Le vent du boulet

missdori

Le vent du boulet. Il a senti le vent du boulet.

-« Alors ? »

-« C’est … »

Cela fait plus de dix ans que j’attends qu’il prenne ce genre d’initiative. Qu’il s’implique, juste un peu, plus que pas du tout en tout cas, dans cette famille. La sienne quand même. Alors ? C’est trop tard. Voilà, ce que j’ai envie de lui dire.

-« C’est super ! »

J’ai pris ma décision il y a des mois déjà. Le quitter. D’épuisement. Oui, c’est cela, d’épuisement. Ce n’est pas que je ne l’aime plus, simplement il est venu à bout de moi. Ses absences, ses oublis, sa nonchalance et cette impression qu’il donne de se foutre de tout, et surtout de nous, tout m’épuise.

 -«  … et pour Margot, j’ai pris… »

Il parle, il parle. Je l’ai rarement vu aussi animé. Sauf quand il discute de ses recherches, bien sûr, et pas avec moi. Trop technique, tu ne comprendrais pas ma chérie. Il parle, il parle et je ne comprends pas un mot, en effet. Il faut dire que je ne l’écoute pas. En revanche, je regarde. Je cherche un signe. J’inspire. Une odeur, peut-être ? Celle de la peur. Rien. Il  se tait. Il attend mon  jugement.

-« Qu’est-ce que tu en penses ? »

S’il y avait eu ne serait-ce qu’une once de satisfaction dans son ton, j’aurais tranché, à vif et sur le champ.

-« C’est…tu as pensé à tout. C’est vraiment… super. »

Je sursois.

Je n’ai pas dit que je renonçais. Je sursois et j’observe. J’attends le faux pas. Il y en aura un, fatalement. On  ne peut pas passer les quarante premières années de sa vie déconnecté du quotidien, bercé par l’illusion que les enfants s’élèvent tous seuls, que la nourriture apparait comme par enchantement dans les assiettes, que personne ne s’offusque si vous oubliez de venir la chercher à la sortie de la maternité, deux fois, et s’improviser du jour au lendemain « super-G.O ».

-« Et les poissons rouges ? T’as pensé aux poissons rouges. »

Oui. Ah ! Pas grave, j’attends. L’épée à la main, juste au-dessus de sa tête. Il trébuchera dans les derniers mètres, c’est certain.

Il est 8h50. Le départ est prévu pour 9h00. Les valises sont chargées, les filles, de plus ou moins bonne humeur, installées dans la voiture, et Laurent est en train de fermer le portail. Il a déposé les clés chez la voisine, qui doit nourrir le chat, hier soir, après avoir fait le plein de la voiture et vérifié la pression des pneus. Il a même réussi à persuader Clémentine de nettoyer la voiture, parce qu’il s’est souvenu que je déteste rouler dans une poubelle. Il a dû la soudoyer, probablement, mais on ne peut pas considérer que c’est un motif de divorce. Non, vraiment. Plus j’y réfléchis, puis il devient évident qu’il a reçu de l’aide. Il est impossible qu’il ait pu penser à tous ces détails. Ou alors, il a une liste, cachée quelque part, qu’il consulte dès que j’ai le dos tourné. Aurait-il été seulement capable d’élaborer ce genre de liste tout seul ? Certainement pas. Donc quelqu’un l’a aidé. J’ai déjà passé les filles à la question. Elles ne savent même pas où nous allons. Leur père leur a dit que c’était une surprise. Du coup, elles sont excitées comme des puces, même la plus grande ; la cadence de ses soupirs excédés s’est ralentie ! Au moment de monter dans la voiture, je me fige.

-« T’as appelé Emilie ? »

Laurent rougit. Premier faux pas. C’est ma sœur qui lui a filé un coup de main. Car, si moi je suis organisée, Emilie est la reine du parcours sans faute. Ce que vient d’exécuter Laurent.

-« Pour…pourquoi j’aurais dû appeler ta sœur ? »

J’ai presque de la peine pour lui quand j’entends sa voix trembler sur la dernière syllabe, le visage contracté par l’effort alors qu’il essaie de se souvenir à quelle ligne de sa liste il est écrit qu’il lui faut contacter sa belle-sœur.

