La parenthèse enchantée
florianc
La parenthèse enchantée
Episode 1
Les rayons frappaient la voiture sans interruption depuis qu’elle avait démarré trois heures plus tôt. Pas un nuage dans le ciel pour en occulter les effets, pas le moindre obstacle autour de l’autoroute pour en couper la trajectoire. Les kilomètres de bitume avaient beau être avalés, cela n’avait en rien perturbé les plans du soleil qui semblait s’acharner sur la carrosserie lancée à cent quarante kilomètres à l’heure. C’était la vitesse de croisière de Stéphane : un peu au-dessus de la limitation autorisée, mais pas trop. Cela lui permettait de ne généralement pas se faire surprendre par les radars sans pour autant avoir l’impression de se traîner. Le régulateur de vitesse n’était pas enclenché – il n’aimait pas qu’on lui dicte sa conduite – mais à cette allure il avait l’impression que tout était parfaitement réglé. Ce qui lui laissait le loisir de penser à d’autres choses qu’à la conduite, d’autant qu’en ayant pris la route un jeudi, il ne serait pas déconcentré par le flot des véhicules traçant vers leurs vacances.
Comment faisaient-ils d’ailleurs tous ces vacanciers sans climatisation dans leur automobile il n’y a pas si longtemps ? Quelques minutes d’un tel trajet dans des conditions climatiques similaires devaient être un enfer, une véritable épreuve avant de pouvoir enfin goûter au bord de mer. Aucun doute, les vacances à l’époque se méritaient davantage qu’aujourd’hui où tout était désormais plus facile : des voitures confortables qui rendaient les embouteillages plus supportables, des moteurs tenant le choc sans avoir à ouvrir le capot toutes les deux heures pour les refroidir, et des autoroutes qui s’étendaient quasiment du point de départ jusqu’à la destination finale.
Comme celle sur laquelle était engagé Stéphane ce matin et qui avait été inaugurée quelques mois auparavant : l’autoroute A666. Mais pourquoi donc lui avait-on choisi ce numéro-là ? 666… De tous les films d’horreur que Stéphane avait vus, ils étaient peu nombreux ceux qui ne faisaient pas une allusion grossière à ce nombre pour évoquer le Diable ou son univers. C’était une référence tellement répétée dans la culture du genre qu’elle n’avait pas pu échapper à ceux qui avaient de près ou de loin travaillé à l’inauguration de cette autoroute. Alors c’était quoi ? Une blague qui avait fini en « et pourquoi pas » ? Un pari anodin qui n’avait pas cru sa propre réalisation possible ? Une provocation destinée à écarter la partie la plus superstitieuse des automobilistes pour alléger le trafic ? Stéphane se fichait pas mal de la réponse, il n’était pas du genre à voir le malheur derrière trois chiffres. Mais il ne pouvait s’empêcher de trouver dingue qu’on ait pu choisir cette dénomination alors que tant de gens attachaient davantage d’importance aux signes que lui.
Stéphane fut tiré de ses réflexions par un mouvement dans son rétroviseur intérieur. Une voiture arrivait vite, très vite, derrière la sienne. De loin, il avait pu apercevoir une berline sportive noire mais elle s’était rapprochée tellement vite qu’il n’avait même pas eu le temps d’en reconnaître le modèle. Et à présent, elle était bien trop près pour pouvoir la détailler. Que faisait-il cet imbécile à le coller de la sorte ? A croire que l’autoroute n’était pas assez large pour deux voitures ! « Allez, double-moi », grognait intérieurement Stéphane dont les yeux ne quittaient plus le rétroviseur. Difficile de savoir à qui il avait affaire car la lumière du soleil éblouissait le pare-brise du bolide qui ne devait plus être qu’à deux ou trois mètres de distance. Tout ce que Stéphane savait, c’est qu’il s’agissait d’un homme plutôt corpulent, qui voyageait apparemment seul et dont la silhouette ne cessait de s’agiter. Pour lui communiquer son énervement, Stéphane alluma ses feux de détresse. L’homme ne devait pas parler le même langage puisque sa voiture se rapprocha encore et encore. « Sale enfoiré », murmura Stéphane entre ses dents. Pour faire réagir le conducteur inconscient, il se résolut à faire quelque chose qu’il n’aimait pas et effleura à trois reprises la pédale de frein pour allumer autant de fois les feux arrière et perdre un peu de vitesse…
Dans le rétroviseur, l’image de la voiture noire se brouilla alors. Le rétroviseur également devint flou. En fait, c’est tout le champ de vision de Stéphane qui se dérégla et il eut la sensation de se retrouver dans un état de totale confusion mentale. Il cligna plusieurs fois des yeux mais cela n’y changea rien. Il préféra fixer la route droit devant lui et focaliser sa concentration sur les lignes au sol qu’il parvenait à distinguer malgré tout. Il s’accrocha ainsi à ce qu’il pouvait pendant plusieurs secondes au bout desquelles il recouvrit progressivement toutes ses facultés. Le brouillard s’était dissipé.
