La prairie des Asphodèles
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Elle était allongée par terre, parfaitement immobile, les bras et les jambes alignés, le teint pâle et les yeux ouverts sur de beaux iris verts. Pas de clignement d'œil. Pas de poitrine qui monte et qui redescend. Il la regardait, plongeant ses pupilles dans les siennes, plus amoureux que jamais. Elle était belle, de cette beauté dissimulée sous quelques traits imparfaits. Et elle était à lui. Il ne la lâchait pas des yeux, même s'il savait qu'à présent il aurait l'éternité devant lui pour l'observer, elle ne pourrait plus partir. Malgré ses paupières grandes ouvertes, elle paraissait sereine... Il ne manquait qu'un sourire à son expression. Il se pencha au-dessus d'elle et joignit ses lèvres aux siennes, délicatement, craignant sans doute de la briser ou d'abîmer quoique ce soit sur son doux visage. Elle était là et il devait tout faire pour la garder encore un peu près de lui. Ou peut-être plus qu'un peu. En fait, il la garderait pour toujours, jusqu'à son propre décès.
¤ ¤ ¤
La nuit fut bien trop courte à son goût. Il ne sut pas combien de temps s'était écoulé avant qu'un paysage n'apparaisse devant lui. La nuit est bien curieuse, le sommeil encore plus, tellement le temps y est déformé et sa notion impossible à saisir. Il se trouvait devant un champ immense, rempli de fleurs blanches, seulement de ces fleurs. Nul vent n'y soufflait, nul mouvement jusqu'à son horizon ne s'esquissait. Ses pas ne produisaient aucun bruit et semblaient sans conséquences sur la végétation qui s'étendait à ses pieds. Il avançait, découvrant ce nouveau monde comme un enfant, l'innocence en moins. Soudain, une brise effleura son oreille, provoquant un frisson tout le long de son corps. Elle apparut alors devant lui. Seulement cette fois-ci ce ne fut pas son charme qui le frappa, mais plutôt sa transparence. Il distinguait à travers sa silhouette de fantôme le ciel qui était d'un bleu azur immaculé.
« Aglaé ?
- Chut. »
Elle s'éloigna, ne laissant glisser aucun autre son entre ses lèvres durant de longues minutes, cultivant le mystère. Il pouvait attendre. Il voulait bien attendre toute la nuit, ou toute sa vie, pour elle. Puis une heure du temps de ce monde s'écoula, ou peut-être deux. Il la suivait, incapable de la quitter des yeux. Pourquoi s'en allait-elle ? D'ailleurs, où comptait-elle aller ? Le paysage ne changeait guère de kilomètre en kilomètre. Ses pieds commençaient à le faire souffrir, alors qu'elle semblait pouvoir encore continuer des jours durant. Elle l'emmenait sans doute dans un endroit secret... Il rouvrit la bouche, prononça à nouveau ce prénom aux syllabes si précieuses.
« Aglaé ?
- Je dois partir. »
Elle s'arrêta, enfin, se retourna. Elle avait répondu sèchement. Elle ne souriait pas comme autrefois. Au contraire, son expression ne révélait que de la colère et de l'incompréhension, mais lui ne semblait pas le voir tant il était absorbé par ses propres désirs et pensées.
« Tu dois me laisser partir, Alecto. Je... »
¤ ¤ ¤
Un son suffit à le réveiller. Fichu métro !
Tandis qu'il se maudissait d'avoir le sommeil si léger, le corps était toujours étendu à même le sol, ne semblant vouloir faire aucun de ces mouvements dont le jeune homme rêvait. Le sang avait cessé de couler quelques heures auparavant, entachant la pièce, mais la couleur de sa moquette lui importait peu. Il devait la faire revenir, à tout prix, il existait forcément un moyen et il était prêt à tout pour y parvenir. Il essaya de se lever, mais un vertige le prit et le fit retomber sur son lit aussitôt. Il ferma les yeux, toujours aussi épuisé, et sombra à nouveau dans les bras de Morphée.
¤ ¤ ¤
À nouveau le paysage se forma devant lui comme une vitre embuée dont la condensation s'en irait peu à peu. La prairie était toujours vide, tout comme les yeux d'Aglaé qui était apparue devant lui après seulement quelques secondes. Elle semblait triste et cette fois-ci il le souligna. Pourtant ils étaient là, tous les deux, réunis. Pourquoi avait-elle ce regard ? Elle aurait dû être souriante, comme elle l'était il y a encore quelques jours.
« Je suis morte. Tu es vivant. Nous ne sommes pas du même monde, dit-elle d'une voix glaciale, devinant ses pensées. Tu ne peux pas continuer à me retenir ainsi. »
Comme pour lui prouver ses paroles, elle approcha sa main droite de la sienne et la traversa, ne lui procurant pas la chaleur qu'il espérait, mais plutôt davantage de froideur. Cela ne l'arrêta pas, il refusait d'y croire. Elle était bien là, face à lui. Pourquoi paraissait-elle si loin ?
