La photo

lwsiffer

La vision que nous avons de nous-mêmes est différente de celle que les autres ont de nous.

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« C'est pas possible ça ! Je ne suis bien sur aucune photo ! » Mathilda continua à faire défiler les photos prises la veille avec ses amies. « Celle-là est flou… là je suis trop de profil… Raah !! Sur celle-là je ferme les yeux ! »

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Elle pivota sur son siège et se leva pour aller scruter son visage dans le miroir. « Je suis pas moche quand même ! » Elle resta quelques minutes à s'observer avant de retourner s'assoir devant son ordinateur. Un message était apparu en bas de l'écran.

-Tu es toujours là ?

Elle hésita quelques secondes avant de pianoter sans entrain sur son clavier.

-Oui. Désolée je n'ai pas de photos à te montrer.

-Oh, dommage ! J'aimerais bien savoir à quoi tu ressembles !

-J'en prendrai quelques-unes rapidement si tu veux. J'ai un appareil photo numérique.

-J'ai hâte de voir ça, mais là je dois te laisser, à la prochaine !

-A plus !

Mathilda resta pensive devant son écran. « Pourquoi ils veulent toujours qu'on leur envoie une photo ?! Ça m'agace ! » Ce n'était pas le premier garçon avec qui elle chattait sur le net, mais c'était le premier avec lequel elle s'entendait si bien. Elle avait envie que ça marche. « Bon, il faut vraiment que je trouve une photo à lui envoyer ! » Elle se leva d'un bond, ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit son appareil photo.

Avant de se tirer le portrait, elle retourna devant la glace pour vérifier que tout était en ordre. Les cheveux : ok. Les yeux : ok. La bouche : ok. Elle tourna l'objectif de l'appareil vers elle et tira une vingtaine de photos sous différents angles. Dès qu'elle eut fini, elle se précipita sur son ordinateur pour regarder le résultat, mais au fur et à mesure qu'elle faisait défiler les photos, son visage s'assombrissait.

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« C'est quoi cette tête horrible ?! Mes yeux ne sont pas comme ça normalement ! On dirait que j'ai le visage marqué ! Et mon nez, pourquoi il fait une bosse comme ça ? » Une fois de plus, elle supprima toute les photos. Les larmes aux yeux, elle se sentit déprimée et décida d'aller se coucher sans rien manger.

 

 

Le matin suivant, retrouvant un peu de son énergie, elle s'apprêta pendant plus de deux heures et prit quelques clichés, qu'elle passa directement en revue sur l'appareil. Mais là encore, ce fut une déception. « Je ne comprends pas. Quand je me vois dans le miroir, je ne suis pas comme ça ! »

Prise d'une illumination, elle tira une photo de son reflet et là, miracle ! La photo la représentait exactement comme elle se voyait. Pas un canon de beauté, mais une jolie fille quand même. Elle compara cette dernière photo avec la précédente.

« Evidemment quand je me vois dans le miroir, je suis inversée. Mais alors ça veut dire qu'en vrai, j'ai toujours cette sale tête ? C'est fou ! Pourquoi une telle différence ? Je pensais être jolie mais, si ça se trouve, depuis le début je suis laide ! LAIDE ! »

Toute l'après-midi, Mathilda resta les yeux rivés sur son ordinateur, passant d'une photo à l'autre inlassablement et notant toutes les différences qu'elles pouvaient trouver. En début de soirée, un bruit familier la sortit de sa contemplation. Quelqu'un lui parlait sur la messagerie instantanée.

 

-Salut ! T'es là ?

C'était David, le garçon avec qui elle chattait la veille. Elle avait envie de l'ignorer mais se décida néanmoins à répondre.

-Salut, comment tu vas ?

-Super, je viens d'apprendre que je passais en 2ème année !

-Félicitations !

-Pour l'occasion, je me disais qu'on aurait pu se rencontrer toi et moi. Si tu es d'accord bien sûr.

Mathilda sentit son cœur s'emballer.

-Oui je suis d'accord !