-« Pour la prévenir qu’on partait. Histoire qu’elle ne se pointe pas à l’improviste. C’est ce que je fais toujours. »

Je vois les épaules de Laurent retomber d’un coup, de soulagement. Il passe une main tremblante sur son front.

-« Oui, j’ai… je gère. »

Je monte dans la voiture en n’en pensant pas moins. Emilie a organisé nos vacances de A jusqu’à Z, du contenu des valises des filles aux menues de la semaine à venir. Soit. Il n’en reste pas moins qu’elle n’aurait jamais fait cela de son propre chef.  C’est donc que Laurent est allé lui demander de l’aide. Peut-être n’a-t-il pas été jusqu’à envisager que je puisse le quitter mais du moins a-t-il senti le danger. Le vent du boulet ! Assez fort pour qu’il réagisse. C’est un bon point pour lui. Une raison suffisante pour que je renonce à mon tentative d’évasion ?  Cela fait des années que Laurent a cessé de faire des efforts pour notre couple. S’il s’imagine que quinze jours de vacances vont remettre les compteurs à zéro…

-« On est bientôt arrivés ? »

Je me tourne vers Clara ; ses narines sont pincées et son teint vire au gris.

-« Clara, tu… »

-« Tu peux reprendre un comprimé. Gabrielle, ils sont dans ton sac à dos, non ? »

-« Ouais, c’est bon j’lui donne. Allez, ouvre la bouche, Clarinette. »

Clara proteste faiblement. Je fixe Laurent. Très fort ! J’y vois encore la main d’Emilie mais quand même, chapeau. Toujours pas la moindre trace de satisfaction sur son visage. Je dois rendre  hommage à son self-control. Je remets à plus tard mon projet d’appeler ma sœur, la traîtresse. 10 ans, 1 initiative. Cela ne fait pas le poids, il doit s’en rendre compte. Je ne compte pas les cinq premières années de notre mariage ; j’arrivais encore à le trouver charmant, même lorsqu’il oubliait de me dire qu’il ne rentrerait pas à la maison, parce qu’il était à Londres, pour une semaine « Oh ! Je ne t’ai pas prévenu, ma petite chérie. ». Si je veux être tout à fait, tout à fait honnête, je suis en partie responsable de la façon dont notre association a tourné. Si j’avais, plus tôt et plus souvent, fait remarquer à Laurent qu’il s’éloignait de nous et de la terre, il aurait pu corriger sa trajectoire. Peut-être. Et puis je savais ce pour quoi je signais. C’est même une des raisons pour laquelle je l’ai choisi, cette habitude qu’il a de  planer très, très loin. Ca, et l’intense jubilation que j’ai éprouvée lorsque j’ai annoncé à mon père que j’allais épouser un fonctionnaire. Je mentais, Laurent était encore étudiant, et passer le concours pour être chercheur au CNRS n’était que l’une de ses options ; mais le spectacle du visage de mon paternel virant au cramoisi, tandis que les veines de son cou se raidissaient valait bien un petit mensonge. J’ai inscrit ce souvenir à mon panthéon personnel des meilleurs moments de mon existence, avec l’image de la tête de mon papa après que Laurent lui eut expliqué la teneur de ses recherches,  l’étude du bruit des dunes ! Cela revient-il à dire que j’ai épousé Laurent pour de mauvaises raisons ? Ou encore que j’envisage de le quitter pour des raisons encore plus mauvaises, puisque que ce sont les mêmes ?

Mal de tête.

-« Ca va ? »

J’ai l’impression qu’on me l’a affuté. Laurent passe généralement à côté des petits signaux de détresse que nous émettons. Pas par cruauté, il ne les voit tout  simplement pas.

-« Hum. J’ai juste un peu faim. »

-« Ah! On s’arrête pour manger dans…- il consulte le GPS – dans vingt minutes. »

-« On pique-nique ? »

-«  On va au Mc DO ? »

-«  P’tain ! »

Je me retourne vers Gabrielle.

-« Pardon ? »

-« Nan, rien. »

-« On va manger dans un relais, c’est plus simple. Désolé, Clém, tu sais que maman n’aime pas trop les fast-foods. »

J’entends les filles rirent sous cape  au mot  fast-food, à l’exception de Gabrielle qui lève les yeux au ciel en lâchant un soupir. Les deux plus jeunes sortent de la léthargie dans laquelle la route les a plongées et bombardent leur père de question sur notre destination.