Le premier réflexe de Stéphane fut de baisser les yeux sur son tableau de bord qui indiquait la vitesse de soixante-dix kilomètres à l’heure. Pendant son malaise, il avait complètement levé le pied de la pédale de droite et décéléré jusqu’à atteindre cette toute petite vitesse, tellement faible qu’elle en devenait dangereuse sur l’autoroute. Deux voitures le doublèrent successivement, la seconde en klaxonnant. L’avertissement lui rendit ses esprits et il se remit à appuyer très progressivement sur l’accélérateur.
Il releva ensuite les yeux en direction de son rétroviseur central : aucune trace de la berline noire qui l’avait tant oppressé quelques instants plus tôt. La route derrière était dégagée. Seule une voiture s’approchait et déclencha son clignotant pour se positionner sur la file de gauche. Où était-il passé ce chauffard ? Stéphane ne l’avait plus revu depuis qu’il avait donné ses quelques coups de frein afin de l’obliger à le doubler. C’était finalement ce que ce fou du volant avait dû faire, le dépasser pendant son moment de faiblesse. Ce dingue roulait tellement vite qu’il devait être déjà loin devant.
Stéphane inspira profondément. Son regard s’arrêta cette fois sur sa femme à côté de lui, puis son fils sur la banquette arrière. Tous deux dormaient profondément. Ils ne s’étaient rendus compte de rien, ce qui arrangeait Stéphane puisqu’il n’aurait pas besoin d’expliquer ce qu’il lui était arrivé. De toute façon, il aurait eu bien dû mal à le faire et Florence se serait inquiétée pour ce qui n’était certainement qu’un peu de fatigue. Il était en quelque sorte soulagé de la voir ainsi, plongée dans son monde à elle, et étrangère à toutes les inquiétudes de ceux qui restaient éveillés. Et puis elle était belle avec sa fine mèche de cheveux posée sur sa paupière gauche, comme apaisée dans son siège légèrement allongé. S’il n’avait pas eu cette frayeur tout à l’heure, il se serait sans doute attardé à la regarder un peu plus longtemps. Il retourna donc à son rétroviseur mais cette fois pour apercevoir Paul, la tête inclinée contre la portière de droite et dont la chevelure blonde semblait attisée par le soleil. D’ordinaire si excité lors des longs trajets en voiture, il devait avoir été assommé par cette atmosphère inhabituellement lumineuse. Lui non plus n’avait pas assisté au malaise de Stéphane. Tant mieux, c’est toujours perturbant pour un enfant d’assister à une défaillance d’un de ses parents.
Oui, un coup de fatigue, ça ne pouvait être que ça. Mais quelle sensation étrange tout de même… Stéphane n’avait jamais eu de tel malaise. Il avait bien eu des vertiges en se levant trop vite, ce genre de choses. Mais jamais il n’avait connu pareil dérèglement. Comme si, l’espace de quelques secondes, tout son corps n’avait plus eu de prise avec la réalité. Il s’était senti partir. Ce n’était d’ailleurs que maintenant qu’il sentit l’engourdissement dans ses mains qui, il s’en souvenait, s’était accrochées de toutes leurs forces au volant pour tâcher de ne pas sortir de la route mais aussi pour ne pas perdre le contact physique avec les choses. La chaleur qui s’abattait au dehors, la lumière qui illuminait le paysage, les longues heures de routes depuis le départ, la faim qui commençait à le gagner… c’était son corps qui avait exprimé un ras-le-bol et lui ordonnait une pause.
Il aperçut à cet instant un panneau de signalisation dont les lettres formaient un sens salvateur à mesure qu’il en approchait : prochaine aire de repos à cinq kilomètres. Un pictogramme y indiquait la présence d’un restaurant. Parfait, ils allaient pouvoir s’arrêter là.
