LA POINTE DU GROUIN

giuglietta

LA POINTE DU GROUIN

Le 26 juin 2006, Maud est montée dans sa deux-pattes

verte, a démarré, s'amusant comme à l'ordinaire, du

bruit désuet de son moteur ronronnant, pris la route de la

Pointe du Grouin, foncé vers le bâtiment du Syndicat

d'Initiative, un ancien phare vaguement transformé en

musée maritime à destination des touristes, peiné un peu

à grimper la pente faible qui mène au bord de la falaise,

embrayé à fond, décidée à jeter la voiture dans la mer. Il

y avait, elle en était consciente, quelque chose de ridicule

à rouler si lentement vers la mort. Pourtant, elle avait

souhaité que sa fin fût à l'image de sa vie entière :

déterminée mais tranquille.

Maud avait souvent songé à cette dernière

journée. Toujours su que sa mort n'arriverait pas par

hasard. Elle s'était depuis longtemps acclimatée à l'idée

du suicide. Adolescente, elle n'avait aucun doute : elle

n'agoniserait pas sur un lit d'hôpital, ne crèverait pas au

milieu du salon-télé de la maison de retraite ; elle ne

mourrait pas foudroyée par une attaque, broyée dans le

déraillement d'un train, déchiquetée par un attentat. Elle

ne s'était jamais imaginée poignardée par une femme

jalouse, agressée par un junkie, victime collatérale du

braquage d'une banque. La certitude qu'elle choisirait

elle-même la date et le moyen d'en finir l'avait donc, en

douceur, accompagnée toute sa vie et, l'heure étant venue,

elle tentait d'accomplir sa propre prophétie.

Une caricature de baba-cool, la Maud. Visage

rond, lunaire, de grands yeux clairs, un nez court, une

bouche plutôt mince, le teint pâle comme tant de petites

bretonnes, des cheveux longs qui n'ont jamais connu les

ciseaux du coiffeur, souvent attachés à la va-vite, par une

de ces barrettes de cuir qu'on achète sur les marchés d'été.

Elle n'est ni franchement belle, ni carrément moche, son

sourire la rend bien jolie, elle sourit tout le temps alors ça

va.

Elle recueille les chats perdus, les chiens errants,

les hérissons blessés, donne aux oiseaux des miettes de

pain - complet - aux beaux jours et du gras en hiver,

héberge les paumés de passage, son karma la protège,

personne n'a jamais piqué dans son porte-monnaie.

Bénévole aux Restos du Cœur, elle fuit le travail

salarié... En principe en tout cas, son mi-temps officiel,

comme assistante sociale, se transforme en journée de dix

heures dès qu'il y a une urgence et, dans le social, les

urgences ne sont pas si rares, n'est-ce pas ?

Sa bicoque est évidemment biscornue, forcément

surchargée de tentures mauves, coussins chamarrés,

photos encadrées et aquarelles évanescentes. Bougies,

encens, mobiles colorés, cailloux roses et pierres qui

guérissent, rien ne manque au décor, pas même les

statuettes rapportées d'une mission en Afrique, ou le petit

Bouddha rondelet et doré, yeux clos, sourire énigmatique,

doigts de pied dodus comme ceux d'un nouveau-né.

Par rejet de son éducation catholique, un temps

elle s'était tournée vers la prétendue sagesse venue

d'Asie. "Une philosophie, pas une religion". Elle en est

revenue. La misogynie des préceptes enseignés l'a

rapidement détournée du dogme dissimulé sous le safran

des robes et du tintement exotique des clochettes. Le

Bouddha est resté, parfois on ne sait pas bien pourquoi on

conserve les choses, peut-être pour ne pas se renier

totalement, pour s'assumer comme on disait dans les

seventies. Années où elle connut les pièges de l'amour dit

libre. Les joies aussi de cette liberté. Aimer deux hommes

- même une fois deux hommes et une femme - . Ça ne

dure qu'un temps... Mais puisque tout s'achève...

Elle ferme les yeux sur les retards ou les absences

des Rmistes aux rendez-vous de "suivi", le flicage c'est

pas son truc. Mais elle déploie une énergie intense pour

faire embaucher un jeune gars qui en veut, et dont

l'espoir menu réside dans l'idée qu'il se fait du bonheur :

un emploi, un crédit, une femme, deux enfants, un écran

plat, une bagnole. Têtue, elle valorise les talents qu'a ce

jeune, talents dont la famille, la société, ses propres

doutes, tentent de le détourner.

Si Yann aime le foot, la peinture, la guitare, elle

l'encourage en douce, tente de lui prouver qu'il est artiste

et que c'est une chance. Que peut-être bosser comme

équarrisseur à l'abattoir local de porcs n'est pas le seul

moyen de se "réaliser".

Pour elle, Maud garde si peu de temps, les

journées passent vite. Comme la Céline d'Hugues Aufray,

elle laisse la vie défiler sans penser à elle-même.

Alors un matin de juin, elle se réveille, dans sa

jolie maison claire qui lui ressemble tellement, entourée

de ce petit jardin fleuri que bien des villageois lui

envient. Elle a cinquante ans, se retourne pour la

première fois sur toutes ces années passées, et les

découvre vides, chapelle de granit emplie de l'écho du

silence. Elle sonde son cœur solitaire, qui tinte faiblement

comme une cloche au vent.

Quelle idée aussi d'ouvrir cette malle dans

laquelle elle a, au fil du temps, empilé notes, poèmes, des

bribes de journal intime, des débuts de roman, un titre

seulement parfois, avec la vague idée toujours repoussée,

de relire tout ça, de classer, taper peut-être certains textes,

pourquoi pas, les faire publier ? Cette malle-fouillis lui a

toujours fait peur au fond, même si elle ne voulait pas se

l'avouer.

