La Parisienne

oliver--2

Les rangées de tables étaient parfaitement alignées dans l’attente d’une improbable revue. A cette heure matinale, la terrasse du bistro n’avait pas encore été chamboulée par les premiers besogneux de la capitale. L’aurore rehaussait d’une douce et radieuse luminosité automnale, les quais de l’Ile Saint-Louis. C’est la saison idéale pour ressentir l’âme de Paris.

Alors que je me hâtais pour prendre mon poste de concierge, à l’hôtel Meurice, je la découvris assise, seule au milieu des chaises encore libres de tout consommateur.  L’émotion me saisit aussitôt et étourdit toute ma lucidité. Mes joues se fardèrent d’une couleur écarlate. Cela faisait bien vingt-ans que j’étais à la recherche de cette femme ! La femme parisienne dans toute son excellence, la femme exquise,  celle qui me hante depuis que j’ai vu à l’âge de quinze ans le film « La Bonne Année » de Claude Lelouch. Françoise Fabian incarnait à l’écran cette femme française, des quartiers chics de la capitale. Une femme libre, érudite, sûre d’elle même, toujours élégante et vêtue de manière à avoir cette spécificité parisienne, cette allure jamais égalée par la gente féminine des autres capitales du monde. Endossant les habits d’une profession exaltante et  prestigieuse, elle se devait d’être avocate, archéologue, journaliste ou alors, elle exerçait un métier ayant trait à l’art, pianiste, romancière ou peintre. Idéalement, elle serait antiquaire, comme dans l’œuvre cinématographique de Lelouch, que j’ai dû voir une trentaine de fois.

Elle était vêtue d’un trench coat, d’un pull gris à coll roulé, d’un jean de très bonne facture et de sublimes cuissardes en cuir fauve à talons plats, incarnation, non pas d’une femme facile, mais d’une femme résolument libérée de touts les carcans d’une société bourgeoise, encore bien présents en 2010. Elle est irrévocablement débarrassée  de cette lourde et pesante morale judéo-chrétienne, qui a asservit les êtres humains et tout particulièrement les femmes, tout au long de ces deux milles ans d’histoire qui nous ont précédé.

 Cette soudaine apparition me tétanisa, et je ne m’aperçu même pas, que j’avais arrêté ma course folle, en direction de mon lieu de travail. Je demeurais, interdit, empli de béatitude, sur le trottoir en face du petit café.       Heureusement pour moi, elle feuilletait gracieusement une revue, et ne remarqua pas l’ahuri transis qui lui faisait face de l’autre côté de la chaussée. Au bout de quelques minutes de contemplation, je renouais avec mes sens et j’amorçais un anxieux et angoissant mouvement vers le débit de boisson. J’avais l’estomac noué, la gorge qui déglutissait, les mains moites tel un collégien qui se décide pour la première fois à aborder une adolescente dont il s’est entiché. Je tirais maladroitement la chaise, manquant de m’affaler sur la table, je rattrapais avec une dextérité que j’ignorais disposer, le cendrier qui avait décidé de ne pas partager la table avec moi et qui détalait vers le sol. Et pour finir je m’affalais d’une manière grossière et rustre sur ma chaise dans un bruit métallique très désagréable pour les oreilles et le système nerveux. J’osais un timide regard sur la femme de mes rêves et à ma grande stupéfaction, elle n’avait pas levé le moindre regard sur mon comportement saugrenu. Elle était restée stoïque, continuant à lire de façon très élégante sa revue. Je l’observais discrètement, et je perçu seulement à cet instant qu’elle avait vingt de plus que moi. Mais j’étais subjugué par sa beauté, la parfaite harmonie de son visage, sa grâce naturelle, la préciosité de ses gestes. Ses jolies rides ne parvenaient pas à ternir la parfaite harmonie de ses traits. L’âge n’était pas un obstacle. Je la voulais mienne dès l’instant ou je l’ai vue.

Je tressailli lorsque je m’aperçu qu’elle parcourait la Gazette de Drouot. Était-elle une simple amatrice d’objets d’Arts ? Ou…

-Bonjour !