-« Ca va nous plaire ? »

-« Y a une piscine ?  J’suis sure qu’y a une piscine. »

Laurent sourit mais garde le silence, au grand dam des filles.

-« p’pa, s’t’plait, dis-nous. »

-« Papounet… »

-« Allez, papa chéri, dis-nous ! »

Margot a passé ses mains entre le repose-tête et le siège et lui caresse la nuque pour le faire avouer. Il rosit. C’est sûr qu’il n’a pas l’habitude d’être l’objet de l’attention des gamines ; il rentre en général quand elles sont couchées et passe ses week-ends dans son bureau. Ou dans la lune.

-« Et toi, Gaby, on ne t’entend pas ?  Tu n’as pas envie de savoir où nous allons ? »

Je remercie le ciel que Gabriel ait son casque vissé sur les oreilles. Cela nous évite la situation de crise qu’aurait dû provoquer l’utilisation de son surnom. Personne ne l’utilise plus, du moins pas depuis ses 7 ans. J’imagine que Laurent a suivi plus ou moins ce qu’il se passait chez nous jusqu’à ce moment-là, ensuite…

-« C’est plutôt elle qui ne t’entend pas, papa. Vu qu’elle met sa musique tellement fort que… »

-« Ta gueule. Si tu crois que ça m’empêche d’entendre tes conneries. »

-« Maman, Gabrielle a dit un gros mot. »

-« J’ai mal au cœur. »

Je regarde ma montre. 1h30. Clémentine et Gabrielle ont tenu 1h30 sans se chamailler. C’est-à-dire sans s’adresser la parole. Un record. Je note dans un coin de ma tête que si Gabrielle a capté les paroles de sa sœur, elle a forcément entendu son père. Sans réagir, ce qui ne lui ressemble pas. Je me tourne vers Gabrielle, moins pour la sermonner que pour essayer de deviner ce qu’il se passe. Impossible, son visage est fermé comme une huître et elle baisse les yeux pour éviter de croiser mon regard.

-« Excuse-toi ! »

Gabriel grommelle ce que j’accepte de prendre pour un acte de contrition. Clémentine affiche un air ravi. Je la fusille du regard.

-« Vraiment ? Gabrielle, redonne un comprimé à ta sœur. Et toi Margot, je me passe de tes commentaires. Ca va aller ma Clara. On arrive dans cinq minutes. »

-« Tu dis toujours ça. »

-« Oui, mais là, c’est vrai. C’est marqué … »

-« Je peux pas lire, ça me donne mal au cœur. »

La voix de Clara grince. C’est mauvais signe.

-« On arrive bientôt, ma chérie… »

-« J’ai envie de vomir. »

-« Si elle vomit, je vais vomir aussi. »

-« La ferme, Margot. »

-« Maman, Gabrielle a redit un gros mot. « 

-« Stop ! Ca y est.  C’est  là. Clara, tu vois. Là, je sors de l’autoroute. On s’arrête dans deux minutes. Tu vas tenir. »

Clara est la première sortie de la voiture. Ses joues reprennent doucement une couleur normale. Laurent se baisse pour la prendre dans ses bras.

-« Wouah ! Tu pèses ton poids. »

-« Ben, oui. Je vais pas peser le poids de quelqu’un d’autre. »

La remarque fait rire Laurent, qui se dirige avec les filles vers le restaurant. Seule Gabrielle est restée en arrière. Elle fourrage dans son sac, le visage dissimulé par sa mèche. Elle relève brusquement la tête, surprenant mon regard.

-« Quoi ? »

Je hausse les épaules. Elle claque la porte et je verrouille la voiture. Je passe mon bras autour de sa taille pour l’entrainer vers le restaurant. Elle tressaille ; tout son corps est tendu comme un arc.

-« Qu’est-ce qu’il nous fait, là ? »

Gabrielle en veut à son père, terriblement, plus que toutes les autres, plus que moi sans doute. Parce qu’elle est jeune, intransigeante et aussi parce qu’il n’est pas son père, pas vraiment. Peut-être s’imagine-elle que celui auquel elle doit d’être née aurait été différent. Qu’il n’aurait pas raté, année après année, les réunions avec les profs, les concerts de fin d’année, les galas de danse, les fêtes d’anniversaire. Je prie pour qu’il en soit ainsi. Pour qu’elle ne cache pas d’autres blessures, comme la conviction d’avoir été deux fois abandonnée.