« Tu dois me laisser partir, reprit-elle.
- Jamais. »
La défunte sembla soupirer, bien que cela ne produisit aucun effet sur l'air autour d'eux, si seulement l'endroit où ils étaient était bien composé d'air. Ils se regardèrent un long moment, tout deux suppliant l'autre en pensées, l'un pour qu'elle reste et l'autre pour qu'il la laisse partir. Absorbé par sa rêverie, c'était bien le cas de le dire, il ne remarqua pas qu'un changement venait de s'opérer dans le ciel, qui avait viré au gris foncé. Une goutte lui tomba sur le bout du nez, puis deux... Enfin, c'est sans prévenir que du ciel déferla une pluie diluvienne.
« Viens Aglaé, je vais te ramener chez nous, à l'abri.
- Je ne peux pas sortir d'ici.
- Ne dis pas de bêtises.
- Je ne peux pas. »
Il ne sut comment déchiffrer l'expression que venait de prendre son visage, ou du moins, qu'il venait de remarquer. Les sourcils très légèrement froncés, les yeux presque noirs... Son regard semblait impassible mais transmettait pourtant beaucoup. Était-ce de la tristesse ou de la haine ? Cela semblait être un mélange des deux. Qu'avait-il fait pour mériter de la haine de sa part ? Certes, il n'avait pas été parfait, loin de là, mais il avait toujours tout fait par amour pour elle. Il sentit le paysage se décomposer et la vit s'éloigner alors qu'elle ne bougeait pas d'un poil. Ce fut comme une aspiration...
¤ ¤ ¤
Il se réveilla, une seconde fois, et la première chose qu'il fit sans attendre fut de regarder sa bien-aimée, toujours allongée au sol et inerte. Oui, il avait dû rêver : jamais elle ne lui aurait jeté un regard si haineux, elle devait seulement avoir été froissée par cette intempérie imprévue qui les avait visiblement séparés. Il soupira. Elle disait qu'elle ne pouvait pas sortir de là-bas... Elle avait toujours été têtue et longtemps insaisissable. Il sourit et parla au corps.
« Tu restes fidèle à toi-même, hein ? Mais ne t'en fais pas, je te ramènerai mon Amour. Rien ni personne ne peut nous séparer. »
Seulement parce qu'il l'imaginait et le souhaitait, il vit un sourire s'étaler sur la bouche du corps qui gisait là et lui retourna, à nouveau.
Pendant plusieurs nuits il ne put pénétrer dans la Prairie des Asphodèles. C'était comme si celle-ci refusait d'ouvrir la porte à son esprit, il restait bloqué dans ses cauchemars, n'ayant plus que le jour pour observer celle qu'il aimait. Ses paroles lui manquaient, même si elle ne disait pas grand-chose quand il était là-bas, même si elle ne faisait que répéter qu'il devait la laisser partir. La tristesse et la mélancolie s'emparèrent bien vite de son corps tout entier, ne lui laissant bientôt pour seule nourriture que son désespoir. Il sortit alors une photographie d'un tiroir qui eut bien du mal à s'ouvrir. Elle était là, en moins pâle. Il caressa du bout du doigt le visage aplati par le polaroïd, effleura ses lèvres, frôla ses cheveux. Il lui parlait, lui disait des mots doux, lui racontait la vie, sa vie et celle qu'ils allaient avoir quand il l'aurait fait revenir. Il sentit alors une goutte d'eau sur l'image et retira son doigt aussitôt ; elle pleurait. La photographie pleurait, faisant disparaître peu à peu le visage. Alecto s'affola. C'était la seule qu'il lui restait, la seule image d'elle, avec le corps.
Alors que seule la bouche restait, celle-ci forma à nouveau ces mots ;
« Tu dois me laisser partir. »
Bien sûr, le jeune homme préféra y lire « je t'aime », ou toute autre chose plus réconfortante. Malgré son esprit quelque peu tordu il prit tout de même peur : une photographie pouvait-elle pleurer ? Il balança le cliché dans la pièce et s'assit sur son lit, la tête entre les mains. Tremblant. Il réfléchissait. Il pensait. À elle, naturellement. Un peu à eux, aussi. Peut-être tentait-il de communiquer avec elle...
Un bruit cassa alors le silence qui régnait dans l'appartement depuis maintenant plusieurs jours. Un coup de téléphone. Qui pouvait bien l'appeler ? Il se leva, flegmatique, presque indifférent, et attrapa le combiné. Il ne prononça mot, écoutant le grésillement en fond sonore. Puis, la femme à l'autre bout du fil se décida à parler.