Je rougissais immédiatement. Elle m’avait jeté un redoutable regard carnassier, et le « bonjour » galvanisa l’ensemble de mon organisme. Je faillis m’évanouir. La tonalité était haute, presque arrogante. Je réussis néanmoins à balbutier un timide bonjour, ce qui la fit sourire. Que les femmes peuvent êtres cruelles, lorsqu’elles ont saisi que leurs pouvoirs de séduction vous ont frappé en plein cœur !

 -J’ai observé que vous vous intéressiez à ma revue, êtes vous amateur d’art ?

Elle avait cette parfaite diction et cette sublime tonalité parisienne des beaux quartiers. Elle s’exprimait dans un français parfait, ce français qui s’estompent de jours en jours, depuis que les générations d’écoliers sont nourris, non pas des œuvres d’auteurs grecs ou romains, mais de télévision. Et j’ai bien conscience d’avoir été lobotomisé par quarante ans de bêtises télévisuelles. Quant aux générations suivantes elles reçoivent le coup de grâce avec une exposition prolongée aux jeux vidéo, et des heures qui n’en finissent plus devant leurs écrans d’ordinateur. La société moderne façonne des armées de philistins. Et malgré le fait que je m’abreuve depuis dix ans, de divines lectures d’auteurs passés, le temps ne se rattrape pas. Je ne serais jamais un fin érudit. Il n’y a pas eu de passage de savoir.

-Oui, je suis féru d’antiquité, euh…de XIXe siècle.

Je faillis m’étrangler après avoir dit une telle ânerie. Mes connaissances étaient superficielles, et j’engageais une dangereuse conversation fallacieuse.

-Ah, mais cher monsieur, si vous êtes amateur du premier Empire, vous vous trouvez parler, à la bonne interlocutrice. Je me présente Françoise Lesage, je suis marchande d’art dans le carré des antiquaires, rue de l’université, voici ma carte.

Elle me tendit d’un geste prompt et dynamique sa carte. Mes joues se teintèrent de rose à nouveau. Comme dans mes songes les plus improbables, elle était antiquaire …et elle s’appelait Françoise ! Comme l’héroïne du film.

Mais je ne suis pas Lino Ventura. Je ne pourrais pas suppléer ma supercherie, par de la testostérone. Je ne dispose pas de cette virilité qu’avaient ces hommes des années de l’après guerre. Ils avaient été confrontés à des adversités qui les avaient fait « Homme » ! Comme mes semblables de ma génération, je ne tiens pas la distance. Et je ne m’attarde pas sur les trentenaires, Peter Pan aux looks incertains et équivoques, métrosexuels des temps modernes, aux orientations sexuelles indéterminées.

 Je remarquais avec anxiété, qu’elle étudiait mes chaussures et mes effets. La commerçante jaugeait d’un œil averti, ma puissance financière. Mon impécuniosité chronique, était aisée à discerner. Point de chaussures de chez Berluti, mais une paire de Bexley aux cuirs élimés, Ce n’est pas Smalto qui à Façonné mon habit, mais Armand Thierry…il y a déjà quatre ans.

-Euh…merci, je ne manquerai pas d’y passer !

Ma voix trahissait le fait que j’avais immédiatement saisi que cette femme n’était pas pour moi. Ce n’était pas l’âge qui nous séparait, mais un océan  infranchissable, qui oppose deux mondes antinomiques. Un monde d’érudition, de vies bien remplies, de destins accomplis face à un monde immature, inculte, vulgaire et prosaïque. Les années 2000 ne sont pas propices aux Julien Sorel de faible facture. Cela fait longtemps que l’on apprend plus le latin à l’école.

Elle me jeta un regard cynique. Elle comprit vite que le rôle d’amateur de beaux objets que j’avais endossé n’était qu’une pantomime pathétique. Je n’étais même pas touchant. Elle allait achever la bête à terre…

-Que faites vous dans la vie?

Elle cligna imperceptiblement les yeux, en énonçant la question.

