La part du loup

crochelune

Eric, sa nouvelle compagne Alice, et ses trois enfants s'arrêtent sur la route des vacances pour déjeuner. Lazlo, le fils aîné, disparaît un moment. Eric et Alice partent chacun de leur côté à sa recherche. Revenu à la voiture, Eric constate le retour de Lazlo et l'absence d'Alice. Interrogés par leur père, les enfants affirment ne pas connaître Alice.

En colère après Lazlo, qu'il estime responsable, et déboussolé par l'attitude de ses enfants, Eric appelle la gendarmerie. Pour prouver qu'Alice existe, il leur présente sa valise, qui se révèle remplie des affaires de sa fille.

Amené à la gendarmerie, Eric appelle sa propre mère pour qu'elle confirme sa version. Celle-ci étant injoignable, les gendarmes appellent l'équipe de la résidence médicalisée qu'elle habite. Les soignants lui apprennent qu'elle est partie en vacances avec Eric.

Eric ne comprend plus rien lorsqu'il apprend que sa mère l'attend au camping qu'il a réservé. Escortés par les gendarmes qui le confie avec les enfants à sa mère, il se replonge dans une période noire de son passé, sa rencontre avec Myléna.

Après une courte nuit, Eric décide de repartir à la recherche des affaires d'Alice. Il trouve son pendentif autour du cou de sa mère, ainsi que d'autres affaires parmi celles de ses enfants. Tous soutiennent que ces objets leur appartiennent.

Eric commence à perdre pied lorsqu'il voit la manière dont Lazlo manipule un jeune garçon sur la plage. Décidément persuadé que son fils est derrière tout ça, il se met à l'épier. Il se rappelle sa vie avec Myléna et comprend peu à peu ce qui se passe.

Accusé par sa propre mère de devenir fou, Eric veut absolument faire avouer à Lazlo ce qui est arrivé à Alice. La mère d'Eric disparaît. Des traces de sang sont retrouvés dans la chambre occupée par Eric.

Piégé par son propre fils, Eric échappe de peu aux gendarmes venus l'arrêter. Il retourne sur l'aire d'autoroute où tout a commencé et finit par découvrir le cadavre d'Alice. Peu après, il apprend la mort de sa mère.

Trois mois plus tard : les enfants résident provisoirement chez la sœur d'Eric. Celui-ci isole Lazlo qui le menace alors de s'en prendre à son jeune frère. Eric décide de piéger son fils coûte que coûte.

En rentrant du collège, Lazlo découvre les corps sans vie de sa tante, son frère et de sa petite sœur, étranglés par Eric. Ivre de rage d'avoir perdu sa sœur, il affronte son père et avoue tout, avant de découvrir que la mort de sa famille n'était qu'une mise en scène et que ses aveux ont été enregistrés. Avant d'être emmené par les gendarmes, Lazlo lance une dernière provocation à son père.

Une longue bande de bitume qui se déroule à l'infini, emmenant avec elle rubans de peinture blanche et glissières métalliques, dans une danse quasi hypnotique. Plus encore ce jour-là, Eric comprenait pourquoi il était si dangereux de rouler sur une autoroute. La monotonie incitait à aller plus vite, la vitesse augmentait la monotonie et la chaleur oppressante de juillet donnait l'impression que tout autour vibrait mollement au passage du véhicule, comme une onde sonore sur de la gelée anglaise.

Pas un chat sur cette foutue route A666 juste avant le déjeuner. A croire que tout le monde s'était réfugié au frais. Tout le monde sauf Eric, Alice et les enfants, dans la vieille 405 gris-bleu qu'Eric tentait d'achever depuis des années. La climatisation ne marchait plus depuis longtemps, les lève-vitres étaient encore manuels mais Eric se plaisait à dire que sa voiture était à son image, «le charme intact et si attachant des années 90 »...