-« Il fait des efforts. »

-« Et ? »

Ah ! Gabrielle a beau donner l’impression d’être barricadée dans son monde, à l’abri de se musique et de ses longs cheveux, rien ne lui échappe.

-« Et… on va aller manger. Après on verra. »

Ce n’est qu’au moment du dessert que je m’aperçois que pas une fois Laurent n’a consulté son téléphone. Ni sa tablette. Il finit généralement les rares repas qu’il partage avec nous collé à l’un ou l’autre de ces accessoires. Clara réclame d’aller aux toilettes et, alors que je vais demander à Clémentine de l’accompagne, Laurent se lève.

-« Je t’accompagne. »

Clara pouffe et tire sur le bras de son père pour le faire assoir.

-« Mais tu peux pas rentrer dans les toilette des filles. »

-« Ah ! Ah ! Bon. Ah, oui ?»

Je vois un demi-sourire se dessiner sur les lèvres de Gabrielle. Quand elle surprend mon regard, son sourire s’efface et elle soupire. Clémentine se lève et prend la main de Clara.

-« Allez viens, Microbe. »

Laurent leur emboite le pas. Clara le regarde, offusquée.

-« Je peux quand même aller aux toilettes? »

-« Oui, mais alors pas dans celles des filles. »

Clara glousse en attrapant la main de son père. Je ramasse les vêtements laissés sur les chaises et traine Margot et Gabrielle à ma suite vers la voiture. Cinq minutes plus tard, Clara et Clémentine nous rejoignent. Pas Laurent. J’envoie Clémentine vérifier que son père ne nous cherche pas à l’intérieur. Elle part, râlant que c’est toujours elle qui est chargée des corvées. Gabrielle soupire. Clémentine revient, la mine plus renfrognée qu’à l’aller.

-« J’l’ai pas trouvé. »

Gabriel me prend de court.

-« T’as été voir dans les toilettes ? »

-« Eh ! J’vais pas dans les chiottes des mecs. »

-« Clémentine ! »

Gabrielle balance son sac à la figure de sa sœur et sort de la voiture comme un diable. Elle revient moins de deux minutes plus tard, pince sa sœur qui a laissé tomber son sac sur le plancher de la voiture et s’enfonce dans son siège.

-« Il n’y est pas. »

-« Il est où Papa ? »

C’est la voix fluette de Clara. Je vois dans le rétroviseur le masque de Gabrielle se remettre en place.

-« Je ne sais pas ma chérie. On va l’attendre un peu. »

J’essaie de joindre Laurent sur son portable. Sa sonnerie retentit dans la voiture. Je le savais. Je savais que ça ne durerait pas. Je m’attendais quand même à ce qu’il tienne ses bonnes résolutions plus de deux heures. La fatigue me tombe dessus d’un coup. Je rassemble toute mon énergie avant de lancer :

-« Bon, je crois que papa… nous fait du grand papa. Il doit être dans un coin en train de… réfléchir à quelque chose et il ne s’est pas rendu compte de l’heure. Alors… on va faire des équipes. Clara et Gabrielle, Margot et Clém et moi… euh avec moi. »

-« Mais c’est pas une équipe maman. Tiens, prends Edgar. »

Clara me tend son doudou.

-« Ok ! Moi et Edgard. La première équipe qui trouve Papa et le ramène à la voiture a gagné.

-« Et on gagne quoi ? » s’enquiert Margot.

-« Euh… »

-« Une glace. »

C’est Gabrielle qui a tranché ; la récompense semble au goût de tout le monde. Gabrielle prend la main de Clara et elles se dirigent vers la boutique de la station-service. Clémentine et Margot retournent dans le restaurant. Je reste seule, avec Edgar, sur le parking. Je suis chargée des extérieurs apparemment. Je vais faire le tour des bâtiments, oui, je vais commencer par là. Il a dû sortir par la mauvaise porte et n’a pas retrouvé la voiture, ou bien je vais le retrouver derrière un camion perdu dans des calculs, certainement. Je vais y aller. Dans un instant. Un instant. Le temps que je me calme, que j’arrive à démêler mes sentiments. Je suis tellement soulagée. Non, coupable, non, soulagée.

