Là où l'automne n'arrive jamais

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Rater une marche. C'est l'impression qu'elle avait eu lorsqu'elle accepta de retrouver la vue. Paul était ailleurs, si absent qu'elle devait se concentrer pour reconstituer mentalement la forme de son visage. Pourtant, ils partageaient le même toit, ou du moins, ils se croisaient parfois entre les murs. Paul n'aimait plus l’effleurer. Il se démenait pour qu'elle oublie la texture de sa peau. Désespérément neutre, il n'articulait plus aucune pensée. Il avait repeint son visage en mal de tête. D'ailleurs, elle ne se souvenait plus de l'ancien visage. Elle aussi avait dû changer de visage se persuadait-elle. Elle expira, gelée, handicapée par une foule d'émotions. "Trop de bruit dans ma tête pour réfléchir", dit-elle tout haut. La lucidité lui coupait le souffle. Elle lui paraissait anormalement banale, cette dérive des corps et des sentiments. Quitte à chuter, elle aurait préféré un dénouement plus rocambolesque, une dernière page de roman.‏

Paul s'enivrait de nouveauté, déterminé à ne tolérer qu'en pointillées l'idée du couple. Il avait connu Maya trop jeune pensait-il désormais, soulagé de pouvoir brandir une justification acceptable à son désamour, ou pire, à son indifférence. Il avait vainement cherché quelque chose de concret à lui reprocher, une de ces petites horreurs socialement reconnues comme telle. Car son image lui importait. Il n'avait rien de palpable, rien de croustillant à jeter à son entourage. Privés d’os à ronger. Cette carence entravait sa sensation de liberté mais il feignait ne pas s'en apercevoir. Maya faisait de lui un ingrat. Il lui en voulait pour ça, bien qu'il fût conscient de l'absurdité de cette rancune. Il avait presque souhaité davantage de scènes à n'en plus finir, d'innombrables reproches amers prononcés entre deux mots d'amour, de la vaisselle brisée et des cris rauques. De la matière. Mais Maya flottait, accusant les coups en silence. Elle ne s'exprimait que pour expulser en une phrase le résultat de plusieurs heures de réflexion. Son mutisme était sa violence.

- Je ne ressens plus rien. Paul avait réussi à le dire un matin, depuis la salle de bain.

- Qui t'as anesthésié ? Avait sèchement répondu Maya, sans attendre de réponse à son interrogation. Ses questions avaient depuis peu le ton de la provocation.

Maya referma doucement la porte. Elle claquait trop mal les portes. Elle laissait derrière elle tout un univers, une fusion ratée, une fission presque achevée. Est-ce que Paul était un autre depuis ce jour pluvieux où elle l'avait rencontré sous un abris-bus raturé de graffitis ? Ou s'agissait-il d'une lente et sinueuse métamorphose, une sorte de mue, semblable à celle d'un serpent ? Consciente de son étouffante ou admirable constance, Maya mourrait d'envie d'effacer l'hypothèse d'une fêlure due à sa propre transformation. Elle sourit à l'idée qu'au final, quitter son couple la rendait autre. Maya laissa le métro l'emporter.

- Je suis presque toute neuve, murmura-t-elle.

- Ça se discute, rétorqua l'homme assis en face et qu'elle croyait assoupi. Elle demeura silencieuse, s'attendant à une forme d'explication.

- Tu cogites trop pour être née de la dernière pluie. Même en parlant, il conservait son air endormi mais Maya s'aperçut qu'il souriait faiblement. Subitement, elle apprécia cet inconnu qui s'autorisait à la résumer en quelques mots. Elle admirait sa concision et son front labouré de rides en forme de rivières. Elle contempla les quelques gouttes d'eau qui pleuraient sur la vitre du métro.

À l'heure où la nuit voile l'identité, où les certitudes sont masquées par un épais brouillard, où les angoisses doublent de volume, Paul gravit les marches à reculons. Il redoutait le visage doux de Maya, noirci par son regard trop dur. Il se savait incapable de se raconter ou de s’expliquer et pourtant le silence de Maya, semblable à un hurlement, l’écrasait. Lorsqu’il ouvrit la porte, le ficus, habituellement placé dans un coin du salon, gisait au centre de la pièce.  L’intégralité de ses feuilles, soigneusement arrachées, jonchaient le sol. Dépouillé, squelettique et dénué de brillance, le ficus avait rendu l’âme. Paul dispersa doucement les feuilles malmenées du bout du pied. Sur le parquet, une craie avait écrit : Laisse-le ainsi, à notre image. J’en replanterai un autre ailleurs, plus robuste. M.

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