Eric sentait la sueur couler de sa nuque vers ses reins, en gouttelettes poisseuses. Sa chemisette, si fraîche ce matin, lui collait désormais à la peau et son jean semblait se figer sur ses cuisses au fil du temps. A côté de lui, Alice agitait une vieille carte routière. Eric souria en pensant que s'il avait eu un GPS, elle n'aurait pas pu se rafraîchir ainsi... Mais aussitôt il se dit qu'une voiture avec GPS avait forcément la clim aussi. Et un tas d'autres équipements à faire calancher sa 405 dans l'instant.

« Papa, quand c'est qu'on s'arrête ? J'ai faim, moi 

Emilie, on dit : quand s'arrête-t-on ou quand allons nous nous arrêter ? Mais pas « quand c'est qu'on » !

Quand c'est con ? Aurélien pouffa de la bêtise de son grand frère Lazlo.

Laz, tu ne commences pas ! Y'a ta petite sœur qui écoute !

Chéri, tu sais que je n'aime pas non plus les « Y'a qui ». »

Eric lança à Alice un regard noir. Il adorait sa nouvelle compagne, avec son sourire d'ange et son cul d'enfer. Mais dès qu'elle endossait ses habits de prof de français, elle devenait insupportable et lui rappelait Madame Rosemont, en 4ème – visage fripé et mauvaise eau de Cologne - qui l'avait persécuté une année durant. D'ailleurs, il s'étonnait aujourd'hui de sortir avec une prof, au vu des traumatismes subis dans diverses matières tout le long de sa scolarité . A croire que la rancune ne vainquait pas l’instinct d'accouplement, ou qu'Eric recelait en lui une part de masochisme...

« Eric, la petite a raison, il est presque quatorze heures, arrêtons-nous pour piqueniquer. »

Eric souffla, mais s'exécuta deux kilomètres plus loin, à la faveur d'une aire de repos ombragée. A peine la voiture fut-elle arrêtée que les enfants en sortirent, comme des diables de leurs boîtes. Alice s'en extraya également prestement, lissant les plis de sa robe machinalement. Eric mit plus de temps. Il savait que son dos allait douloureusement se rappeler à son bon souvenir lorsqu'il se déplierait, c'est pourquoi le sémillant quadragénaire savoura encore quelques instants cette position assise adoptée depuis plus de quatre heures. Dès qu'il bougea, il sentit des tiraillements au creux des reins et dans la nuque, comme si sa carcasse avait besoin, pour se dérouler, de faire glisser des cables râpeux autour de poulies grippées. Eh oui, 47 printemps, cela se sentait, à défaut de se voir. Eric, qui faisait du sport trois fois par semaine, avait la hantise de vieillir. Il faisait partie de ces gens qui voulaient avoir 35 ans jusqu'à la fin de leurs jours. Et, s'il paraissait effectivement plus jeune que son âge, ses vertèbres, elles, lui prouvaient qu'il n'était plus un perdreau de l'année. Il sortit donc de sa guimbarde en grimaçant. Puis fit quelques mouvements d'étirement, et finit par s'ébrouer, comme pour retrouver ses esprits.

« On a faim – on a faim – on a faim !!! »

3 estomacs en pleine croissance, alignés près du coffre, attendant que le pater familias distribue la pitance. Eric sourit en les regardant côte à côte, rangés de la plus petite au plus grand. Emilie semblait si frêle à côté de ses deux grands frères, si vivante aussi. C'était une petite fille extraordinairement gaie, toujours à chanter, à jouer avec ses doigts, ses jouets, tout objet lui tombant entre les mains, sautant, dansant, riant. Un rayon de soleil, tout comme l'était Diane, sa mère. Dire qu'elle ne l'avait même pas connue. Aurélien était plus massif, et plus mou. Il n'avait jamais été particulièrement rapide, ni bruyant, ni quoi que ce soit d'ailleurs. Aurélien était, en bon 2ème, un enfant discret, qui ne donnait pas l'impression d'avoir besoin qu'on s'occupe de lui. Ses boucles blond foncé lui donnaient un air de chérubin, renforcé par ses joues constamment rouges et ses yeux d'un bleu lumineux. Un beau gars plus tard, pensa Eric. Quant à Lazlo, 13 ans tout juste, il donnait l'impression d'avoir poussé trop vite : des membres trop grands pour lui, une espèce de nonchalance maladroite, l'air constamment fatigué avec son teint pâle et ses yeux cernés, comme Myléna. L'image de la jeune femme revint soudain à la mémoire d'Eric. A 25 ans, elle en paraissait à peine 18, avec sa dégaine d'ado mal dans sa peau : grands pulls sombres, éternels jeans troués. Ses yeux gris aux paupières légèrement tombantes et sa moue lui donnaient ce même air épuisé et blasé qu'Eric voyait aujourd'hui sur le visage de son fils aîné. Myléna... Dieu qu'elle lui avait du mal, celle-ci, au propre comme au figuré.