-Génial ! Tu es libre vendredi prochain ? On aurait pu se retrouver au café sur la place de la mairie.

-Je vois où c'est, ça me va.

-Ok, on dit 14h30 ?

-14h30, c'est noté !

-T'as eu le temps de prendre des photos ?

Mathilda se figea devant son écran et repensa aux photos prises dans la matinée. Elle ne savait pas quoi répondre.

-Tu as vu ma photo de profil mais je ne sais toujours pas à quoi tu ressembles.

« Mince ! Si je ne réponds rien, il va peut-être m'en vouloir. Ou laisser tomber. »

-Si tu m'en envoies une, je pourrai te reconnaître au café.

Paniquée, Mathilda choisit la photo de son reflet et l'envoya sans réfléchir. En quelques secondes, le fichier arriva à son destinataire.

« Merde ! Merde ! Merde ! Qu'est-ce que j'ai fait ?! »

-Cool ! Merci ! T'es mignonne tu sais !

-Merci.

-Je te dis à vendredi alors !

 

Mathilda tournait en rond dans sa chambre, la tête dans les mains. « Mince, mince, mince, mince ! Comment je vais faire ? Je lui ai envoyé la photo de mon reflet ! Mais je ne peux pas être si différente que ça. Mais s'il voit la différence ? Mais c'est toujours moi. Et s'il est déçu ? S'il pense que je l'ai trompé sur la marchandise ? »

Elle se planta devant le grand miroir de sa chambre et toisa son reflet. « Pourquoi tu es jolie et pas moi ? » lui dit-elle. « Je devrais être toi… Je suis toi ! Alors pourquoi je ne te ressemble pas ? » Elle pointa son double du doigt et plongea son regard dans le sien.

-Ce n'est pas juste ! Je devrais être à ta place et toi à la mienne. 

 


Deux jours plus tard, Mathilda se rendit au parc en traînant les pieds. Elle devait retrouver son groupe d'amies pour un pique-nique mais n'était pas d'humeur. Quand elle arriva, elles étaient déjà toutes là.

-Salut Mathilda !

-Salut. Désolée pour le retard.

-T'as encore passé des heures à te préparer ? demanda Charlotte.

-Non pas du tout, en ce moment j'ai du mal à me regarder dans une glace.

-Ah bon ? Pourtant je te trouve vachement bien aujourd'hui.

-C'est vrai ! On dirait que tu as changé quelque chose, renchérit Nadia.

-C'est peut-être l'amour qui la rend belle, ironisa Laura.

-Ah oui c'est vrai que tu as trouvé un garçon sur internet. Alors, raconte ! Ça se passe comment avec lui ? la questionna Laura.

-Eh bien… Je le rencontre vendredi ! s'exclama Mathilda toute excitée.

-C'est super ! T'auras intérêt à tout nous raconter !

-Si on prenait une photo maintenant qu'on est toutes là ? Je vais demander à quelqu'un de nous prendre avec mon appareil, proposa Charlotte en s'éloignant vers un passant.

 

Le soir même, Mathilda reçut le cliché dans sa boîte mail. Elle n'en croyait pas ses yeux. Pour une fois, elle se trouvait bien sur une photo. Pas étonnant que ses amies l'aient complimentée. Toute heureuse, elle voulut s'admirer devant la glace. Mais là, horreur ! Elle avait cette tête qu'elle détestait tant voir sur les photos. « Argh ! C'est quoi cette tête ?! Je dois être fatiguée, il vaut mieux que j'aille me coucher pour être en forme demain pour mon rendez-vous. »

Elle eut bien du mal à s'endormir tant elle appréhendait cette rencontre. Elle se leva plus tôt que prévu et prit le temps de bien se préparer. Elle arriva un peu en avance au café et s'assit à la terrasse en attendant David. Elle épiait les alentours, tendue sur sa chaise, quand elle le reconnut au loin. Elle se contracta un peu plus mais, quand il s'approcha, un grand sourire aux lèvres, elle se détendit un peu.

-Salut !

-Salut, répondit-elle en se levant pour lui faire la bise.