Malgré la faible affluence sur la route, il ne fut pas si facile de trouver une place sur le parking du restaurant de l’aire de la Parenthèse – décidément, l’inspiration avait été au rendez-vous au moment de baptiser cette autoroute. C’était à se demander s’il n’y avait pas plus de voitures ici que sur l’ensemble des deux cents derniers kilomètres parcourus. Nous sommes tous des esclaves de notre horloge biologique, songeait Stéphane, incapables de manger en dehors de la sacro-sainte tranche douze heures – quatorze heures. Il s’incluait bien évidemment dans ce gigantesque lot du commun des mortels alors qu’il gara finalement sa voiture quelques dizaines de mètres après le restaurant, à douze heures quarante cinq précises.
En tournant la clé pour couper le moteur, Stéphane appréhenda l’instant suivant où il ouvrirait la portière : passer sans transition de la douceur programmée de son habitacle à la chaleur agressive de la canicule ne le motivait pas vraiment à actionner la poignée. Ceci dit, rester enfermé jusqu’au retour d’une atmosphère plus respirable n’était pas une option qui avait davantage retenu son attention et c’est donc cette dernière idée qui le décida à entrouvrir sa porte… L’appel d’air chaud tant attendu n’arriva pas. Stéphane l’attendit quelques secondes de plus mais absolument aucun changement ne se produisit. La porte aurait tout aussi bien pu rester fermée, le résultat aurait été le même. Au moment de prendre la bretelle de sortie vers l’aire de repos, Stéphane avait pourtant jeté un œil une dernière fois à l’indicateur de température extérieure qui affichait alors trente cinq degrés. Une différence de quinze degrés avec le réglage de la climatisation, ça devrait quand même se ressentir ! Passé l’étonnement, il réalisa qu’il devait encore être sous l’effet de son malaise. Il avait eu un vrai coup de chaud, sa température avait certainement monté tout à l’heure et n’avait sans doute pas tout à fait retrouvé son niveau normal. Cela ajouté au fait que cette canicule durait depuis maintenant plusieurs jours… On finissait par s’habituer à tout.
Avant de descendre, il adressa un sourire à Florence dont les yeux s’étaient rouverts quand la voiture avait quitté l’autoroute et qui semblait à présent complètement réveillée. Elle ouvrit sa porte et sortit immédiatement sans paraître se poser la moindre question ni souffrir d’une quelconque gêne occasionnée par le changement de température. « Ca me rassure, je ne suis donc pas le seul », pensa Stéphane. Il posa le pied à terre et déplia son corps à l’extérieur du véhicule. Il sentit un léger flottement l’envahir en se tenant debout pour la première fois depuis de longues heures, et surtout depuis sa défaillance. Il s’en accommoda cependant avec l’aide d’une profonde respiration pendant que Florence s’occupait de faire sortir Paul. Puis, ils se dirigèrent tous les trois vers le restaurant.
Les larges portes coulissantes s’ouvrirent à leur passage et la petite famille fit son entrée dans le hall de cette oasis commerciale. Le haut plafond vitré laissait entrer la pleine lumière qui venait nourrir de nombreux plants de végétation. Sur le mur d’en face, longeant un passage au-dessus duquel était indiqué « toilettes », avait même été réalisé un mur végétal. En plein milieu du hall, des bancs formant un grand ovale de bois entouraient deux grands écrans plats qui, dos à dos, diffusaient un film retraçant l’histoire de la construction de l’A666 et des régions qu’elle traversait. A gauche, une demi-douzaine de personnes attendaient leur tour à la caisse de la boutique : boissons, sandwiches, cartes routières (les GPS n’avaient donc pas encore tout à fait gagné la bataille), magazines et jeux de carte, l’essentiel pour survivre sur l’autoroute était accessible ici si on avait oublier de s’équiper ailleurs et pour moins cher avant le voyage. A droite, une imposante arcade laissait deviner le début de l’autre partie importante du bâtiment dont la suite ne faisait pas de mystère : quelques lettres végétales (encore) annonçaient le nom du restaurant : La Parenthèse Enchantée. Tout un programme.
Stéphane se tourna vers son fils :
- Tu veux aller faire pipi, Paul ?
Du haut de ses quatre ans, le petit bonhomme blond ne répondit pas. Ses yeux, encore dans un demi-sommeil, fixaient vaguement l’entrée du restaurant, ce que son père prit comme une réponse.
