La nuit où je suis sortie m’amuser pour Halloween
Giorgio Buitoni
C'était le lendemain du jour où les flics ont découvert le crâne humain. Dans le terrain vague, derrière chez moi. Déterré par un chien, disait le journal.
Cette nuit-là, j'étais sortie m'amuser pour Halloween. J'avais fermé la porte de la maison. À clé. J'en suis sûre. Chez des amis, j'avais passé la nuit à boire déguisée en Alex dans Orange mécanique. Toute l'après-midi j'avais bricolé mes faux-cils pour la soirée, puis dégoté dans le grenier une paire de collants blancs, un chapeau melon et une paire de rangers trop serrées qui m'amputaient les pieds à chaque pas. J'avais rejoins en voiture la maison de Philippe, notre hôte pour la soirée. Il s'était fait une tête de citrouille furieuse. Deux yeux et une bouche dentelée découpés dans un abat-jour sphérique à armatures métalliques, en papier crépon orange. C'était malin pour ne pas transpirer, un peu moins pour fumer. Et il fume comme un pompier, pour un hypocondriaque, Philippe.
C'est lui qui avait commencé.
Ces histoires de fantômes et de crimes sanglants, c'est le genre qu'on se raconte après quelques verres de Jack Daniels pour Halloween. Au moment où la lumière est baissée et que chacun a de nouveau l'âge de dire « si-co-plaît », à la place de « s'il te plaît ».
— Écoutez celle-la ! avait lancé Philippe. En plein jour, mon plombier a tué sa femme infidèle avec une arme de chasse. Et lorsque la police l'a interpellé, il réparait tranquillement la chaudière de madame Machin et ne se souvenait pas du coup de feu qui avait projeté la moitié du visage de sa femme sur le mur.
— Qui veut un Bloody Mary ? avait lancé Sophie, la comtesse Dracula, en exhibant ses canines en plastique.
La soirée s'était poursuivie tard dans la nuit, puis j'étais rentrée. À mon retour chez moi – je le jure – la porte d'entrée était déverrouillée...
Je suis du genre à vérifier vingt fois si j'ai mon passeport à l'aéroport, et je ne cache jamais tout mon argent dans le même sac quand je pars en voyage.
Mais j'avais pu oublier.
Oublier est-il un symptôme ?
Une autre possibilité : hier soir, un peu saoule à mon retour de la soirée, j'avais tourné la clé dans le mauvais sens, puis dans l'autre. Et en constatant que ça n'ouvrait pas, je m'étais foutue la trouille en me disant :
« Gne suiiis sûûre d'avwoir verwouillé fette porte. »
Le problème, c'était la fenêtre.
Je l'avais aussi fermée avant de me coucher, hier soir, après le retour du chat. Et ce matin à mon réveil, un groupe folklorique irlandais joue du marteau à l'intérieur de ma tête en chantant Molly Malone, et je la trouve grande ouverte.
Quelqu'un l'avait ouverte.
Personne n'a de double des clés de chez moi. Même pas ma mère. Et la seule fois où j'ai confié mes clés de maison à quelqu'un, c'était l'été dernier, à Yves, mon voisin le plus proche. Yves habite à deux cents mètres et je lui avais demandé de nourrir le chat et d'arroser les plantes pendant mon séjour à Mykonos. Je sais que dans les vieux films d'espionnage, les espions créent un double de clé à partir d'une empreinte pressée dans une savonnette. Mais je ne veux pas que mon esprit m'emmène jusque-là. J'ai dormi avec une veilleuse jusqu'à mes sept ans à cause des monstres sous mon lit : la paranoïa s'arrêtera là. J'ai eu mon compte avec la schizophrénie de papa.
La paranoïa est un symptôme.
Au réveil, j'entreprends un tour de la maison en robe de chambre pour vérifier la fermeture des autres issues. Rien d'anormal. Dans le jardin non plus. Si ce n'est ce fichu gazon qui profite du printemps pour pousser plus vite que prévu. Le chat est ravi : ça attire les mulots.