« Aglaé ? C'est toi Aglaé ? »
L'homme ne répondit pas. Ce devait être sa sœur, cette petite idiote qui avait essayé à maintes reprises de La tenir éloignée de lui. Elle avait failli l'écouter, une fois. Depuis le début ils se détestaient, depuis la première fois qu'il s'étaient vus.
« Aglaé réponds-moi, je suis très inquiète, chuchota-t-elle, comme pour éviter qu'on l'entende.
- C'est moi, déclara Alecto d'une voix glaciale.
- A... Alecto ? Où est-elle ? dit-elle en refoulant déjà quelques sanglots.
- Elle est absente, elle est...
- Qu'est-ce que tu lui as fait ? »
Lassé de cette conversation, il raccrocha. Le téléphone sonna plusieurs fois dans les minutes qui suivirent et il finit par le débrancher. À nouveau le calme s'installa. Alecto retourna sur son lit, toujours face au corps. Comment devait-il s'y prendre pour la ramener ? Et pourquoi ne la voyait-il plus lorsqu'il s'endormait ? Peut-être avait-il fait quelque chose qu'il ne fallait pas. Peut-être qu'elle lui en voulait et refusait donc de le voir.
¤ ¤ ¤
Il ferma les yeux, fronça les sourcils. Il tentait de se rendormir. Le sommeil vint et, enfin, le paysage réapparu sous ses yeux clos. Mais ce n'était pas comme les fois précédentes. Les asphodèles étaient là, sa fiancée aussi. Seulement, lui, ne pouvait faire aucun geste et ne prononcer aucune parole. Seule la jeune femme avait le contrôle. Elle le fixait, de ses yeux vides, et finit par prendre la parole.
« Elle sait ce que tu m'as fait. »
C'était par amour, cria-t-il en pensées.
« Tu ne peux pas m'enfermer dans ton esprit Alecto. Je ne suis pas de ton monde et tu n'es pas de celui-ci. »
Devant le regard impassible d'Alecto, qui semblait ne vouloir jamais renoncer, elle haussa le ton.
« De toute façon, quelqu'un va découvrir le corps. Tu n'auras plus aucun contact avec moi. »
¤ ¤ ¤
Quelqu'un va découvrir le corps. Il n'y avait pas pensé. Cette dernière conversation, si on pouvait appeler ça une conversation, l'avait éclairé. Elle avait confirmé ce qu'il pensait : le corps était la clé. Tant qu'il était là, elle était là. Il se leva, un peu nerveux, et commença à tourner autour du cadavre en se frottant le menton. « Je ne suis pas de ton monde et tu n'es pas de celui-ci » avait-elle dit. Et si... ?
Trois coups frappés à la porte le sortirent brusquement de ses délibérations. Ce devait être sa pimbêche de sœur, il n'avait qu'à faire comme s'il était absent, elle finirait par s'en aller.
« Il y a une drôle d'odeur par ici, déclara une voix d'homme.
- Moi qui pensait avoir une journée de boulot tranquille... Ca doit être qu'un vieux de toute façon, avec ce froid.
- Bon... Il y a quelqu'un ? reprit le premier policier en haussant la voix. Ouvrez ! »
Alecto fixait la porte. Il paraissait calme, mais bouillonnait certainement de l'intérieur, il était piégé. On allait lui enlever sa petite Aglaé et l'accuser de son meurtre, alors que tout était parti d'un bon sentiment. Il se moquait bien de terminer en prison, tout ce qui comptait c'était qu'elle soit là, or ça n'allait plus être le cas. Il se pencha sur elle, commença à lui caresser les cheveux et murmura :
« J'arrive. »
Le jeune homme se releva et se dirigea vers la fenêtre. Au moment où les policiers enfoncèrent la porte et découvrirent le corps, Alecto, lui, se laissa tomber par la fenêtre, ayant tout juste le temps de voir les visages stupéfaits des deux hommes. Fier de lui. Il avait la solution.
La chute fut longue. En fait, il ne sut jamais à quel moment il avait touché le sol. Peut-être n'avait-il jamais atterrit. Peut-être que son esprit était bien trop « là-haut » pour que son corps ne puisse toucher le sol. Il eut tout de même le temps de voir le visage de sa fiancée défiler, seulement son visage, aucune autre image de sa vie ne lui revint. Selon lui, ce n'était pas vers la mort qu'il se dirigeait, mais vers les retrouvailles avec sa chère et tendre, ce qui ne pouvait que le rendre euphorique. Il dessina ce fameux paysage dans son esprit, esquissa chaque fleur d'asphodèle, fit une ébauche du ciel. Et, bien sûr, sa magnifique promise était là. Il rouvrit alors les yeux. Mais devant, tout était noir. Néant. Il avait commis un crime, il ne pouvait pas rejoindre la Prairie des Asphodèles. Il errerait ici.