Sorti de ses pensées par le frisson qui venait de le parcourir, Eric s'avança vers le coffre de la 405, l'ouvrit et en sortit une énorme glacière bleue et blanche, visiblement lourde. Il la porta tant bien que mal jusqu'à une table de pique-nique en bois, près d'un bosquet. Puis il ouvrit le Graal : paquets de jambon et de chips, pain de mie, fromage et pâte à tartiner furent prélevés en un clin d'oeil de la boite magique, tandis que pommes, yaourts nature et radis restèrent au fond, misérables oubliés du festin.

Les enfants engloutirent leur repas en se chicanant pendant qu'Alice parlait des monuments à voir à proximité de leur lieu de vacances. Personne ne l'écoutait mais, probablement habituée à cette situation, elle continuait à disserter sur la cathédrale gothique, le centre-ville médiéval et le musée des beaux-arts. Eric la regarda, sans l'entendre vraiment. Il redoutait ces premières vacances tous ensemble. Déjà, partir seul avec les trois enfants avait toujours mis ses nerfs à rude épreuve, avec son lot de disputes, bagarres et bêtises, mais avec Alice en plus, il redoutait le pire. Il savait que les enfants ne l'aimaient pas. Elle les avait pris à rebrousse-poil dès la première rencontre, leur faisant bien comprendre qu'ils n'étaient « que » des enfants et qu'elle ne serait jamais leur copine. Si Eric avait d'abord trouvé sain qu'elle s'impose ainsi – probablement parce que cela ne faisait pas longtemps qu'ils couchaient ensemble et qu'il était encore tout étonné d'avoir pu la mettre dans son lit – il avait ensuite réalisé que cette erreur tactique allait grandement lui compliquer la vie. Si les deux aînés, en bons pré-ado, ne se gênaient pas pour balancer leurs remarques impertinentes, la petite – pourtant facile à vivre – défiait également Alice de plus en plus souvent. Et cela n'augurait rien de bon pour une future cohabitation... Eric espérait que ces vacances permettraient de désarmocer un peu cette situation, en sortant du quotidien et en donnant à Alice l'opportunité d'être quelqu'un d'autre qu'une prof...

Une fois son sandwich terminé, Eric respira un grand coup et regarda autour de lui. Alice s'activait à débarrasser la table, aidée d'Emilie. Aurélien était assis en tailleur, s'énervant sur sa console de jeux. Lazlo était ailleurs visiblement, disparu du périmètre de vision paternelle. Cela contraria Eric. Il craignit que son fils aîné ne préparât un mauvais coup. La dernière fois que Lazlo s'était éclipsé d'une réunion familiale, on l'avait retrouvé fin saoûl après s'être envoyé un bon quart d'une bouteille de whisky. Doué pour se soustraire au regard de son père, Lazlo était aussi particulièrement habile pour manipuler. Eric ignorait comment son fils s'y prenait mais, derrière chaque bêtise faite par un de ses camarades, c'était Lazlo qui se cachait. Le petit Descoings, 5 ans, avait volé le porte-monnaie de l'institutrice pour le donner à Laz en maternelle. Sophie, la brunette de la maison voisine, l'avait approvisionné pendant des mois en cigarettes prises dans le paquet de son père, en 6ème. Et Eric aurait pu citer de mémoire encore une dizaine de camarades, tous embobinés par son aîné pour commettre de menus larcins à son profit. Eric constatait chaque jour un peu plus à quel point son fils ressemblait à sa mère, à laquelle il avait donné aveuglément sa confiance...