Je m'attable dans la cuisine pour le petit déjeuner. Je touille avec le doigt l'aspirine dans mon verre de jus d'orange et je parcours le journal. C'est en première page : on connaît l'âge du crâne déterré par le chien dans le terrain vague, derrière chez moi. Selon l'article, il appartient à une femme d'une trentaine d'années.
L'âge de Rachel au moment de son accident de voiture.
Bien sûr que ça n'a rien à voir, Rachel est morte dans un accident de voiture, ça, j'en suis sûre.
Après le petit déjeuner, j'entame des recherches sur internet. À « maison hantée » je ne trouve rien qui corresponde à mon adresse – 4 rue des lauriers. À « schizophrénie symptômes », je ne cherche pas ; je les connais et je sais déjà que c'est héréditaire.
Je téléphone quand même à Maman.
Pour Papa, ça avait commencé par des voix, me dit -elle au bout du fil. Des voix dans sa tête. Pas des portes et des fenêtres qui se déverrouillent en votre absence. Des voix.
— Mais pourquoi veux tu savoir ça maintenant, ma chérie ?
Pour rien.
Tu étais saoule, me dit Yves, le soir-même à l'apéritif.
— Tu as pu oublier de fermer ta porte et cette fenêtre, Julie. Franchement, qui se souvient de s'être brossé les dents le matin ?
— Si tu respectais les trois minutes de brossage réglementaires, tu t'en souviendrais, crois-moi, Yves.
— Ce sont les nerfs, Julie...
Selon lui, il y a eu trop de morts dans ma vie ces dernières années. D'abord, mon père schizophrène, suicidé – un rasoir en travers de la gorge. Puis Rachel à un carrefour, à bord d'une Clio blanche. À vrai dire, au travail, ça ne va pas si bien que ça non plus. Des raisons rationnelles de dérailler, on en trouve toujours. Pour les portes et les fenêtres qui s'ouvrent toutes seules, c'est plus difficile.
Yves est chirurgien du cerveau à l'hôpital de la Roche-sur-Yon. Il a perdu sa femme, Charlène, dans un accident de voiture. Sa manière de me draguer ressemble à ça :
« Dis donc, tes paupières tremblent toujours comme ça ? Je peux te prescrire une cure de magnésium, si tu veux. »
Nous aimons tous les deux le whisky et la pizza. Et Yves s'y connaît en plomberie, ce qui est pratique pour une femme seule avec une chasse d'eau qui fuit. Si je n'ai rien de prévu le weekend, en plus de la pizza et du whisky, nous regardons un film d'horreur. Je plonge le salon dans l'obscurité et Yves sursaute à chaque membre qui roule sur le sol à la télévision. Les tueurs aux hachoirs, dit-il, lui rappellent ses années d'internat à l'hôpital et ses amis étudiants chirurgiens :
— Ces types n'étaient pas humains comme toi et moi, Julie. Ils te coupaient la jambe pour t'en greffer une autre à cause d'un simple cor au pied.
Yves et moi aimons les films d'horreur avec des extra-terrestres qui prennent l'apparence humaine. Ou les bons vieux slashers des familles comme Massacre à la tronçonneuse et Evil Dead. Les films de maisons hantées, ce n'est pas notre truc.
N'empêche, toute la soirée, je sursaute aux moindres grincements des boiseries à l'étage et je rumine : j'avais fermé cette porte et cette fenêtre, hier soir, j'en suis sûre. Quelqu'un ou quelque chose les ont rouvertes.
Ruminer est un symptôme.
Le lendemain, Sophie me confie au téléphone que, depuis notre soirée costumée de Halloween, elle dort mal. Elle a un problème avec la pleine lune. Rien à voir avec les loups-garous. Depuis que son mari, Christophe, la cocufie, Sophie soutient que l'astrologie est une science capable de prévoir vos insomnies.
— Et toi, tu dors bien avec ces ossements humains découverts derrière chez toi ?
J'hésite à lui confier mon histoire de porte et de fenêtre ouverte. À la place, je corrige :
— UN ossement humain. Le chien n'a déterré QUE le crâne, Sophie.