À quelques reprises déjà, elle a pioché au hasard

dans ces feuilles volantes, carnets, cahiers, réalisé à quel

point le ton de tous ces écrits était nostalgique, triste en

fait, ou carrément désespéré.

«Je vivrai sûrement très longtemps car il y a

encore mes livres à écrire, et l'homme de ma vie que je

n'ai pas encore rencontré». Elle l'avait déjà lue et relue

cette phrase, notée vingt ans plus tôt, avec la certitude

qu'il s'agissait d'un horoscope intime, parfois. En

souriant, toujours. Une ou deux fois ressentant un malaise

amer, fielleux, sournois.

Et puis ce matin, les mots ont pris tout leur sens.

Comme si elle les découvrait pour la toute première fois.

Comme si c'était une autre personne, ou plutôt un démon,

un mage sombre, qui la narguait à travers ce message, lui

disant : «Ce qui aurait été possible ne l'est pas, ne l'est

plus, ne le sera jamais, tu as laissé passer ta chance».

Vingt ans que pleine d'espoir, et pour dire quelque

chose, un soir de printemps qui voyait bleuir les

premières agapanthes, elle avait écrit cette phrase toute

simple, toute bête, mais comment vingt années avaient-elles

bien pu passer sans que rien n'ait changé ?

Pour être honnête, et Maud l'est, avec les autres,

avec elle-même, elle a quelquefois poussé l'introspection

à s'en faire mal, comme une boulimique se fait vomir,

enfonçant loin les doigts au fond de sa gorge. Elle s'est

regardée bien en face, pour de vrai, dans son miroir de

Venise, et pour de vrai aussi jusques aux tréfonds de son

âme, se demandant pourquoi elle rêvait au lieu de vivre,

songeait au lieu d'écrire, encourageait les autres,

s'abandonnant elle-même.

Elle n'a pas trouvé d'explications à cette sorte de

paralysie qui la tient. Elle n'en connaît pas les causes. Ses

parents l'aimaient, et l'ont poussée dans les études comme

dans les voyages. Ses professeurs appréciaient cette élève

studieuse mais comme absente, étourdie et maline, timide

et bavarde, et lui passaient beaucoup de choses qu'ils

punissaient chez d'autres.

Maud habite loin du drame. Le père d'Yvonne

abusait d'elle, Françoise se croit responsable de la mort

de son petit frère, Jean était battu comme plâtre dès qu'il

rapportait des notes en dessous de la moyenne. Mais

Maud, Maud, Maud ? Bien sûr la mort de sa grand-mère

a sonné le glas de son insouciance d'enfant. Cette grand-mère

aux herbes qui soignent, grand-mère-galette, grand-mère-

lectures du soir, lui manque encore maintenant. On

ne bousille pas toute une vie parce que Mémé est morte

quand on avait 10 ans...

À quelques reprises, elle a envisagé de

commencer une psychothérapie, puisque décidément

toute seule elle ne trouvait pas ce qui l'empêchait

d'avancer, d'agir, de créer. Quand on ignore ce qui ne va

pas, est-il seulement possible d'en guérir ? Et en avait-elle

seulement envie, Maud, d'avancer, d'agir, de créer ?

Avancer comment, agir pourquoi, et créer quoi ?

On se rassure comme on peut. Elle se rassurait :

«Mon travail est utile, je rends service aux gens, je suis

quelqu'un de bien je crois, "juste quelqu'un de bien". Mon

jardin est joyeux, ma maison est charmante, mes chats se

portent bien et j'ai la chance d'avoir quelques amis». On

se rassure, et les "Oui mais" on n'a pas le temps de se

pencher dessus, on les balaie sous le tapis parce qu’il y a

du soleil à Cancale, du vin blanc dans les verres, les

copains, la musique.

On se console... parce que d'autres gens meurent,

en Éthiopie, au Timor, au Rwanda. Parce que la mère Le

Bris va se faire expulser, que Germain perd demain sa

place de cantonnier. Parce que des employés à la Ville de

Paris dorment dans leurs voitures. Que les bois dans le

Nord accueillent les fantômes de migrants sans papiers.

Écouter les infos, c'est relativiser... De quoi se plaindrait

Maud ? Elle ne se plaignait pas.

Seulement, ce matin, elle a filé à 70 km/h vers

l'eau bleue de la baie du Mont, d'où le soleil breton

émergeait dans une brume tendre... et Titine, sa

deudeuche verte, la fidèle, l’inusable, sa chère Titine

couverte d'autocollants antinucléaires et de merdes

d’oiseaux, au bord de la falaise a calé.

Un coup d'œil au tableau de bord : le réservoir est

vide ! Maud songe à attraper son bidon de secours, mais

déjà des gens courent vers elle, et ça sent les

embrouilles...

Adieu destin tragique ! Elle s'était dessiné une fin

somptueuse. Elle se voyait Moreau, se rêvait Sarandon...

Raté. Faut croire qu'elle a encore des choses à vivre !

Alors, Maud éclate de rire. Elle rit, elle rit, elle

rit, elle rit. Elle rit, elle rit, ses hoquets se confondent

avec les grincements des vieux ressorts des sièges et les

trépidations de la suspension chaotique. Elle rit, elle rit

encore. Et Maud s'envole en roue libre vers la mort.

  • J'ai adoré cette nouvelle étiquetée "Comique" mais qui ne l'est que par la dérision si bien montrée, seule façon si souvent de prendre la vie qui vous est imposée ... Bravo et merci :-)

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Manegeenchante06 orig

    polluxlesiak

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