Lazlo désespérait Eric, qui se réfugiait dans le fait que sa mère l'avait abandonné quand celui-ci avait deux ans – trop jeune pour s'en souvenir mais suffisamment vieux pour en ressentir l'absence. Myléna était partie sur un coup de tête, rejoindre un autre, qu'elle avait ensuite probablement quitté pour aller encore ailleurs. Un soir, lorsqu'Eric était rentré du travail, elle lui avait mis son fils, somnolant, dans les bras, comme elle lui aurait donné un paquet de linge sale. Le garçonnet sentait mauvais, la couche visiblement pleine depuis un bon moment. Sa bouche était sale, entourée de nourriture séchée. Myléna avait dit à Eric qu'elle s'en allait rejoindre « un ami » et qu'elle ne reviendrait pas.

« Et notre fils ? » Myléna avait regardé l'enfant avec dédain, elle ne le considérait visiblement déjà plus comme le sien. Elle avait répondu quasiment instantanément : « il se débrouillera, il fera comme moi... » Puis elle avait posé sur Eric ses grands yeux gris, le fixant si intensément qu'il s'était senti brusquement embrouillé, ne sachant pas comment réagir, et elle était partie, en laissant la porte béante derrière elle, ainsi que son fils dormant dans les bras d'un père abasourdi.

Destabilisée par Lazlo – qui le sentait et en profitait avec délectation- Alice l'évitait autant que possible, s'adressant toujours à l'ensemble de la fratrie plutôt qu'à lui en particulier. Au début hésitante à confier ses réticences à son nouveau compagnon, elle avait par la suite avoué à Eric qu'elle n'aimait pas la manière dont Lazlo la regardait parfois, avec insistance, comme s'il voulait lire dans ses pensées. Elle n'y voyait rien de sexuel mais elle ressentait ce regard comme une intrusion dans son intimité. A la grand-mère maternelle de Lazlo, elle avait dit un jour sobrement qu'elle « avait du mal à le cerner ». Ce à quoi la mère d'Eric, lui avait répondu du tac au tac : » C'est simple, ma chère. Dans une portée, il y en a toujours un pour le loup. Lazlo, c'est la part du loup. » Alice avait regardé la vieille dame, interloquée, et n'avait rien ajouté, enregistrant mentalement cette énigmatique réponse pour y revenir plus tard.

« Laz, t'es où ? Aurélien, tu as vu ton frère ?

Mmmmm

quoi ?

Mmmmm l'est parti dans les buissons d't'à l'heure..

Ces buissons là ? Laz ? Laaaaaz ? »

Eric s'approcha de l'endroit pointé du menton par son fils cadet, entre deux passes de foot virtuel. De gros lauriers d'un vert vif entouraient un petit sentier qui semblait s'enfoncer plus loin sous les arbres. Une nuée de petites mouches dansait dans l'air au dessus des arbustes. Si Lazlo était parti se soulager, il reviendrait bientôt. Eric retourna s'asseoir à la table en bois qui avait accueilli leur repas, et rouvrit un paquet de gâteaux, pourtant consciencieusement refermé par Alice un peu plus tôt. Un café bien serré aurait été le bienvenu. A la place, Alice s'approcha par derrière et commença à masser les épaules de son compagnon. Eric grimaça. Elle n'était pas douée pour cela et faisait rouler douloureusement la peau entre ses mains. Eric la laissa faire. Il la préférait au lit, ou plutôt il ne l'aimait qu'au lit. Mais, la cinquantaine approchant, il trouvait tellement valorisant d'être avec une femme vingt ans plus jeune. Et puis, il ne supportait pas d'être seul. Il savait que ces deux raisons étaient mauvaises, probablement les plus mauvaises qu'on pût trouver pour se mettre en couple, mais il ne voulait pas se poser plus de questions.

Une fois la séance de tendre torture terminée, Eric constata que Lazlo n'était toujours pas là. Sa nuque, absolument pas soulagée par le palper-rouler d'Alice, se raidit un peu plus. Il se leva, alla d'un pas leste vers les fourrées et hurla le prénom de son fils avec sa voix grave de père excédé. Aurélien fit un bond et Emilie arrêta de chanter. Alice rejoignit Eric : « Un problème ?

oui, il est temps de repartir et j'en ai un qui manque à l'appel !