— Et quoi ? Tu trouves ça plus rassurant un squelette sans tête qui se ballade dans ton quartier ?
Elle n'a pas tort.
Avant de sortir, je verrouille toutes les fenêtres de la maison, en partant du nord vers le sud, pour n'en oublier aucune. Sur le palier, je tourne trois fois la clé dans la serrure, dans un sens, puis dans l'autre, en répétant : « Ouvert, fermé, ouvert, fermé, ouvert, fermé... »
Quand j'arrive sur le terrain vague où ils ont découvert le crâne de la jeune femme, je ne suis pas seule. À distance du périmètre de sécurité dressé par la police autour du trou creusé par le chien, des gitans ont établi leur campement. Je fais quelques pas sur la pelouse et prends peur à la vue d'une hache accolée à une de leurs caravanes. Yves aurait adoré me voir décamper en courant, ma jupe rose retroussée à mi-cuisse.
La peur est un symptôme.
Le samedi après-midi suivant, je propose à Yves de retourner jeter un œil autour du trou, avant notre traditionnel film d'épouvante. Des gamins gitans nous observent de loin et baragouinent dans notre dos. Je pense à la hache et je serre le bras de Yves en louchant dans la fosse creusée par la police. Il m'observe du coin de l'œil déblayer avec le pied un peu de terre en bordure du périmètre de sécurité. Maman regardait mon père de la même manière avant son suicide. Quand les voix dans sa tête lui parlaient encore.
— Tu t'attendais à voir quoi ? demande Yves.
— Un fémur.
— Tu sais, Julie, après un deuil, beaucoup de femmes perdent seulement la tête.
— Très drôle. Un crâne seul ne suffit pas pour faire un cadavre, Yves. Le chien n'a déterré que le crâne.
Un squelette sans tête est-il capable de crocheter une serrure ?
Je ne pose pas la question à Yves.
C'était dans le journal du lendemain : le cabot qui a déterré le crâne appartient à madame Chodowski. La vieille dame qui habite la ferme voisine. Son labrador rode parfois dans le jardin et s'amuse à changer mon chat en hérisson. J'aurais pu mourir en l'entendant aboyer derrière la porte quand j'ai frappé chez elle.
— Vous êtes bien pâle pour une si jeune femme, me dit madame Chodkowski en faisant grincer les gonds de la porte d'entrée de la ferme.
La pâleur est-elle un symptôme ?
— Mais entrez donc, mademoiselle.
Madame Chodowski ne résiste pas à mes cookies et m'offre le thé dans la cuisine. Après la dépression venant du Nord et l'arrivée précoce du printemps, j'évoque son chien, le crâne, ma serrure déverrouillée, la fenêtre ouverte, et je les nomme les phénomènes de ma maison. J'en ai conscience : je ressemble à tous ces gens à la télé qui prétendent que leur canari est possédé par l'esprit d'un démon babylonien. Ou qui entendent le fantôme d'Elvis Presley chanter Jailhouse rock à quatre heures du matin dans la chambre d'amis.
— Les chiens aiment les os, mademoiselle, me répond madame Chodowski en souriant. Tous les os. Qu'y a-t'il de si étrange à cela ? Quant à vos phénomènes, c'est plutôt rassurant de savoir que nous ne sommes pas seuls, nous les vivants, vous ne trouvez pas ?
Elle ouvre les bras, lève les yeux au plafond, puis offre un morceau de cookie à son labrador renifleur de crâne humain.
— Si ça peut vous rassurer, ajoute-t-elle, il m'arrive de voir passer mon mari devant la baie vitrée au mois de novembre, pourtant il est mort depuis dix ans. Je n'en fais pas un roman.
Je ris.
— Vous reprenez des couleurs, mademoiselle, c'est déjà ça.
Le lendemain, je prends une matinée de congé pour attendre le serrurier. Le changement de la serrure de la porte d'entrée de la maison me coûte le prix d'un aller-retour en première classe pour Mexico. Les chaînettes aux fenêtres, je demande à Yves de les installer le samedi suivant. En ouvrant le frigo après son ouvrage, pour y prélever une bouteille de Leffe, il s'exclame :
— Hé ! Y'a de la bouffe pour un régiment là dedans ! Tu te prépares pour une attaque de zombies ?