J’avais envie de fuir, de m’enfoncer dans le sol. De me dérober de cette mauvaise pièce de boulevard. J’avais usurpé sottement l’identité d’un esthète, et je me retrouvais grossièrement pris dans un mauvais jeu de dupes. J’allais risquer une fumeuse explication…

-Bonjour madame Lesage ! Je suis très heureux de vous surprendre hors de vôtre boutique ! Êtes-vous toujours disposée à acquérir mes bergères Louis XVI ?

Je n’avais pas vu arriver ce colosse à la crinière d’argent ! Cet insolent personnage, malgré ses soixante cinq ans était un très bel homme. A la virilité avérée ! Un homme qui  avait vécu…

Il ne daigna même pas me saluer. Toujours cette arrogance typiquement française, que l’on retrouve souvent dans les arrondissements chics de Paris. Ce comportement révulse et fascine les étrangers. Nous les français considérons que nous avons l’histoire la plus passionnante et la plus extraordinaire culture du monde. Cela nous donne le droit d’être pédant et dédaigneux avec les autres…

Ils engagèrent la conversation de façon naturelle. Les gens de la haute société se reconnaissent entre eux. Françoise me tourna le dos. La conversation était terminée. Ma brève espérance récoltait une fin de non-recevoir. Je restais assis sur ma chaise, figé ne sachant comment réagir.

Au bout de cinq interminables minutes, il commença à lui susurrer des mots doux, tout en lui caressant le bras. Françoise était subjuguée par cet insolent Casanova. Elle le dévorait avec des yeux d’amours à faire pâlir cupidon lui-même. Elle n’écoutait pas ce qu’il disait, mais le son de sa voix. Et cette voix  duveteuse allait se métamorphoser en un ouragan puissant qui allait me rejeter de cette délicieuse scène de sensualité, où je n’étais qu’un anachronisme.

Ils mirent fin à mon supplice en se levant. En vrai gentleman, il régla l’addition, alors qu’il n’avait rien consommé. Ils s’éloignèrent, elle se retourna, et daigna me faire un discret au revoir du bout des lèvres.

Me voici seul, avec toutes mes désillusions ! Je n’appartiens pas à ce monde, et les femmes comme Françoise appartient à un autre espace temps. Une époque passée et consommée! Cet univers de volupté, de politesse exquise, de savoir vivre, d’érudition, cette éminente et glamour société d’après guerre, cette Jet-society de beutifuls peoples, où tout était permis est maintenant révolue. Les femmes que j’ai idéalisé s’en vont cultiver leurs merveilleux souvenirs et je n’en fait évidement pas partie. Un cycle prend fin. L’âge de la culture, de l’art, de la littérature, qui à débuté  avec l’antiquité grec se meurt. Une nouvelle ère  commence, celui d’un monde résolument tourné vers les nouvelles technologies et les moyens de communications modernes, ainsi que l’appréhension de l’impact humain sur notre environnement.

 Chaque individu sera impliqué dans la recherche et l’application des solutions pour la préservation de l’écosystème de la planète. L’ère de la jouissance insouciante et égoïste est close.

Je n’ai pas fait la guerre, ni subi d’épreuves majeures mais cela ne m’empêchera  pas d’être un homme, de me réaliser dans ce présent prometteur et de trouver celle qui me remplira de bonheur, avant que le temps fasse son œuvre et ruine toutes mes chances de félicité. Car si j’avais bien lu les Mémoires d’outre-tombe, que j’ai ingurgitées dans ma soif d’érudition forcenées, en pauvre esthète de pacotille, j’aurai approfondi cet intitulé du célèbre vicomte : Le temps, c’est l’autre nom du Diable !

  • Merci pour votre commentaire. J’apprécie vos quelque mots.
    Mais je me mets vraiment à douter de cette improbable rencontre...

    · Il y a environ 12 ans ·
    2 300

    oliver--2

  • Un texte très sophistiqué à l'image de son actrice principale...
    Ne désespérez pas tout de même...il doit surement exister d'autres Parisiennes...

    · Il y a environ 12 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

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