Il est peut-être parti... se soulager ?

Depuis 20 minutes ??? Il a chopé une gastro alors ! »

Aurélien allait rire lorsque son père lui lança un regard sombre.

- Se soulager... différemment peut-être...

Alice !

Il a 13 ans et, tu sais, dans ma classe de 5ème2, il y a ce petit Jimmy qui...

mon gars n'est pas un satyre !

Je n'ai pas dit ça mais.... 

Bon Aurélien, tu viens avec moi. Emilie, tu vas avec Alice, on va chercher Laz et on repart. Et quand je mettrai la main dessus, il va en entendre...

Non, je veux pas aller avec Alice !

Ma chérie, tu verras, ce sera bien, on va faire comme si...

NON ! J'veux rester ici, je joue avec mes paquerettes. »

Eric prit une profonde inspiration. Pourquoi les gosses étaient-ils toujours si compliqués, si petits fussent-ils ! Il ferma les yeux un instant, et se dit qu'il ne servait à rien d'insister. Tout ce qu'il obtiendrait, c'était une Emilie hurlant à pleins poumons jusqu'à vomir son déjeuner, de préférence sur elle. Et la perspective de vider le coffre pour trouver une tenue de rechange finit de le convaincre de trouver une autre solution.

« OK, tu restes avec ton frère. Aurélien, tu m'éteins ton bidule, et tu surveilles ta sœur, compris ?

heinhein...

Ferme cette putain de console ! »

La chaleur et la fatigue commençaient à faire leur œuvre : les vacances heureuses tournaient peu à peu au vinaigre. Eric se reprit : « Alice, vas par ici. Si tu me le retrouves, tu le ramènes à la voiture aussitôt. De toute façon il ne peut pas être bien loin... »

La jeune femme hésita avant de s'engager sur le petit sentier. Puis elle avança, intérieurement convaincue que Lazlo n'était pas loin, voire qu'il les regardait... Oui, elle l'imaginait se retenant de rire en constatant l'énervement croissant de son père. Lazlo était ainsi : il adorait pousser son père à bout. Parfois, Alice se le représentait en vampire, buvant la colère qu'il provoquait. Le pire, c'était qu'il pouvait se montrer aussi incroyablement charmant, charmeur, gentil, rassurant. Alice en avait fait l'expérience un jour où elle avait emmené les enfants au cinéma, Eric ayant encore été retenu par son boulot. Lazlo avait plongé ses yeux gris bleu dans les siens et, d'une voix incroyablement douce, lui avait demandé de lui prêter son téléphone, pour appeler son père parce qu'ils s'étaient disputés et qu'il éprouvait des remords. Sa voix avait semblé si vibrante d'émotion qu'Alice avait fini par confier son téléphone à son beau-fils, qui était sorti de la salle pour appeler. Lazlo avait reparu une bonne heure plus tard, sans le téléphone, jurant – de manière bien peu convaincante -l'avoir perdu. La jeune femme avait fulminé en silence, aucune preuve ne pouvant lui permettre d'accuser Lazlo d'autre chose que de négligence.

Bien évidemment, Alice se répétait que ce garçon était une victime et que son enfance sans sa mère avait irrémédiablement marqué sa personnalité. Mais malgré cela elle arrivait à peine à le supporter. Quand Eric et elle auraient emménagé ensemble, elle lui suggérerait d'envoyer Lazlo en pension. Usé comme il l'était par les frasques de son fils, elle n'aurait pas à argumenter bien longtemps, elle en était persuadée. Elle était en train d'agiter une main en l'air pour faire fuir une mouche un peu trop insistante lorsqu'elle entendit une voix chuchoter son prénom. « Alice... » La jeune femme s'arrêta de marcher et regarda autour d'elle. Silence. Elle allait repartir lorsqu'elle entendit à nouveau qu'on l'appelait. Cela semblait venir d'un bosquet de jeunes bouleaux, non loin. Elle sortit du sentier et se dirigea vers les arbres.