-Je n'ai eu aucun mal à te reconnaître, tu es comme sur la photo, dit-il en s'asseyant en face d'elle.

A ces mots, Mathilda se sentit soulagée mais éprouva une brève sensation de malaise, sans savoir pourquoi.

 

 

Depuis une semaine, Mathilda vivait sur un petit nuage. Elle voyait David presque tous les jours et tout se passait bien entre eux. Ils avaient commencé à sortir ensemble dès le lendemain de leur première rencontre et se sentaient bien l'un avec l'autre. Pourtant, quelques fois, Mathilda se sentait mal à l'aise sans raison. Elle avait décidé d'en parler à Charlotte alors qu'elles déjeunaient ensemble ce midi.

-Peut-être qu'au fond de toi, tu trouves que ça va trop vite ?

-Tu crois ?

-Ben je sais pas, ça fait pas longtemps que vous sortez ensemble mais vous vous voyez tout le temps.

-Oui c'est vrai… Mais il me plaît vraiment et on s'entend bien.

-A lui aussi tu lui plais non ? C'est lui qui t'as fait adopter un style plus naturel ?

-Comment ça ?

-Sans maquillage je veux dire.

-Hein ? Ah…oui, mentit-elle.

En vérité, elle avait de plus en plus de mal à se regarder dans le miroir, si bien qu'aujourd'hui, elle avait renoncé à se maquiller.

-Ça te va bien d'ailleurs. Tu es plus belle qu'avant je trouve, non pas que tu ne l'étais pas déjà !

Mathilda eut une drôle de sensation dans le ventre. « Qu'est-ce qu'elle raconte ? Je dois être horrible sans maquillage ! »

 

Le soir même, elle avait rendez-vous chez David pour une soirée ciné. Après le film, ils commencèrent à s'embrasser et à se peloter sur le canapé.

-Humm, t'es encore plus mignonne ce soir, murmura-t-il.

-Quoi ?

-Je te trouve mignonne sans ton maquillage, répéta-t-il.

Mathilda se sentit de nouveau troublée et réalisa que ces malaises se produisaient quand on la complimentait sur son physique. Elle se redressa, forçant David à en faire de même.

-Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il surpris.

-Tu me trouves jolie ?

-Ben oui, bien sûr.

-Pourquoi ?

-Pourquoi ? répéta David sans comprendre. Euh…

-Je suis moche ! Je suis affreuse !

-Mais arrête, pourquoi tu dis ça ?

-Je m'en vais, décida-t-elle après quelques secondes.

-Quoi ? Mais attends ! s'exclama David alors que Mathilda se levait pour partir.

Elle se précipita pour sortir et courut jusque chez elle. Sur le chemin, les pensées se bousculaient dans sa tête : « Avant je me trouvais bien, mais depuis quelques temps, j'ai l'impression de devenir de plus en plus moche. Alors pourquoi tout le monde me dit que je suis plus belle qu'avant ? Ça n'a aucun sens ! »

Arrivée chez elle, elle se posta devant le miroir. « Ce visage me dégoûte ! Quand je me trouvais moche sur les photos, c'est lui que je voyais, mais dans la glace, je me trouvais belle. Maintenant tout est inversé ! Mais qu'est-ce qui est vrai ? Quel est mon vrai visage ? Celui que je vois maintenant ? Celui que je vois sur les photos ? Celui que les autres voient ? »

Mathilda resta debout toute la nuit, obnubilée par son apparence. « C'est forcément à ça que je ressemble. C'est mon vrai visage. Alors c'est vrai, je suis moche mais je refusais de le voir. Seules les photographies me montraient la vérité. Mais maintenant je peux le voir. »

Elle arpentait l'appartement en long et en large, scrutant son reflet partout où il était visible : le grand miroir de l'entrée, la fenêtre du salon, la vitre du four, la petite glace de la salle de bains… Elle sortit même son miroir de poche.