— Au supermarché, je n'ai pas peur, Yves.
— Peur ?
La peur est un symptôme.
La semaine suivante, j'ai amassé assez de spaghetti et de sauce tomate en conserves jusqu'à la prochaine année bissextile. J'accepte une séance de shopping avec Sophie et Philippe. Chez Zara, Sophie essaye une robe noire en tulle vaporeuse et me dit en sortant de la cabine d'essayage :
— Ça fait très Vampirella sur la croisette, tu ne trouves pas ?
— Ou Morticia à Ibiza, renchérit Philippe. T'en penses quoi, Julie ?
— Vous savez crocheter une serrure, vous ?
— Une serrure ?
— Pourquoi ? Tu veux faire un casse ?
Pour rien.
Ils savent pour la porte et la fenêtre.
Le seul endroit où je peux parler toute seule sans passer pour une folle, c'est au cimetière. Après le shopping, je passe chez le fleuriste. Pour Rachel, je choisis des jonquilles. Pour papa des perce-neiges, parce que percé ça ressemble à fêlé. Devant la tombe de Rachel, je m'interroge : « Et si ? »
Non, ma fille.
Je t'interdis de penser à des inepties pareilles. Rachel a toujours sa tête. Et son crâne est enseveli dans ce trou-là.
Deux allées plus loin, je converse avec papa – ou plutôt, je chuchote avec papa. Nous discutons de maman et de mes phénomènes. En partant, j'ose même un :
— Tu me manques, vieux cinglé.
Avant de rentrer du cimetière, je décide de faire un crochet par le centre ville. Papa aurait ri en lisant l'enseigne sur la façade de la boutique : herboristerie magique. La sauge, c'est le top, m'apprend l'homme derrière le comptoir – un viking barbu aux cheveux longs avec un pentacle autour du cou.
— C'est comme un Kärcher contre les mauvais esprits. Elle purifiera votre maison.
La myrrhe restaure la sérénité des lieux. Le camphre détruit les entités négatives et les déchets psychiques qui imprègnent les vieilles demeures. Je m'interroge : une maison âgée de cinq ans comme la mienne est-elle considérée comme une vieille demeure ?
— Souhaitez-vous aussi un peu de sel consacré pour l'eau de votre bain, mademoiselle ? C'est très efficace contre les mauvais sorts.
Bien sûr que j'en veux.
À mon retour à la maison avec mes paquets de poudres de perlimpinpin, je n'ose pas glisser la clé dans la nouvelle serrure. Et si elle était ouverte ? Calme toi. Respire. La porte est fermée à double tour comme à mon départ. C'est déjà ça. Je m'enferme dans la salle de bain et je fais couler l'eau dans la baignoire. Le bain m'apaise. Pas à cause du sel magique ; le joint d'herbe laissé par Yves le weekend dernier me fait de l'effet. Après quelques bouffées, je m'entends demander aux murs ruisselants :
— Papa ? Rachel ? C'est vous qui avez ouvert ma porte et la fenêtre, l'autre soir ? Essayez-vous de me dire quelque chose ?
Pas de réponse.
C'est à cause de la sauge qui brûle dans le salon, idiote.
Le lendemain, à mon retour du travail, je manque de m'évanouir et je regrette de ne pas avoir choisi le voyage à Mexico à la place de la nouvelle serrure. Je trouve la porte de la maison fracturée.
— C'est la technique la plus courante sur les portes de ce type, m'explique l'un des gendarmes à son arrivée, celles avec une serrure multipoints encastrée, équipée d'un cylindre européen.
Une simple pince suffit. Tirez fort, tournez violemment de droite à gauche ; le cylindre cède, puis un banal crochet permet d'ouvrir la porte.
— Vous êtes certaine qu'il n'a rien volé chez vous, mademoiselle ?