Environ quinze minutes plus tard, Eric lâcha une brochette de jurons en revenant près de la voiture. Aurélien était assis à l'arrière, scotché à son écran et Emilie dansait debout sur un banc. Elle aurait pu se rompre le cou que son frère ne l'aurait même pas vue ! Lazlo était étendu sur l'herbe, les yeux fermés, fredonnant doucement la même comptine que sa sœur et remuant ses pieds en rythme. Eric se posta à la tête de son fils, de manière à lui faire de l'ombre jusqu'au milieu du torse. Il sentit tout son corps se tendre sous la vague de colère qui l'envahissait :

« T'étais où ?

Mmm... parti... répondit Lazlo sans même ouvrir les yeux.

C'est pas une réponse, Laz. Ca fait au moins vingt minutes qu'on te cherche, bordel ! » Eric ne put se retenir de finir sa phrase en criant, alors qu'il s'était juré de se maîtriser.

Le garçon sourit, de manière paisible, comme si son père venait de lui faire un énorme compliment. Eric se raidit un peu plus : même à l'envers, la ressemblance de Lazlo avec sa mère sautait aux yeux, avec cette insupportable mimique étirant ses lèvres d'un bout à l'autre de son visage anguleux.. Eric inspira fort, baissa les paupières quelques instants et reprit, d'une voix plus grave et plus calme :

« Lazlo, je n'ai pas envie de commencer les vacances par une dispute. Je refuse de commencer par une dispute. Cette discussion est donc close et tu peux être allé où bon te semble, je m'en moque puisque tu es revenu. Maintenant nous avons perdu assez de temps... » D'une voix plus forte, le père de famille appela ses petits : «  Emilie,descends de ce banc, Aurélien, éteins ta console, Laz, lève-toi, on repart. Mais, au fait, où est Alice ? Aurélien, t'as vu Alice ? »

Le jeune garçon, qui s'essuyait les yeux frénétiquement, après être resté si longtemps fixé sur son jeu, fit la moue et regarda son père d'un air étonné.

« OK, je vois, pas vu....pas étonnant, d'ailleurs. Tu ne voyais déjà pas ta sœur jouer les funambules alors qu'elle était à côté de toi. Laz ?

Lazlo fixa son père. Ses yeux semblaient vides. Il inclina doucementla tête, comme s'il réfléchissait.

« Quoi, papa ?

« Où est Alice ?

Qui ?

Joue pas à ça, je t'ai dit que je ne te suivrai pas. Où est Alice ?

Mais Alice qui ? C'est qui, cette nana ?

Arrête, Lazlo, je te le conseille...

Aurélien, tu sais c'est qui, Alice ?

Nan, c'est qui ? Le jeune garçon, huit ans au compteur, avait répondu spontanément, sur un ton si convaincant, qu'Eric se figea. Comment son fils cadet était-il devenu si doué pour mentir, lui qui, contrairement à son aîné, avait toujours été incapable de garder secret quoi que ce soit, un cadeau d'anniversaire comme une grosse bêtise.

QUOI ? C'est quoi cette mascarade ? Aurélien, toi aussi, tu...

bah demande à Emilie... Lazlo avait lancé sa réplique sur un ton de défi, insolent et plen d'aplomb.

Emilie, ma puce, as-tu vu Alice ? Éric se força à sourire à sa fillette de quatre ans, nez en trompette et bouclettes rousses en cascade qui chantait une comptine en marchant sur un fil imaginaire.

Qui, papa ?

Alice, chérie...

Alice chérie ? Comme... Alice au pays des merveilles ? Aurélien ricana, Lazlo se mit à sourire, visiblement surpris et amusé par l'imagination débordante de sa petite sœur.

comment ça, Alice qui ? Mais, ma milie, Alice, l'amoureuse de papa, elle était avec nous, là.... »

Émilie plongea ses grands yeux noisette dans ceux de son père en fronçant les sourcils. Et celui-ci comprit que la fillette ne savait absolument pas de qui il parlait, « pour de vrai », comme elle avait coutume de dire.

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