« Je suis moche, moche, moche ! Ce sont les autres qui me mentent ! Mais pourquoi ? Est-ce que Charlotte essayait de ne pas me blesser ? Ou alors elle est jalouse que je me sois trouvé un petit ami et elle me ment pour que je m'enlaidisse encore plus ! Et lui, pourquoi il sort avec moi ? Est-ce qu'il a pitié de moi et n'a pas osé me rejeter ? Ou alors je lui sers de faire-valoir pour mettre sa beauté en valeur ? Pourtant il avait vu la photo… La photo ? »

Mathilda se rua sur son ordinateur, mais elle eut beau chercher, impossible de retrouver cette photo. Elle attrapa son appareil et tira plusieurs clichés. Maladroitement, elle inséra la carte de l'appareil dans l'ordinateur.

 

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« Mais qu'est-ce que… Elles sont toutes floues ! » s'exclama-t-elle en continuant à les faire défiler.

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« Non, attends ! C'est mon visage qui est flou ! Uniquement mon visage ! »

Paniquée, elle courut d'un miroir à un autre dans tout l'appartement, les lèvres tremblantes.

-Non… Non… Non ! Non ! Non !!

Son visage lui apparaissait flou, peu importe l'endroit où elle le regardait. En proie à l'hystérie, elle se mit à hurler et brisa les miroirs à coup de poings, s'acharnant jusqu'à s'en faire saigner les mains. Quand la pression retomba, elle s'assit au milieu du salon et resta prostrée au milieu des bris de verres.

 


La sonnette de la porte retentit pour la troisième fois.

-Mathilda ? Mathilda, tu es là ? cria David à travers la porte.

Il n'obtint aucune réponse. Il sortit son téléphone de sa poche pour l'appeler. Il avait déjà essayé plusieurs fois de la joindre et lui avait laissé des messages, mais sans nouvelles d'elle depuis plusieurs jours, il avait décidé de se rendre directement chez elle. Personne ne décrocha mais il entendit la sonnerie d'un portable qui semblait venir de l'intérieur.

-Mathilda ! Je sais que tu es là, ouvre ! implora-t-il en tambourinant sur la porte. Je ne sais pas ce qui s'est passé la dernière fois mais tu peux me parler ! Il faut que je te voie !

Il attendit quelques minutes, essayant de capter un son provenant de l'appartement, mais il ne perçut aucun bruit, aucun mouvement. A tout hasard, il essaya d'ouvrir la porte. Elle n'était pas verrouillée. En pénétrant à l'intérieur, il remarqua que les rideaux étaient tirés et que l'appartement était plongé dans la pénombre. Il fit quelques pas et quelque chose crissa sous ses chaussures.

-Du verre ?

Il avança prudemment jusqu'au salon et, alors que ses yeux s'habituaient à l'obscurité, il perçut une présence au milieu de la pièce.

-Mathilda ! s'écria-t-il en se précipitant vers elle.

Elle était accroupie au-dessus de quelque chose. Il se pencha vers elle et posa une main sur son dos pour la faire réagir, mais lorsqu'elle tourna la tête vers lui, il hurla de frayeur et tomba en arrière.

-C'est pas vrai… Mathilda, qu'est-ce que t'as fait ?!

Un morceau de miroir à la main, Mathilda lui souriait comme si elle n'avait jamais été aussi heureuse. Ou peut-être était-ce les énormes coupures qui partaient des commissures de ses lèvres qui donnaient l'impression que son sourire était immense. Elle détourna la tête et reporta son attention sur le miroir brisé posé au sol, dans lequel elle s'admirait.

-Tu trouves pas que je suis belle maintenant ?

  • Merci !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    lwsiffer

  • Formidable nouvelle ! Comment vous dire : Je l'ai avalé, bu de mes yeux. Le début de votre histoire ressemble un peu à la mienne : j'envoie une photo, je me trouve pas mal et puis je l'agrandit et là, honte et horreur, je me trouve moche, moche, moche ! Pa moyen de revenir en arrière...heureusement pas de fin sanglante comme celle de Mathilda ...seulement de la résignation. Bravo pour ce dénouement inattendu !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

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