ouvriront à nouveau pour moi, ils se refermeront sur moi, j’aurai la paume de ta main entre mes omoplates et j’aurai ta chaleur, ta chaleur, mon frère, mon cher frère, comme avant…

Comme quand, petit, tu me rassurais et me consolais de mes peurs.

Comme quand, désemparé, tu retenais ma rage et mes colères. Tu les tenais serrées contre toi pour qu’elles ne s’échappent pas et n’aillent pas percuter les murs de la maison. Tu les retenais afin que je n’aille pas avec elles, colère, rage, peur, tout casser et rendre à notre père ces mots et ces gestes, maudits mots, maudits gestes, qui faisaient mal, qui perçaient, qui vrillaient. Mots et gestes du père qui frappaient fort, trop fort, il était le plus fort.
Et tes bras à toi me tenaient, me retenaient. Ma rage tourbillonnait, balançait en moi, se heurtait à tes limites. Mes pieds et mes poings ne te reconnaissaient plus et c’est toi qui recevais les coups à l’autre destinés. Mes coups cherchaient la sortie, voulaient se libérer de toi et pouvoir aller s’éparpiller partout chez l‘autre, le père, pouvoir cogner tous et tout.

Mais il n’y avait que toi qui les recevais et ça, cette injustice, était inacceptable et décuplait ma rage. Tu étais là, là et nulle part ailleurs. Petit à petit ta peau existait sur la mienne, petit à petit tu étais là et je devais me calmer pour ne plus te faire mal car toi tu étais le seul que je voulais épargner.

Petit à petit, mes bras m’étaient rendus et reprenaient leur place à mon tronc. Mes épaules existaient de nouveau. Mes jambes me portaient J’avais alors un corps. Je n’étais plus que rage. Ta chaleur existait de nouveau, ton corps et mon corps pouvaient se séparer et exister. J’allais mieux.

Toi, non. Tu n’allais pas mieux. Tu étais épuisé, bras ballants, meurtri. Tu te séparais de moi, tu t’affaissais. Tu répétais : «  C’est pas possible. Faut que ça s’arrête. C’est fou. C’est foutu. De toute façon. Pas possible. J’y arriverai pas. »

Tu étais anéanti. Je reprenais souffle et vie. J’avais envie d’odeurs, de vents, de bois. Je voulais te consoler, te remonter.

Tu rejetais mes bras. Tu baissais la tête qui dodelinait en des Non inconsolables. Tes bras n’avaient plus de chaleur et de force, ils étaient décharnés, les mains semblaient pouvoir toucher le sol. Tes jambes, interminables, ne se suffisaient plus à se porter, à te supporter. Affaissé, enfermé dans ta réalité, tu t’éloignais de moi, démuni, démembré.

Et moi, moi qui reprenais souffle et vie je sentais venir la vrille au ventre, la petite douleur qui me disait que j’étais seul et bien seul. Je te voyais partir et j’étais déchiré. Je m’en voulais de t’avoir fait du mal. J’oubliais ma colère. J’oubliais notre peur de notre père. J’étais seul. Seul coupable. Coupable de ta désespérance. J’étais seul et je m’en voulais. J’étais prêt à faire des efforts, à tout accepter calmement comme toi pour ne plus jamais t’obliger à me tenir, à me retenir, ne plus t’obliger à recevoir mes coups, ma rage. J’étais prêt à tout pour te garder et ne plus te faire de mal.

J’étais fou, oui, c’est ça, j’étais fou, le père avait raison, c’est parce que j’étais fou que mon père me frappait et c’est parce que j’étais fou que je te faisais du mal, toi qui voulais m’aider. J’étais fou, fou et ingrat. J’étais seul, seul et ingrat. Je ne te méritais pas. Je méritais mon père.

« Vas-y papa, cogne que je comprenne enfin quelle tache je suis sur cette terre, quel nuisible je fais, vas-y mon père, tu peux te libérer sur moi, je n’irai plus chercher chez Ismaël une quelconque protection, vas-y mon père, prends ton soûl de coups sur moi, prends ton compte et compte bien, ne te trompe pas, donne-moi tout et oublie mon frère que je ne mérite pas, vas-y, fous m’en un bon coup que je comprenne enfin quel déchet je suis et que je crève seul de ma solitude la plus violente et la plus méritée! »

Méchant, méchant garçon tout juste bon à faire des crises qui font mal et qui te laissaient épuisé.

J’oubliais les raisons de ma colère, seule comptait ma peur de te voir partir. Je courrais m’excuser.

Tout s’évaporait. Rien de solide sous la main. Autour, rien. Chute. Abîme. Vide. Sol dérobé. Toi, absent. Moi, mauvais. Colère, mauvaise. Enfant, mauvais. Ingrat, minable. Vide, vide, vide. Aspiré, broyé, évaporé.