Tous trois s’avancèrent en direction de la grande arcade qui ne fit qu’une bouchée d’eux.
De l'autre côté s'étendait la salle de restaurant à l'intérieur de laquelle déambulaient les habitants des voitures garées sur le parking. Ils étaient relativement nombreux pour une journée de pleine semaine... Stéphane ne regrettait décidément pas d'avoir pu s'organiser pour voyager aujourd'hui. Au bureau, il n'avait eu aucun mal à poser ses congés comme il le souhaitait. Son patron était arrangeant et ce n'était de toute façon pas entre le quatorze juillet et le quinze août qu'il allait lui ramener de nouveaux clients. Ils étaient eux aussi sur le sable et signer pour un nouveau logiciel de comptabilité attendrait que leur peau ait fini de bronzer. Mais sa vraie chance, c'était d'avoir un ami comme Olivier - le meilleur de tous - pour lui proposer sa maison de vacances. Oubliées les réservations compliquées et les dates imposées ! Stéphane ne préférait pas imaginer le bazar qui devait régner ici un week-end de départ en vacances...
La Parenthèse Enchantée justifiait son adjectif par les efforts de décoration qu'on lui avait apporté. En son centre, trônait "la fontaine", cette source où chacun pouvait venir y remplir à volonté son verre d'eau ou de soda. Tout autour étaient disposés des groupes de tables de différentes tailles (pouvant accueillir deux à six personnes) délimités par de petits murets en arcs de cercle. Sur ces parenthèses - car c'est sans doute ce que l'architecte avait voulu suggérer - des plantes en pots continuaient la volonté de donner aux lieux une atmosphère végétale. Si on avait effectivement essayé de rendre le restaurant agréable, il n'en restait pas moins une cantine d'autoroute dont les clients avaient tous cette même démarche étrange consistant à marcher doucement, les coudes à quatre-vingt dix degrés et les avant-bras parallèles au sol au bout desquels un plateau était fermement tenu.
Tous venaient de la chaîne de self-service vers laquelle se dirigeaient Stéphane, Florence et Paul, accroché à la main de sa mère.
- Passe devant si tu veux, proposa Stéphane à sa femme, je prends Paul sur mon plateau et je paierai le tout.
Florence posa son plateau sur les rails et commença à le faire glisser au rythme imposé par ses prédécesseurs. Stéphane ne tarda pas à l’imiter tout en restant concentré sur l'objectif de maximiser l'espace de son plateau pour pouvoir y faire tenir deux repas. Les entrées n'étaient pas la partie la plus facile étant donnés les goûts de Paul en la matière. Des œufs durs et des tomates feraient toutefois l'affaire même s'il allait certainement falloir pousser un peu pour qu'il mange tout. La suite se révéla bien plus facile : en avançant vers les plats de résistance, Stéphane eut la bonne surprise de découvrir que l’on y proposait du jambon braisé. Cela changeait de l’habituel steak haché que l’on servait habituellement dans ce genre d‘endroit et la découpe qui en était faite sur place n’était pas pour lui déplaire. Le plateau fut ainsi chargé de deux assiettes, largement garnies de frites, qui se chevauchaient légèrement. Pour d’évidentes raisons logistiques, il faudrait donc se passer de fromage, mais Stéphane se saisit tout de même de deux yaourts aux fruits en bout de chaine pour remplir les rares espaces encore disponibles à la fois sur son plateau et, tout à l’heure, dans son estomac.
En s’approchant de la caisse, il eut l’impression d’avoir affaire à son troisième péage de la journée. Les automobilistes manœuvraient désormais des plateaux bien alignés les uns derrière les autres et qui avançaient au fur et à mesure des encaissements. A l’intérieur de la file, tous étaient impatients d’en finir : certains tapotaient de leurs doigts sur le bord d’une assiette, d’autres cherchaient à l’avance leur carte bancaire pour être prêts au moment où viendrait leur tour… Stéphane était de ceux qui essayent de regarder au loin le paysage qui, en cette occasion, revêtait les atours du parking et de ses voitures.