Les filles m’attendent près de la  voiture. J’ai fait le tour des deux parkings, regardé entre les camions, j’ai posé des questions aux caissiers, aux serveuses, à ce couple arrivé en même temps que nous. Laurent est grand, très mince, et blond. Il se remarque. Pourtant, personne ne semble l’avoir vu. Clara se précipite vers moi et je la soulève. C’est vrai qu’elle pèse son poids.

-« On n’a pas trouvé papa. Personne n’a gagné. »

-« Non, personne n’a gagné. »

Cela fait plus d’une heure que Laurent a disparu. Qu’est-ce que je suis censée faire ? Les filles me regardent, encore confiantes, même Gabrielle.

-« Bon, tant pis. Moi, je dis, on mange une glace quand même. »

-« Ouais ! »

-« Tant pis pour Papa ! »

Il n’y a que les deux plus jeunes qui se réjouissent. Je surprends un échange muet entre Clémentine et Gabrielle.

Nous nous installons près de la vitre, de façon à voir la voiture. Margot et Clara se chargent de mettre de l’animation. Clém et Gabrielle mangent en silence. J’ai un quart d’heure de répit au maximum. Ensuite, il faudra prendre une décision. Peut-être refaire le tour de l’aire d’autoroute. Mon regard balaye le parking, les pompes à essences. Une ambulance s’arrête près de notre voiture. Une ambulance. Je me lève si brusquement que ma chaise tombe.

-« T’as vu papa ? »

Une seule voix mais quatre paires d’yeux pleins d’espoir qui me fixent.

-« Non, non. Euh… vous restez là, OK ? Je reviens tout de suite. »

Clara se précipite sur moi et jette ses bras autour de ma taille.

-« Maman t’en vas pas. »

-« Mais… je vais juste aux caisses. »

-« Juste là ? »

Je fais oui de la tête et Clara desserre ses bras à regret. Plus j’approche de la caisse, plus les battements de mon cœur se font sourds. S’il vous plait, s’il vous plait, pas ça.

-« Excusez-moi. »

Le conducteur de l’ambulance se retourne vers moi, surpris. Il ramasse sa monnaie et me sourit.

-« Oui ? »

-« Vous… il y a eu… c’est-à-dire… vous savez s’il y a eu un accident… sur la route… quelqu’un sur la route… »

Son sourire s’efface. Je remarque alors les cernes sombres sous les yeux, les traits tirés. 

-« Des accidents ? Oui,  le dernier qu’on a ramassé c’était y a plus de deux heures. On revient juste de l’hôpital. Et moi, j’ai fini ma journée. »

-« Mais là, juste, dans l’heure, il n’y a rien eu ? »

-« Je peux pas vous dire. Faut écouter la radio, la fréquence de l’autoroute, ils annoncent les accidents. Ou vous pouvez leur demander, à eux. »

Du doigt, il pointe deux motards de la police. Je reste plantée devant la caisse si longtemps qu’une employée du restaurant vient me demander de me décaler pour ne pas gêner les clients. Les filles ont fini leur glace. Gabrielle a sorti un carnet  de son sac et distribué des feuilles à Margot et Clara. Elle leur donne des instructions mais son regard revient vers moi toutes les trente secondes. Les yeux de Clémentine brillent. Je regarde les motards puis les filles. Je pose mon index sur mes lèvres et voit une larme rouler sur la joue de Clémentine. J’essuie mes mains moites sur mon pantalon. C’est ridicule. S’il y avait eu un accident, si près, il y aurait eu quelque agitation. Et puis au fond de moi,  je sais très bien qu’il n’est rien arrivé à Laurent. Il est juste redevenu lui-même. Pourtant ma voix tremble lorsque j’interpelle les deux motards. Ils me confirment qu’il n’y a pas eu d’accident, pas de signalement de piéton sur la chaussée, rien d’inhabituel. En fait, la matinée a été anormalement calme. Le plus jeune des deux hommes est déjà remonté sur sa moto, impatient de partir. Peut-être qu’il a fini sa journée lui aussi. Le plus âgée me demande si j’ai perdu quelqu’un, à moitié sur le ton de  la plaisanterie. Je lui explique, un peu gênée, que mon mari a disparu. Depuis une heure. Il tente de me rassurer, une heure, ce n’est rien. Il est gentil. C’est inutile. Il n’est pas mort, pas blessé, pas malade, il est juste…celui que j’ai décidé de quitter. Je remercie l’agent et fais signe aux filles de me rejoindre. Notre destination doit encore être enregistrée dans le GPS ; il n’y a aucune raison que je prive mes enfants de vacances. En cherchant bien dans ses affaires, je suis certaine que j’arriverai à retrouver des indications sur les activités auxquelles il les a inscrites. Il sera toujours temps de s’occuper du divorce à notre retour. Je fouille dans mon sac, à la recherche de ma clé de voiture.