— Non, rien. Le il dont vous parlez n'a pas l'usage d'un téléviseur haute définition. Et si c'était elle, d'ailleurs ?
L'assurance couvre les frais de remplacement de la serrure en cas de cambriolage avec effraction, m'annonce Yves un peu plus tard, le téléphone collé à l'oreille, mon contrat habitation sous les yeux. Vautrée sur le rocking-chair du salon, le regard rivé sur le jardin, je bascule d'avant en arrière. L'été des Quatre saisons s'échappe du haut-parleur du téléphone et une voix de femme répète en boucle un rap minimaliste :
« Ne quittez pas. Vous allez être mis en relation avec… »
Yves demande :
— On devrait aller faire un tour au camp gitan, non ? Voir si...
— Ces mecs ont une hache, Yves. UNE HACHE.
Le lendemain, le labrador du terrain vague fait la une du journal. Il a été éviscéré par un chauffard sur la route qui borde la ferme de sa maîtresse, madame Chodowski.
« Le labrador découvreur de crâne est mort » titre l'article.
Les fouilles de la police autour du trou du terrain vague n'ont rien donné et le crâne est toujours orphelin de sa partie inférieure. L'enquête est classée.
Les flics n'ont pas creusé assez profond, me souffle Rachel.
Rachel est morte, idiote.
Entendre les morts est un symptôme.
Cette nuit-là, je laisse la porte d'entrée de la maison entrebâillée, les fenêtres et les volets ouverts. Je traîne le rocking-chair devant la baie vitrée donnant sur l'arrière de la maison. Avant de m'asseoir, je frotte ma poitrine de baume au camphre, puis je m'enroule dans un plaid en matière polaire. Dans l'obscurité, je fixe le jardin. La blague de Sophie à Halloween me revient :
« Qui veut un Bloody Mary ? »
Et je ris.
Toute seule.
À m'étouffer.
La carte de visite avec l'adresse et le numéro de téléphone d'un ami psychiatre, c'est Yves qui la laisse sur la table basse du salon le weekend suivant.
— Il n'y a pas de honte à se faire suivre, Julie. Penses-y.
Tout ça à cause du chat. Yves et moi regardions notre habituel film d'horreur quand le chat a bondi pour griffer les carreaux. Je l'ai vu aussi. Je ne dirais pas que c'était humain. Plutôt l'ombre d'un squelette décapité qui passait devant la baie vitrée du jardin. Mon réflexe, hurler :
— Rachel ?
Puis je me suis blottie contre Yves sur le canapé. Dans la confusion, sa main s'est posée sur ma poitrine et j'ai dit :
— Hé ! Je n'ai pas peur à ce point-là !
Le chat miaulait et griffait le bois de la porte fenêtre.
— Relax. C'était peut-être le chien de la voisine, a dit Yves.
— Le chien est mort, Yves ! Tu comprends ? MORT !
Halluciner est un symptôme.
Après ma première consultation, les médicaments prescrits par le psychiatre de la carte de visite ouvrent un nouveau chapitre de ma vie où je n'ai plus peur. Derrière une membrane épaisse, à des kilomètres de toute sensation nerveuse, je respire.
Voilà ce que ressent un objet, me dis-je.
La notice des pilules m'autorise à conduire et à travailler. Enfin, je préfère dire : à déplacer mon corps. Sur la liste des effets indésirables ne figure pas : dorénavant, sourire vous glacera les lèvres. Il est écrit : somnolence. J'ai ce petit couteau dans la cuisine, tranchant comme je n'en aurais jamais vraiment l'usage – sur la chaîne du télé-achat, le type découpe un clou rouillé avec. C'est suffisant pour me maintenir éveillée. Je m'assois sur le rocking-chair derrière la baie vitrée donnant sur le jardin et je pose le couteau sur mes genoux. J'attends sa venue.
Viens et on verra bien si je suis folle.
Ne t'endors pas.
Ne t'end...
Le samedi suivant, Yves passe me voir à l'improviste.
— Qu'est-ce qui sent comme ça ?
— La sauge.
— Tu laisses ta porte ouverte, maintenant ?