La barrière passée, tous trois furent libérés dans les allées du restaurant, à la recherche d'une table disponible pour les accueillir. Après considération d'une première table ne comptant que deux places, puis d'une deuxième en proposant bien trop pour les deux portions et demi qu'ils étaient, ils trouvèrent finalement leur bonheur à quatre chaises au fond de la pièce, près de la baie vitrée. Le panorama n'était pas celui d'un guide de voyage mais dans quelques heures ils pourraient profiter d’un cadre bien plus agréable. Stéphane s'assit face à Florence qui avait installé Paul à sa droite et commençait déjà à découper le jambon braisé de Paul en petits morceaux.
- Je vais chercher de l'eau, annonça-t-il en se saisissant des trois verres en plastique récupérés un peu plus tôt.
Stéphane se leva pour se diriger vers la fontaine, l'oasis de leur périple sur l'autoroute. Il remarqua cependant que, de même qu'il n'avait ressenti aucun écart de température en sortant de la voiture puis en pénétrant à l'intérieur du restaurant, il n'éprouvait à présent aucune sensation de soif. Il ne parvenait pas à se l'expliquer et il s'était d'ailleurs déplacé en quête d'eau tout à fait machinalement, sa dernière gorgée remontant pourtant à plusieurs heures plus tôt, avant de prendre la route. Mais peu importait, il n’allait tout de même pas se plaindre de ne pas avoir soif, ce serait presque indécent…
Une fois que la jeune femme qui le précédait eut fini de remplir son verre de soda à l’orange, Stéphane posa deux de ses verres à côté du distributeur et plaça le troisième sous le robinet d’eau. Quand il pressa sur la pompe pour l’activer, le brouillard revint. Sa vue se brouilla progressivement jusqu’à l’empêcher de distinguer quoi que ce soit. Dans ses oreilles résonnait un gigantesque acouphène qui couvrait les bruits du monde extérieur. Privé de ses repères, il se pencha en avant et appuya ses deux mains sur le meuble. Il ne sentit toutefois pas le contact du bois tant les fourmillements qui parcouraient son corps avaient engourdis ses membres. Il ne savait d’ailleurs pas comment il pouvait tenir sur ses jambes dont il avait perdu toute impression qu’elles le supportaient encore. Comme un peu plus tôt dans la voiture, Stéphane avait perdu tout lien avec le monde qui l’entourait. Il était suspendu dans un monde où les lois physiques n’avaient plus cours. Tout tournait autour de son être inerte et il était incapable de crier le moindre mot pour que quelqu’un vienne à son aide et le raccroche à la réalité…
Stéphane n’aurait pas su dire combien de temps s’était écoulé quand il sentit de nouveau ses avant-bras creusés par l’arête du meuble. Dix secondes ? Plus d’une minute ? La sensation de son propre corps lui revint progressivement en même temps que désépaississait le voile devant ses yeux et que s’atténuait le bourdonnement dans ses oreilles. Il se redressa doucement comme s’il se réveillait et releva la tête pour regarder autour de lui. Personne n’avait bougé pour venir vers lui, personne n’avait arrêté son activité du moment pour s’inquiéter de savoir ce qu’il lui arrivait. Peut-être même que personne ne s’était rendu compte de son malaise… Tu parles de solidarité, pensa Stéphane, il peut t’arriver n’importe quoi, il n’y en aura pas un pour se bouger.
Il remplit d’eau son verre, inquiet de ce qui lui arrivait, et le but d’une traite comme il se serait enfilé une rasade de whisky. Les deux autres verres à leur tour passés sous le robinet, Stéphane retourna vers le fond de la salle – ses moyens retrouvés – pour rejoindre sa famille. Ses pas s’arrêtèrent net. A leur table, Paul était toujours assis sur sa chaise mais sa mère n’était plus à côté de lui. A sa place, une femme d’une soixantaine d’années discutait avec celui qui devait être son mari, tout en dessinant de petits ronds dans les airs avec sa fourchette. Il s’approcha alors un peu plus près de la table. Le plateau de sa femme ne s’y trouvait plus. Quant au jambon braisé de Paul, il était toujours en un seul morceau.
- Où est maman, Paul ? Elle a emmené son plateau ?
Le garçon ne répondit pas et préféra piocher une autre frite dans son assiette. Stéphane balaya le restaurant du regard sans apercevoir Laurence nulle part. Il n’aima pas du tout ce vide désagréable qui l’envahit alors.