-« Papa ! »

Clara file comme une fusée vers le restaurant. Il est vide à l’exception d’un couple de personnes âgées et d’un homme d’une quarantaine d’années qui vient de sortir des toilettes. Gabrielle monte dans la voiture en poussant un soupir, Clémentine l’imite tandis que Margot se lance à la suite de Clara. L’agent de police a entendu le cri de la petite et s’est retourné. Mon regard va de son visage à  celui du parfait inconnu dans les bras duquel ma fille vient de se jeter.

 Synopsis

Juliette, décidée à quitter son mari,  lui donne une dernière chance car il a pris l’initiative d’organiser  leurs vacances. Sur la route, après le déjeuner,  Laurent disparait. Juliette décide de continuer sa route avec ses filles. C’est alors que la plus jeune se lance dans les bras d’un inconnu en l’appelant « papa ».

Tout, le comportement des filles, sa pièce d’identité, les photos qu’elle trouve sur son portable, indique que cet inconnu est son mari. Juliette panique mais son « mari » la persuade de reprendre la route. Le nouveau Laurent est un véritable « contrôle freak »  et lui rappelle son premier petit ami. Juliette fait une crise d’hyperventilation. Son « mari » s’arrête  et part chercher un sac en papier.

Lorsqu’il revient, il n’a plus la même tête, ni la même personnalité.  Juliette se croit folle, et sa crise empire. Le nouveau papa arrive à calmer les enfants que la panique gagne. Elle associe sa présence apaisante à son grand-père. Lorsqu’ils s’arrêtent à nouveau, elle voit disparaitre l’homme avec un pincement au cœur.

L’homme qui revient vers elle n’a rien à voir avec le précédent. Juliette pense maintenant qu’elle est morte, ainsi que ses enfants, dans un accident. Une remarque de sa fille lui fait penser à ce professeur de sciences naturelles dont elle était amoureuse au lycée. Son discours lénifiant l’endort quelques minutes après qu’ils aient repris la route.

Une voix hostile la tire du sommeil. En quelques secondes, elle reconnait le seul de ses ex. qui ait jamais levé la main sur elle. Elle n’attend pas le prochain arrêt et le jette quasiment hors de la voiture. Bouleversée, elle  s’arrête sur une aire d’autoroute.

Lorsqu’elle sort des toilettes, les enfants entourent un autre inconnu. Quel fantôme de ses amours passées incarne-t-il ? John Wayne, le premier acteur qui l’a faite rêver. Peut-on être à la fois morte et folle ? A la faveur d’une crise de rires hystériques, elle change d’homme.

C’est son père. Cette façon de  la rendre responsable de tous les mots de la terre n’appartient qu’à lui. Les répliques acerbes fusent, la voiture cale. Hors de lui, Laurent plante là sa petite famille.

Une dépanneuse s’arrête quelques minutes plus tard. Son nouveau compagnon en descend. Son dévouement timide lui rappelle un jeune homme avec les sentiments duquel elle a joué pendant des années. Honteuse, elle profite de la première occasion pour s’éclipser en espérant que son mari aura changé à son retour.

C’est le cas. Son mari lui propose de quitter l’autoroute. Elle cède à cet homme, qui lui rappelle le seul qu’elle ait quitté alors qu’elle l’aimait encore. Elle s’efforce de ne pas le lâcher une seconde, pour ne pas le perdre à nouveau, mais le sommeil a raison d’elle.

Elle se réveille à côté de son « vrai » mari sur leur lieu de vacances. Il l’abandonne à ses angoisses et va se coucher. Au creux de la nuit, elle retrouve  son avant-dernier « mari », l’homme qu’elle aime encore. Il lui demande de ne plus avoir peur et de venir avec lui.

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