La nuit des rêveurs
laracinedesmots
Quand la ville dort, elle n'est jamais tranquille. La ville est fatiguée de ne dormir que d'un oeil, maintenue réveillée par la certitude qu'elle est observée. Ses habitants sont traqués, simples proies sans défense d'une mort aveugle.
A chaque aube, certains s'éveillaient en sursaut, hagard, terrassés par un sentiment de chance inouïe d'être encore en vie. Une seule personne ne voyait pas le soleil se levé, ce solitaire n'avait pas cette chance.
J'étais de ceux qui ouvraient les yeux avec ce sentiment dérangeant et déprimant de ne pas mériter cette veine. Il y avait dix nuits de cela, c'était mon amie Eline qui avait succombé sous les assauts mystérieux de la Nuit. Eline était une jeune femme vive, aimante, avec des grands yeux verts espiègles. Mis à part des chamailleries de collégienne, sa vie était un doux fleuve tranquille, marqué par l'amour et la réussite. Eline était somme toute une victime ennuyeuse, sans aspérités, comme toutes les autres morts qui disséminaient nos obscurités. Journaliste auprès d'un magazine plutôt connu, j'avais pu approcher les corps. J'étais accompagnée de Jack, un ami tout jeune policier qui travaillait sur cette affaire. L'enquête pédalait face à ces macabés sans séquelles et sans passé sombre. Les familles décrivaient les victimes comme des gens simples, de grands rêveurs guidés par des utopies irréalistes : paix, langue mondiale, gouvernance respectueuse, consommation juste, environnement préservé. Au départ, j'avais cru cyniquement que ce n'était que des discours de proches, si bouleversés par la disparition d'un être qu'ils n'avaient peut-être pas assez aimé, enjolivait la réalité. Mais ce n'était pas le cas. Ces gens étaient réellement impliqués, profondément bons, suivant scrupuleusement ces idéaux qui nourrissaient leur vie. Comme Eline. Des gens sans ennemi, de piètres victimes pour un tueur en série.
Obnubilée par ce mystère, oscillant entre mes réflexions distancées de journalistes et mes sentiments, je m'étais rapprochée de plus en plus de Jack. Il fallait que je sache, que je découvre, en mémoire de ma belle Eline qui ne rirait plus.
Néanmoins, notre volonté s'écrasait contre le manque de pistes, jour après jour le mystère s'épaississait. Et nous y étions embourbé à en étouffer de désespoir. Nous traînions souvent autour de ce café, l'Arc-en-ciel, réputé comme étant le repaire des néo-hippies, des poètes et des révolutionnaires. Nous voulions arriver à deviner qui serait la prochaine victime, à défaut de pouvoir identifier le coupable. Fouiller la foule en quête d'un mort vivant me donnait envie de vomir et pourtant je m'y attelais. Toutefois, chaque matin cueillait le corps sans souffle d'un inconnu. Ces gens du café n'étaient-ils pas assez honnêtes pour notre tueur ? Ou n'étaient-ils pas encore assez intéressant pour lui ? Un malaise planait au sein de ce lieu censé concentrer tout les plus grands idéalistes de la ville était ébranlée. Sa réputation était ébranlée, sacrément fragilisée. L'absence de mort leur faisait une bien mauvaise publicité.
Je n'en pouvais plus de ces planques que je jugeais inutiles mais Jack avait lourdement insisté. Je faisais une piètre journaliste face à son acharnement. Le temps lui donna finalement raison lorsque nous vîmes, un après-midi, un jeune homme le nez en l'air, serrant contre lui un manuscrit épais. Il était aisé de le deviner pleins de rêves, biberonné aux histoires loufoques. Nous l'avions filé jusqu'à chez lui et nous étions présentement en train d'attendre quelque chose dont nous ignorions la nature. Un signe ? Un fou au couteau plein de sang surgissant d'une plaque d'égout ? Les minutes s'écoulaient si lentement que ma patience s'érodait à une vitesse folle. Le mystère de l'assassin nocturne était là, à portée de doigt. La nuit était tombée depuis longtemps. Il faisait si sombre que je commençais à me dire que nous nous étions trompés.
- Punaise Jeanne, tu me fatigues ! Calmes tes nerfs !
- Je ne peux pas Jack, lui soufflais-je, je trépigne, je suis excitée et terrifiée à la fois. Merde, la personne qu'on attend a tué Eline !
- Je croyais que les journalistes restaient neutres, ironisa-t-il.
Je pris sa remarque de plein fouet. Cette affaire fragilisait mes compétences professionnelles. J'étais irritable, impatiente, susceptible et complètement partiale.
L'arrivée subite d'une silhouette en haut de la rue mit fin à mes divagations. Avec mon ami, nous nous tassions sur notre siège, sans bruit, le regardant approcher. Cela avait l'air d'être un homme, de taille moyenne (pas plus haut qu'un mètre soixante-dix), habillé de manière tout à fait classique. Était-ce notre homme ou un simple inconnu ? Notre imagination, nos espoirs avaient-ils pris les commandes ?
La silhouette s'arrêta devant l'immeuble de notre victime suspecté et ce fut lorsqu'elle regarda à droite et à gauche, comme si elle craignait de se faire remarquer, que Jack donna le signal. Nous surgîmes avec rapidité de la voiture, nous précipitant vers l'homme. Ma haine, mon impatience et l'adrénaline me donnèrent des ailes et me permit de réussir à maîtriser la tentative de fuite de l'inconnu. Jack vint rapidement me prêter main forte ; il lui passa les menottes et l'attacha à une rambarde pour l'entraver. J'étais essoufflée comme après avoir couru un marathon et des larmes perlaient au coin de mes yeux.
- Pourquoi ? Chuchotais-je.
- Jeanne, lança sèchement mon ami en guise d'avertissement.
- Pourquoi, répétais-je, nullement dérangée par son intervention. Je ne quittais pas les yeux bleus du suspect. Je souhaitais y trouver quelque chose, une étincelle particulière d'humanité. Son regard ne flanchait pas.
- Vous savez pourquoi, me répondit-il avec une voix bien plus grave que je ne l'imaginais, mais comme tout le monde vous ne voulez pas l'admettre. Ces ... ces gens ... ils sont fous. Ils ont des rêves bien trop fous !
Il avait craché cette phrase avec dégoût et écœurement.
- Ces individus ne sont pas fous. Ils changeront le monde.
- Menteuse ! Menteuse , hurla-t-il. Heureusement que je suis là ! Heureusement que je les tue avant que des naïfs ne croient en leur stupides paroles. Grâce à moi, personne ne souffre ! Personne n'est brisé par des rêves foireux qui ne verront jamais le jour ! Personne ne souffrira d'y croire !
Sa force de conviction m'ébranla et je sentis des larmes couler en cascade délicate. J'entendis à peine les renforts de police arriver. Je les avis à peine emporte cet homme dans leur fourgon. Jack m'avait prit la main et je me laissais guider.
Autour de moi, la ville dormait toujours.
Personne ne souffrira d'y croire. Je n'ai pas senti la chute arriver, et j'ai été agréablement surprise :)
· Il y a presque 12 ans ·zoeylou