Articulation - Résumé des 10 épisodes
Episode 1 – Sur l’autoroute A666, Stéphane roule vers la destination de ses vacances. Sa femme Florence et son fils Paul dorment tous deux profondément. Alors qu’une voiture colle soudain celle de Stéphane, celui-ci fait un premier malaise qui manque de provoquer un accident. Il décide alors de faire une pause en s’arrêtant sur une aire d’autoroute. Dans le restaurant, Stéphane est victime d’un second malaise alors qu’il s’était éloigné pour aller chercher de l’eau. De retour à sa table, Paul est bien là mais plus Florence.
Episode 2 – Stéphane décide de s’installer avec son fils en attendant le retour de sa femme. A la fin du repas (auquel il n’a pas touché), Florence n’est pas revenue. Tous les scénarii se succèdent dans la tête de Stéphane, du plus rassurant au plus alarmant. Il décide finalement d’aller jusqu’à sa voiture : il l’a trouve complètement démolie.
Episode 3 – Stéphane s’assoit près de ce qu’il reste de sa voiture. Cette fois, ses pensées s’orientent vers des pistes criminelles : il n’y a plus de doutes, on en veut à sa famille. Mais à qui ? Sa femme ? Lui ? et qui est derrière tout ça ? En essayant de remonter le fil des derniers mois à la recherche d’indices, il se rend compte que sa mémoire est clairsemée de trous.
Episode 4 – Par curiosité, Stéphane décide d’ouvrir le coffre. Il y parvient finalement et constate la disparition de tous les bagages. La découverte le décide à aller signaler la disparition de Florence. De nouveau à l’intérieur du restaurant et alors qu’il se dirige vers la caissière, l’idée lui vient de sortir la photo de famille qu’il a toujours dans son portefeuille. Mais sa femme n’y apparaît plus.
Episode 5 – Stéphane se sent de plus en plus mal. Toute tentative de comprendre quoi que ce soit lui est impossible. Il se rend alors aux toilettes pour se rafraichir et essayer de rassembler ses pensées. Une fois son calme retrouvé, il ressort la photo sur laquelle Florence est toujours invisible. La panique le reprend vite quand il aperçoit la main de son fils en train de s’effacer.
Episode 6 – Dans la panique, il n’avait pas vu que Paul ne l’avait pas suivi jusque dans les toilettes. Que se passait-il ? Stéphane en sortit en courant mais ne vit pas son fils dans le hall. Il se précipita dans chaque pièce, la boutique, la salle de restaurant, à nouveau dans les toilettes au cas où il s’y serait enfermé… En revenant dans le hall, il aperçoit finalement son fils à l’autre bout, derrière le flot de gens. Mais en arrivant finalement jusqu’à lui, Paul a de nouveau disparu.
Episode 7 –Stéphane est complètement déboussolé. Quel sale tour était-on en train de lui jouer ? Il ne sait plus du tout ce qu’il doit faire ni où il doit aller. Il se dirige finalement vers la caissière de la boutique. Arrivé devant elle, il sort la photo sur laquelle, comme il le craignait, il est maintenant le seul à apparaître. Il annonce vouloir signaler deux disparitions.
Episode 8 – Stéphane est à présent dans le bureau du directeur du restaurant de la Parenthèse Enchantée. Celui-ci, écoute dans un premier temps le monologue confus du père de famille en prenant des notes. Puis, son attention semble décliner. Pense-t-il avoir un déséquilibré en face de lui ? Son comportement énerve Stéphane qui s’emporte et sort furieux du bureau du directeur.
Episode 9 – Cette fois, Stéphane semble avoir atteint un point de non retour. Il est fatigué, perdu, énervé… Il marche au pas de course en bousculant les personnes se trouvant sur son passage et en fulminant. Il est tout prêt de craquer et commence à parler tout seul avant d’hurler dans le hall de l’établissement. Finalement, il saisit un couteau pointu trouvé au restaurant et menace un employé. C’est à cet instant qu’il se rend compte que personne ne prête attention à lui. Pire, personne ne semble même le voir.
Episode 10 – Les télévisions du hall d’accueil diffusent à présent un flash info. Stéphane, tel un zombie, s’assoit devant l’un de écrans. Il le fixe tout en donnant l’impression d’avoir le regard dans le vide. Au journal télévisé défilent les images d’un accident de la route. En bas, un bandeau indique : « accident mortel sur l’A666 ». Ce qu’il reste de la voiture de Stéphane est retourné à quelques mètres d’une berline sportive noire elle aussi détruite. Sur le banc en bois, devant l’écran, le corps de Stéphane s’efface. Jusqu’à disparaître complètement.