Maman affichait le même sourire compatissant quand Papa suivait du regard des mouches que lui seul voyait. Mais c'était différent. Différent. Je ne suis pas folle. J'ai toujours ma tête, moi. J'avais fermé cette porte et cette fenêtre, le soir d'Halloween.
Yves louche sur les fines croûtes de sang laissées par la lame du couteau sur mes avant bras. Il fixe la terre sous mes ongles. Puis la pelle accolée au mur du salon.
— Tu creuses une piscine ?
Je me contente de sourire.
C'est un thème récurrent au cinéma, le voisin qui espionne sa voisine. Qui la drogue. L'observe pendant son sommeil. Entre chez elle. Change les objets de place en son absence. Puis l'offre au diable pour une nuit, comme dans Rosemary's baby.
— Elle enterrée où déjà, ta femme, Yves ? je demande. Je veux dire, dans quel cimetière ?
Le silence qui suit, Papa aussi l'aurait trouvé menaçant.
— Tu vois toujours ton psychiatre, Julie ?
— Tu ne veux pas me répondre ?
— Le même cimetière que Rachel, tu ne t'en souviens plus ?
— Si. Et elles sont mortes en voiture toutes les deux...
— Julie, beaucoup de gens meurent en voitu...
— Tu crois aux coïncidences, maintenant, Yves ? Toi qui te plaignais que ta tendre Charlène soit si superstitieuse avant sa mort ?
Il soupire.
Il sait pour la porte et la fenêtre, me chuchote Rachel.
La ferme.
Entendre les morts est un symptôme.
Avant l'enterrement de Rachel, il n'y eu pas de veillée mortuaire à cercueil ouvert. Le visage de notre Rachel, les embaumeurs n'avaient pas réussi à le rafistoler. Sa tête avait été déformée par l'accident de voiture. C'était le mot employé par sa mère après la mise en bière, l'an dernier. Déformé. Le camion avait foncé au carrefour et l'airbag de la Clio de Rachel ne s'était pas déclenché. Le dernier petit ami de Rachel était présent. Mickey, un bodybuildeur au regard doux. Il était le seul à ne pas avoir apporté de fleurs. La raison ? Selon lui, c'était une rose qui avait provoqué l'accident de voiture qui avait tué Rachel. Une rose rouge. Nous avons hoché la tête sans bien comprendre. Mais il avait raison : Rachel détestait les fleurs. Après la cérémonie, Philippe avait dit :
— Probable qu'après le choc contre le volant, Rachel avait le sourire au niveau du tympan, façon Picasso.
J'avais répondu :
— Quand tu penses que le camion transportait des matelas.
— C'est l'ironie du ressort, avait conclu Sophie.
On rit facilement après un enterrement. Beaucoup moins ensuite.
Papa, lui, avait gardé sa tête dans le cercueil. Nous l'avons tous vue - même s'il l'avait perdue, il y a bien longtemps, à l'apparition des premiers symptômes de la schizophrénie. Et le rasoir n'avait pas taillé assez loin dans sa gorge pour la lui ôter lorsqu'il s'était suicidé. La cicatrice se remarquait à peine.
Il faut creuser plus profond, me chuchote Rachel.
Cette nuit.
À la lumière de la torche électrique, mon ombre danse sur la palissade du terrain vague déserté. Le manche de la pelle me fait des ampoules aux mains. Les gitans ont levé le camp. La hache, ils l'ont abandonnée sur la pelouse, près du trou. Le reste du corps est là-dessous. Là-dessous. La terre saupoudre mes cheveux à chaque pelletée. Elle est plus dure à cette profondeur et je n'ai pas de griffes aux pattes comme le chien pour creuser. Mais ce ne sera plus long, me dit Rachel. Je touche le fond. On verra bien qui est fou. Eux ou moi. Je suis prête, Papa.
Creuser est-il un symptôme ?
La ferme me dit, Rachel.
La ferme et creuse.
Merci!
· Il y a presque 7 ans ·minuitxv
Pas mal ! Même pas peur !
· Il y a plus de 7 ans ·nyckie-alause