Et tu réapparaissais dans mes yeux. Là, tout d’un coup, tu étais là de nouveau. Tu existais et je pouvais vivre, un peu…Je te devinais, je te voyais dans ta force et de nouveau je pouvais te savoir là, là avec moi. A genoux. Au sol. Genoux pliés. Dans la douleur, ensemble. Tes mains posées sur tes cuisses. Nous nous faisions face et nous pouvions relever nos têtes et nous voir, nous regarder et savoir, savoir enfin, savoir de nouveau que nous étions ensemble.

Tu gémissais, tu murmurais. «  C’est pas de ta faute. T’y es pour rien. Arrête. Arrête de pleurer s’il te plaît! Tout est de ma faute. T’y es pour rien. T’es si petit… Je te protège pas assez. Faut partir. Faut que je t’éloigne de cette maisons de fous. Faut essayer de ne pas être fou comme lui. Je te promets d’essayer. Je te promets qu’on va y arriver. Je suis désolé. Je m’excuse. J’y arriverai, je t’emmènerai. »

Et je pleurais, et je savais que ce n’étais pas de ta faute. Je te croyais quand tu me disais que je ne devais pas me sentir seul et que je ne devais pas m’accuser de tout. Je te croyais. Je ne t’avais pas fait de mal. Je te croyais, un peu…

Et tout d’un coup, je savais que ce n’était pas de ta faute à toi, qu’il ne fallait pas que tu t’excuses et que partout je te suivrai. Je n’étais plus seul. Je pouvais être fort pour toi aussi.

« C’est de la faute de l’autre. Il est fou. Je le déteste. Partons! »

Des épisodes comme celui-ci j’en ai plein mon casier-mémoire.

Toi. Toujours toi dans le chaos, seul solide, triste, si triste, seul existant dans les désirs de fuite.

Il n’y a eu que toi jusqu’à ce qu’un jour je ressente la paume chaude de ta main sur ma rage alors que tu n’étais pas là.

Tu n’étais plus là à l’extérieur de moi, il avait bien fallu que tu réussisses à partir en me promettant de revenir me chercher. Mais je n’avais plus peur parce que pour toujours tu étais mon frère et que tes bras me consoleraient de la peur et de la rage partout et toujours. Et moi aussi je suis parti. Tu es venu me chercher et j’ai réussi à te suivre.

Je suis debout. Je me rassure seul. C’est pas facile mais c’est moins dur que de ne pas être aimé.

Je sais que je te dois ma colonne vertébrale, que je te dois d’être toujours dans mon corps et dans ma force. Tu as été mon socle, j’ai trouvé les fondations.

Pour toujours.

C’est pourquoi je t’écris.

Et c’est pourquoi tu verras, un matin qui n’aura l’air de rien, tu me verras et je serai là, dans la rue des Tourrettes pour toi. Cette rue où je t’ai rejoint quand je suis parti à mon tour de chez notre père. Je serai là à nouveau et il y aura tes bras. Je t’offrirai les miens. Tu verras comme ils ont forci et pris de l’ampleur. Ils ne sont plus disloqués, éparpillés par les coups à recevoir, à rendre, à donner…

Et je te dirai merci si tu le veux bien? Et enfin tu sauras que ce n’était pas de ta faute, mais à cause de la folie de l’autre dont tu as su me protéger puisque je suis là, libre, debout.

Je vais venir te montrer ma réussite. Tu pourras être fier! Tu regarderas comme je suis. Notre père ne saura jamais rien de notre gloire.

Je te dédie jusqu’à mes enfants.

Jestiel.

Jestiel,

Mon cœur chante. Chante, chante ! Bondit, joyeux : enfin de tes nouvelles!

Voir tes mots qui m’attendaient dans la boîte aux lettres a été tout de suite comme une récompense, un cadeau avant même de te lire.

Et tes mots lus sont venus s’inscrire dans ma boîte à bonheurs, celle que j’entretiens et ouvre souvent parce que je sais la douleur.

Tes mots sont ma joie. Te lire dans ta réussite…! Avoir survécu et même plus : avoir su vivre!

Tu as réussi. J’ai réussi. Nous l’avons fait : nous avons gagné la vie avec nos peurs et nos coups.
Tu me remercies. Mais c’est moi qui devrais te remercier. Si je n’avais pas eu à me soucier de toi, je n’aurai vécu que ma douleur et ça n’aurait rien donné de bon, tu peux me croire!

Tu as su partager la confiance que tu avais mise en moi et tu m’as autorisé à en garder pour moi. Tu m’as aidé toi aussi à construire ma colonne vertébrale.

Grâce à cette confiance j’ai pu partir et te donner la clef de « notre » rue des Tourrettes.

N’oublie pas de te remercier toi-même car sans ta rage et ton courage je n’aurai pas suffi, seul, à t’aider. Tu t’es autorisé la vie et c’est à toi seul que tu le dois. Je suis fier d’avoir pu être là pour une personne de ta grande qualité.

Merci à toi.
Je t’attends,

Ton frère pour toujours,

Ismaël.

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