La Petite Souris

vejd

Un jeu qui tache...

     Vernant plongea sa main tremblante jusqu'aux cartes disposées en un éventail de souffrances. Les deux lui laissèrent la primauté du geste en signe de bienvenue. Dans sa tête résonnaient encore les mots du directeur du casino :
- Nous piocherons chacun à notre tour une carte. Le joueur qui pioche la carte attribue à un autre joueur un châtiment corporel. Plus la carte est haute, plus il convient que le châtiment soit... Caliban avait marqué une légère pause... important.
     Simon Vernant n'était qu'un imposteur, fils d'ouvrier entretenu par ses maîtresses, douairières et femmes mariées. L'argent était son unique aimant, sa boussole, car il était dévoré par l'ambition d'appartenir à cette petite bourgeoisie provinciale. Il venait chaque semaine chercher la reconnaissance convoitée au casino de Sidrac-en-Liève. Il aimait entendre bruisser les robes de taffetas, le velours des vestons, respirer le numéro cinq et la fumée des cubains. Alors, quand Albert Caliban l'avait invité jusqu'à cette sombre arrière-salle, il l'avait suivi sans hésiter. Il lui avait présenté Giacomo Palinotti, le troisième joueur, magicien italien qui se produisait depuis trois mois dans un théâtre du centre-ville.
- Monsieur Vernant, nous vous observons depuis un moment. Nous pensons que vous êtes comme nous : à la recherche de nouvelles expériences. Voilà pourquoi nous voulions vous convier à notre jeu, avait-il confié, fiévreux.
     La flatterie guidait sa main jusqu'aux cartes. Brusquement, Vernant en tira une. Il savait que c'était son unique passeport pour pénétrer ces cercles d'opulence. Il imaginait qu'il goûterait à de mystérieuses délices, qu'il serait initié à de profonds secrets. Il irait jusqu'au bout, prêt à tout pour venger l'injustice de sa naissance.
- Roi de pique ! Vous commencez fort, dit Palinotti en brodant sa parole de son accent italien.
- Choisissez une punition à infliger et désignez la personne qui l'endurera ! ordonna Caliban.
Vernant réfléchit quelques instants.
- Ce sera vous, Monsieur Caliban ! Vous vous arracherez un ongle, balbutia-t-il.
- Vous plaisantez ?! Roi de pique ! s'indigna Palinotti. Si je puis vous conseiller, vous devriez au moins demander à Albert de se crever un œil.
Vernant était déstabilisé par la froideur du magicien. Sur son front perlait une discrète sueur, mais sa figure demeurait impavide. Il se reposa sur l'avis de Palinotti : le suivre permettait de rendre ce dernier responsable de la barbarie.
Aux mots de Vernant, le directeur passa sa main sous sa chaise et en tira un large couteau. Il toisa placidement Vernant et s'enfonça lentement la lame dans l'œil droit. Caliban poussa un impérieux cri de douleur. Un liquide purpurin s'échappa de son orbite, dévalant le relief de son visage. Palinotti sortit promptement un mouchoir de sa poche et le tendit à son voisin.
Vernant était impressionné, mais ravalait sa salive discrètement, désireux que sa mine affichât l'expression de celui qui en avait vu d'autres. Néanmoins, le galop de son cœur le trahissait et faisait chanter à son thorax une mélopée sinistre qui fouettait ses veines par de petits frissons électriques.
- Quatre de trèfle ! s'écria Caliban, la main gauche entourée du chiffon, appuyant puissamment sur son œil, sa main droite tenant la carte qu'il venait de piocher. Je désigne Vernant. Arrachez-vous quatre dents ! Vous trouverez une pince parmi les outils sous votre siège.
Vernant tâtonna, passant sa main droite sur le sol et agrippant un objet à l'allure rubigineuse. Ses doigts trémulaient, battant l'horreur de cette partie. Il prit une profonde inspiration et enfourna les tenailles rouillées dans sa bouche, choisissant d'en extraire les molaires.
Il repensait au sacrifice que venait de faire Caliban, quelques instants avant lui. Il retira la première dent avec difficulté, hurlant pour expier son tourment. La punition rendait un bruit effrayant, comme un parquet qui grince. Parvenant jusqu'à la quatrième molaire, et fixant le mouchoir pourpre de son bourreau, Vernant pantelait et sa vue commençait à se troubler. Dans son effort, sa vision ne quittait pas l'œil droit du directeur. Il blêmit, tandis que ses yeux se gorgeaient d'obscurité. Alors, Caliban souleva doucement son mouchoir en arborant un léger rictus. Éperdu, Vernant s'effondra sur le sol, perdant connaissance.
     Il reprit lentement ses esprits. La tête baissée dans la nuit noire, il distingua sous ses pieds les serpentements d'une étroite rivière que la lune éclairait d'une indolente lueur. Les nitescences de l'astre brûlaient la surface du cours d'eau et donnaient l'impression que des centaines de pupilles ignées attendaient sa chute avec appétit. Découvrant ce spectacle, il s'agita avec véhémence. Rapidement, il comprit qu'il pendait dans le vide, ses mains liées dans le dos. Sur chacun de ses pieds, il pouvait sentir un poids immense : de grosses sacoches noires y étaient ficelées et les cliquetis de leur contenu rendaient un rire démoniaque.
- Vous êtes enfin réveillé ? dit une voix glaciale au-dessus de lui.
Vernant reconnut la voix du directeur. Il leva les yeux dans sa direction et découvrit sa silhouette sur le pont ; son visage était intact.
- Votre œil ? interrogea le pendu.
- Un artifice de Monsieur Palinotti.
- Pourquoi me faites-vous cela ? geignit Vernant.
- Parce que mes draps empestent votre odeur... Mais je suis beau joueur. Vous êtes lesté par les jetons de mon casino. Et cette petite fortune vous fera bientôt redescendre sur terre ! lança-t-il d'un ton comminatoire.
Caliban sortit de sa poche le couteau à la lame empourprée et trancha subitement la corde. Vernant chuta dans la rivière. Immergé, il se débattit quelques secondes, épouvanté par la fin promise, son instinct tendu vers la nécessité de respirer. Soudainement, il découvrit que ses pieds touchaient le fond et que, s'étirant de tout son long, son visage pouvait regagner la surface. Il eut un profond soupir de soulagement : désormais, il était riche...

 

 

  • J'adore ! Entre Saw et Les Joueurs... J'en ai mal aux yeux et aux molaires

    · Il y a environ 10 ans ·
    Images 500

    anton-ar-kamm

    • Merci ! lol...

      · Il y a environ 10 ans ·
      3249 bda7

      vejd

  • Mais il se passe quoi dans ta tête??! J'ai lu ça en me cachant les yeux, comme quand on regarde un film d'horreur :D Bien joué!

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Y K

    • LOL merci ! Bravo pour le concours Airbnb ! et j'ai lu "mon premier amour". Maintenant, je regarde les batteries différemment...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      3249 bda7

      vejd

    • :D

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Y K

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